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La critique du style

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 155-159)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.9 La critique du style

On n’élimine pas le style par un fiat. Aussi vaut-il mieux chercher à le définir proprement. Sans le réhabiliter tel qu’il était, composons avec lui et soumettons le à la critique. (Compagnon 1998 : 196)

À partir des années 60, et suite à un processus semblable dans le champ des études littéraires, la notion de style a fait l’objet d’une critique de fond qui récusait les fondements méthodologiques mêmes de l’histoire de l’art. Cette critique, qui n’a fait qu’aller en s’intensifiant au cours des décennies suivantes, a atteint une intensité parfois violente dans laquelle — il semble à présent difficile de l’ignorer — il a pu arriver que s’exprime ce qui ressemble fort à une sorte de ressentiment

67 Ainsi le linguistic turn précédemment évoqué en tant que moteur de la réforme de la notion de style

intervient-il ici à nouveau pour confirmer cette description de l’hétérogénéité stylistique comme afférente à cette réforme, par son insistance sur les relations différentielles entre les styles au sein du corpus : « […] ce que Ferdinand de Saussure nomme […] « l’arbitraire du signe ». Dans l’optique saussurienne, les signes ne sont pas le produit de l’imitation (ils ne ressemblent pas aux choses auxquelles ils réfèrent), mais de la différence. La signification est « oppositionnelle » : un mot ne prend son sens que par la manière dont il s’oppose à tous les autres mots du même langage, par la manière dont il s’en différencie. Pour Saussure, le sens des signes dépend de leur contexte, en premier lieu du contexte formé par le langage même auquel ils appartiennent » (Bois 1999 : 27).

méthodologique « œdipien » visant peut-être, en réalité, les valeurs de l’histoire de l’art traditionnelle davantage que le style lui-même. Plusieurs biais méthodologiques de l’histoire de l’art ont été relevés et déconstruits ; des pans entiers de la discipline ont été renversés, ou relégués à des zones d’ombre, à partir desquelles il est devenu beaucoup plus difficile de deviner en quoi ils pourraient bien encore posséder une quelconque pertinence pour les pratiques actuelles. L’approche iconologique d’un Panofsky, par exemple, qui a longtemps tenu le haut du pavé dans le champ des approches historiques de l’œuvre d’art, a été déposée au profit d’approches moins lourdement déterminées. La nouvelle histoire de l’art, souhaitant se débarrasser de toute conception normative, exclusive et « essentialiste » de l’art — impulsion qui devait principalement entraîner une critique du caractère « ethnocentrique », « bourgeois », et « masculiniste » de l’art canonique et de son interprétation — s’est naturellement attaquée au style, symbole de la violence des découpes stylistiques et des normes qui leur étaient associées. Que le formalisme parût occulter la dimension anthropologique de l’art — et le style devenait la victime de son ancienne association aux divers systèmes formels, symboles d’une autonomie coupable de l’art. Que le subjectivisme et le fétichisme de la figure de l’artiste fussent mis en cause — là encore le style était emporté, avec son corollaire de circonstances, la biographie « héroïque » — car, là au contraire, « le style est l’homme même » (Buffon). Chaque mouvement visant une école de pensée donnée et ses valeurs implicites pouvait se fonder sur la légitimité de sa critique pour disposer du style en tant qu’outil — en toute logique, car il est bien connu que les outils dictent l’utilisation qu’on en fait… Jamais on avait vu, dans la profession, un terme accumuler autant de mauvaises « fréquentations » et se transformer, comme par génération spontanée, en « corps de valeurs » : de fait, le style incarnait toute la violence et la partialité des anciens discours. Jusqu’à tout récemment, si l’utilisation du terme de « style » pour décrire l’art du passé était encore acceptée, il était inconcevable — du moins dans le milieu universitaire — de songer même à l’utiliser pour analyser l’art actuel — dont il était compris qu’il se situait naturellement, en quelque sorte « par delà » le style. Aucune coïncidence si la peinture connaissait à cette époque, dans les milieux académiques, un sort semblable. Symptomatiquement — on le notera au passage —, aucune

« mort », plus que la « mort du style », la « mort de la peinture » ou la « mort de l’auteur » n’a donné lieu à des descriptions aussi riches en plaisirs et en violences subtiles, mêlées de soulagement et de juste solennité. Le style était coupable « par association », et donc structurellement, par définition — a priori68.

