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Techniques de reproduction photomécaniques et médias ; artistes et historiens de l’art

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 120-125)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.6 Transformations de la notion de style

2.6.1 Techniques de reproduction photomécaniques et médias ; artistes et historiens de l’art

Le style et son interprétation connaissent vers la fin du 19e siècle et dans les premières décennies du 20e siècle un ensemble de transformations décisives, attribuables à des effets économiques, institutionnels et surtout techniques. Ces transformations ont pour conséquence la multiplication effective des formes du style et un plus grand nombre de modes d’accessibilité à ces formes. Ceci, on doit le noter au passage, est vrai du monde artistique, mais aussi des formes du style dans la société en général. En particulier, c’est le développement des techniques de reproduction photomécanique et des moyens de communication, avec la deuxième vague de la révolution industrielle dans la seconde moitié du 19e siècle, qui a accéléré cette transformation. L’explosion actuelle des réseaux de communication médiatiques et ses effets sur les industries contemporaines du style doivent être replacés dans la continuité de cette évolution technique et du tournant imprimé il y a plus d’un siècle par son effet. À cette époque, le développement de l’industrie et des techniques de représentation commence déjà à rendre disponible au regard un ensemble d’images et d’objets de plus en plus important, dans des styles variés35. Le « Musée imaginaire » d’André Malraux se constitue rapidement, sur une base de plus en plus large. Ce terme même d’« imaginaire », à le lire aujourd’hui, semble préfigurer la constitution des réseaux contemporains de correspondances sémantiques « virtuelles » qui se sont multipliées au cours des vingt dernières années, indépendemment de l’ancrage physique des objets mêmes, dans la sphère médiatique.

L’exposition à un nombre de plus en plus élevé de types de représentations et d’œuvres d’art a eu, entre autres effets, un impact direct sur la relation que pouvaient entretenir les artistes et les historiens de l’art. Douglas Crimp fait même explicitement coïncider le développement de l’histoire de l’art moderne avec

35 Rappelons ici les dates de parution d’un des premiers périodiques ayant publié des reproductions

photographiques d’œuvres d’art : Über Künstler und Kunstwerke, fut dirigé par Hermann Grimm de 1864 à 1867.

l’invention de la photographie et l’avènement du Musée imaginaire (Crimp 1981). Dans le même esprit, William Rubin avance le commentaire suivant :

Ce qui est intéressant à considérer, c’est que l’histoire de l’art a à peu près le même âge que l’art moderne […] Il y a un rapport entre les débuts de l’histoire de l’art et les débuts de l’art moderne, même si ces historiens d’art, à quelques exceptions près, n’aimaient pas l’art de leur temps. L’art moderne et l’histoire de l’art sont liés en ce sens qu’ils partagent la même dimension réflexive. (Rubin 1990 : 35)

Que signifient ces propositions ? Le plein accès à l’art, ou disons du moins la possibilité d’une navigation systématique et étendue de ses champs, demeure jusqu’à la moitié du 19e siècle l’apanage des historiens de l’art, des conservateurs de musées, ou encore, dans une moindre mesure, des amateurs collectionneurs et des marchands. Avec les nouvelles techniques de diffusion et de reproduction, et avec la mise en disponibilité du Musée imaginaire, les artistes peuvent à leur tour se confronter à un nombre beaucoup plus élevé de sources visuelles, transformer ces sources au bénéfice de leur production, et surtout effectuer des mises en relation stylistiques qui, jusque là, ne s’effectuaient que dans un contexte analytique et méthodologiques spécialisé, et relativement distinct du champ de la production de l’art. De nouvelles formes d’expérimentation pragmatiques sur le style se développent donc au début du siècle, qui n’ont plus rien à voir avec l’« histoire du style » telle qu’on pouvait l’enseigner dans les universités ou même dans les musées. Ces expérimentations artistiques engagent un répertoire de formes et d’idées beaucoup plus vaste et varié que tout ce que l’on avait pu mesurer auparavant, et font naturellement fi des structures de classification qui caractérisaient la gestion institutionnelle du savoir théorique sur les objets. On sait à quelles controverses cet art moderne était voué ; l’histoire, d’ailleurs, a le plus souvent fait ressortir l’antagonisme qu’il était amené à devoir surmonter, sa valeur de scandale et sa fonction « progressiste », jouée de chaude lutte dans la mouvance des grandes idéologies du siècle. Nous connaissons également la richesse de ses contributions, dont nous continuons encore aujourd’hui à profiter. Assurément, une telle historiographie pourrait sembler relever d’une simplification quelque peu romantique, si elle opposait de façon forte, par exemple, la figure de l’artiste visionnaire à celle de l’historien de l’art réactionnaire. Sans aller

si loin, Schapiro reconnaissait pourtant que les historiens de l’art devaient à certains artistes modernes d’importants recalibrages théoriques — il pensait plus particulièrement à la manière dont le recours de l’art moderne aux arts dits « primitifs » avait forcé les historiens de l’art à réévaluer ces mêmes formes d’art (Schapiro 1982 : 42)36.

Il est également possible de décrire les choses en les nuançant de la façon suivante : plutôt que de dire uniquement qu’un plus grand accès aux œuvres et à une multiplicité de styles a permis aux artistes d’effectuer une manière de « réforme » pragmatique des anciens travers métaphysiques de l’histoire de l’art, par un ensemble d’expérimentations plus osées, nous pourrions tout aussi bien dire, inversement : pour ces artistes, un plus grand accès aux œuvres et à une multiplicité de styles s’est accompagnée d’un plus grand accès aux informations qui permettent d’interpréter les styles, c’est-à-dire au discours et à la réflexion sur l’art. Ainsi, si l’on entend parfois que l’historien de l’art « moderne » est celui qui, sous l’égide de la modernité, a développé une méfiance toute artistique vis-à-vis de la rigidité des structures méthodologiques qui étaient les siennes, il faudrait s’assurer de faire valoir, inversement, que l’artiste « moderne » est celui qui, sous l’égide de cette même modernité, a à son tour intégré, ne serait-ce que de façon synthétique et intuitive, des

36 Les registres artistiques sur lesquels va porter la réflexion moderne sur le style vont s’élargir jusqu’à

comprendre non seulement les artefacts ou les arts mineurs, ce qui était déjà le cas à l’époque de Riegl, mais cette fois « tous les arts du monde, même les dessins d’enfants ou de malades mentaux […] Ce changement radical d’attitude dépend en partie de l’évolution des styles modernes […] » (Schapiro 1982 : 43). Sur l’importance du processus de comparaison entre les œuvres, voir Schapiro 1982 : 40- 41. En ce qui concerne la modification de la méthode historique — et plus particulièrement l’assouplissement de ses inflexions positivistes — en tant qu’elle résulte de l’influence d’artistes modernes, Didi-Huberman rappelle en outre que, par exemple, « les genres de montages

anachroniques introduits par Marcel Proust ou James Joyce auront peut-être — à son insu — enrichi

l’histoire de cet « élément d’omnitemporalité » dont a bien parlé Éric Auerbach, et que suppose une phénoménologie non-triviale du temps humain, une phénoménologie d’abord attentive aux processus, individuels et collectifs, de la mémoire » (Didi-Huberman 2000 : 39) ; voir aussi ses commentaires sur la lecture de Fra Angelico à la lumière des œuvres de Jackson Pollock, dans le même chapitre, qui soulève la question d’une « heuristique de l’anachronisme » (Didi-Huberman 2000 : 21). Plus loin, à nouveau : « Impossible de comprendre l’histoire de la culture telle que Benjamin la pratiquait sans y impliquer — d’une façon qu’il faudra interroger sur ses effets anachroniques de connaissance — l’actualité de Proust, de Kafka, de Brecht ; mais aussi du surréalisme et du cinéma. Impossible de comprendre les combats critiques de Carl Einstein sur le terrain même de l’histoire sans l’actualité de Joyce et du cubisme, de Musil, de Karl Kraus ou du cinéma de Jean Renoir. » (Didi-Huberman 2000 : 51)

processus de gestion de l’information et de recherche, et un patrimoine d’interrogations conceptuelles propres à l’histoire de l’art. Ce mouvement est devenu très visible dans le champ de l’art contemporain, où la recherche et l’archive jouent désormais un rôle central dans bon nombre de propositions.