Malgré ces critiques, l’histoire de l’art n’a pas réussi à se débarrasser entièrement du concept de style, bien que l’on ait même songé à utiliser simplement d’autres termes, pour désigner le même phénomène — comme ceux, par exemple, d’« idéologie imagée » (Hadjinicolaou 1978) ou de « mode historique » (Alpers 1979). La discipline continuait d’avoir besoin du même outil pour effectuer ses lectures historiques. Dans La notion de style, Schapiro a fait ressortir une caractéristique essentielle du style — intrinsèquement liée à la pratique de l’histoire de l’art —, qui explique le recours fréquent que font d’autres disciplines (comme l’archéologie) à cette notion : le style produit un « trait symptomatique » servant à « localiser et dater l’œuvre » (Schapiro 1982 : 35). Cette caractéristique est absolument irréductible et à elle seule suffit à invalider l’idée de la caducité de la notion de style. Cette notion fait du style le seul marqueur identitaire synthétique dont nous disposions. Et c’est d’ailleurs précisément la définition qui en a été retenue par la philosophie analytique : le style comme outil conceptuel doit se borner à représenter sa fonction de « signature » : « style consists of those features of the

68 Ici, dans un exemple assez caractéristique, la mort n’a pas été assez « sanglante » : « The history of

art is no longer the history of styles. The notion of style, which once seemed to define the discipline, has loosened its grasp on our thoughts about art; many of the most powerful minds of the field have subjected it to critique; it is not adequate to our thinking about visual form and representation today. Style has obviously been a terminal case for some time, so much so, in fact, that the rethinking of the discipline over the last few decades did not submit the category to the full force of its critical wrath. Yet the death of this concept seems so strangely slow and bloodless, so nearly invisible, that one hesitates to write its obituary and lay it to rest : it has not been adequately historicized, its discursive contours have not been drawn with any precision, and its eclipse has yet to be charted. It is to such an historicization that I would like to contribute here […] My argument is that the categories of art history have always been central to thinking about mass culture in Germany, from the rise of Kulturkritik to the Frankfurt school; and that the crisis of culture accompanying the development of a modern consumer market was, in turn, inscribed within the analytical tools of the academic history of art » (Schwartz 1999 : 3-4; nous soulignons). L’auteur poursuit avec une critique de la notion de style

au tournant du siècle qui, bien entendu, ne parvient qu’à mettre en cause, et fort justement en ce qui concerne l’histoire de l’art, l’utilisation qui en était faite alors — ce qui ne suffit évidemment pas à rendre caduque la notion de style en général. Du reste, en opposant « style » et « mode », l’auteur ne semble pas saisir que la notion de « mode » ne saurait fonctionner si la notion de style ne continuait pas de la sous-tendre structurellement.

symbolic functioning of the work that are characteristic of author, period, place, or school » (Goodman 1975 : 808). Son utilisation doit se dispenser de la question de savoir ce qu’il traduit (son « sens », dont la quête est qualifiée par Gombrich de « diagnostique ») ou ce qu’il devrait supposément être et faire (prescription critique que le même auteur qualifie de « pharmacologique ») (Gombrich 1999). Tant qu’il y aura des formes de langage humain, il semble donc inévitable qu’il y ait du style, puisqu’il y aura nécessairement de la spécificité historique, une volonté d’identification de cette spécificité, et une nécessité de communiquer autour d’elle, c’est-à-dire de faire référence à cette spécificité pour produire du sens.

Réduire le concept de style à cette définition première lui confère une souplesse qui est liée à un impératif : celui de faire et de refaire constamment les catégories stylistiques, selon l’angle d’approche que nécessite l’étude de questions particulières — plutôt que de figer ces catégories de manière définitive, pour les soumettre par exemple à des essentialismes historiques généraux ou pour leur attribuer une valeur d’exemple pour la création. Une fois cette prémisse intégrée, il devient évident que l’hétérogénéité stylistique apparaît comme une pratique épistémologique qui, tout en agissant sur le plan stylistique, plutôt que de mimer un retrait stratégique de ce champ de praxis, constitue bien, encore une fois, une critique de facto de la notion de style : car chaque « style », socialement déterminé, représente nécessairement, jusqu’à un certain point, une barrière phénoménologique — c’est la condition sine qua non du degré d’ouverture et de profondeur de l’accès au monde donné qu’il propose ; l’hétérogénéité stylistique implique bien sûr, en contrepartie, un questionnement de ces déterminismes et des valeurs qui les sous-tendent (voir 2.8- 2.10). Mais, comme on le voit, le rapport entre « style » et « hétérogénéité stylistique » ne saurait en aucun cas être perçu sous la forme d’une opposition primaire — car l’hétérogénéité stylistique dépend d’une connaissance subjective du style et le style traîne nécessairement dans son sillage un quotient d’intensité qui est inévitablement mis en relation avec des notions d’homogénéité et d’hétérogénéité.

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