Ainsi, la conséquence inévitable de la multiplication exponentielle et encore actuelle des sources visuelles, celle qui doit du moins retenir ici notre attention, a-t- elle été la multiplication proportionnelle des modalités de comparaison entre ces sources : tous pouvaient voir davantage d’œuvres, la qualité des reproductions et de l’analyse progressait de manière constante et un nouveau champ d’expérimentation se rendait disponible pour les artistes et les historiens (Kroeber 1970)37. Cette dynamique joue un rôle important dans le développement de l’hétérogénéité stylistique, qui est précisément fondée sur une mise en comparaison de styles différents et une stimulation des effets que font naître ces différences. Et de fait, l’hétérogénéité stylistique dans sa forme moderne a fait naître au sein de corpus individuels le même type d’oppositions dialectiques qui se sont dessinées entre les écoles artistiques qui s’opposaient au début du 20e siècle.

Pourtant, comme nous l’avons évoqué, au début de la modernité, plusieurs historiens de l’art ne s’intéressaient pas à l’art de leur temps (Gaethgens 1990 ; Recht 1994). Gaetghens et Recht se sont tous deux penchés sur les positions esthétiques d’une série de figures marquantes de l’histoire de l’art aux 19e et 20e siècles (Riegl, Wölfflin, Meier-Graefe, Warburg, Panofsky) vis-à-vis de l’art qui leur était contemporain. Ils ont ainsi fait ressortir une attitude répandue chez les historiens de l’art universitaires de l’époque, qui consistait — de manière peu surprenante — à déprécier l’art du présent pour ériger celui du passé en norme. Gaetghens et Recht montrent comment les préférences esthétiques dans une série de cas particuliers (éloge du classicisme chez Wölfflin et Panofsky, ouverture à l’art contemporain chez

37 Alfred L. Kroeber met ces transformations en relation directe avec l’œuvre de Picasso : « All this

means that there is genuine prospect of the visual arts of the human race henceforth entering into a condition of unresolved coexistence, of eddies and currents within one larger stream, of an uneasy schizoidness foreshadowed by Picasso’s multiple stylistic personality. » (Kroeber 1970 : 133).

Meier-Graefe, Riegl et Warburg) correspondent à un refus pour les premiers — qui trouve le plus souvent son origine dans un sentiment nationaliste — de prendre en compte l’art du présent, et donc la continuité de l’art contemporain avec l’art du passé. Ce faisant, un divorce artificiel est créé entre les périodes historiques, et une inflexion nettement partiale se révèle chez ces auteurs, qui accuse la fermeture du système d’analyse et discrédite sa prétention à l’objectivité. Ainsi, les études de Recht et de Gaetghens confirment le profond arrimage de l’esthétique au politique, et montrent les liens qui peuvent se tisser entre politique et méthode. De fait, il a fallu attendre la seconde moitié du 20e siècle pour que l’histoire de l’art universitaire et l’art contemporain développent un dialogue plus systématique et plus harmonieux — du moins en Amérique du Nord.

On ne sera donc pas surpris de constater que c’est au moment où les artistes et l’histoire de l’art s’ouvrent à des périodes ou à des sujets jusque là exclus de l’ordre de référence canonique — l’art contemporain, les périodes « décadentes » de l’art occidental, l’art des cultures premières et éloignées, l’art « brut », l’artisanat, etc. —, que les conditions de possibilité d’une analyse de l’hétérogénéité stylistique peuvent enfin voir le jour. Cependant, qu’une véritable analyse de l’hétérogénéité stylistique n’ait pas vu le jour au cours du 20e siècle montre bien que, certaines habitudes méthodologiques continuent d’informer la relation qu’entretiennent l’histoire de l’art et l’art contemporain. L’art contemporain, bien entendu, a trouvé sa place dans l’histoire de l’art universitaire, mais cette discipline continue généralement de présenter l’art moderne et contemporain, sauf exception, sous l’angle d’une rupture avec l’art du passé (comme il est supposé, souvent par automatisme, que l’histoire contemporaine de l’art se distingue radicalement de l’histoire de l’art traditionnelle). Cette séparation historique représente peut-être un des derniers écueils menaçant la libre circulation des méthodes qui président respectivement à la production de l’art et à son analyse.

2.6.2 Refonte de la notion de style : conséquences de l’inflexion anthropologique

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