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Langue et langage comme modèles de référence

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 147-152)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.7 Langue et langage comme modèles de référence

Bien qu’il soit impossible de cerner un ensemble restreint de causes ou un moment précis à partir duquel l’histoire de l’art, héritière de l’esthétique, se serait départie de ses fonctions normatives, nous avons suggéré à plusieurs reprises de voir le signe d’un tournant décisif dans l’intérêt que la discipline commence à porter à l’anthropologie au tournant du siècle. Nous avons supposé qu’avec ce tournant anthropologique, la réflexion sur l’art se soit progressivement mise en position d’aborder l’hétérogénéité stylistique — bien que la prescription d’homogénéité stylistique fût probablement, en réalité, devenue effectivement caduque en amont, sous l’effet de l’effondrement des corpus esthétiques homogènes du point de vue du style.

En ce qui concerne ces transformations, il faut mentionner un autre champ de référence, dont l’influence sur la conceptualisation de la notion de style dans les arts visuels est encore plus ancienne. Il s’agit de la constellation des pratiques et des savoirs qui ont entouré, depuis l’Antiquité, l’art oratoire et littéraire, puis, à partir du

59 « Great changes do not happen overnight. If this one does, it will take time and happen gradually.

Also, there is no reason to believe that every artist will be driven to eclecticize or learn to juggle. The majority will quite likely continue successfully to cultivate one manner in which they were born or educated, or which they have chosen as the one most compatible to their personal skills and likings, leaving the comparison and wider contrastive activity to the art as a whole, or to those personalities in it that are irresistibly attracted by the severalty of its sides. » (Kroeber 1970 : 133)

18e siècle, l’étude de la langue. Cette seconde influence, qui d’un certain point de vue est méthodologiquement liée à la première, a aussi contribué, ultimement, à impulser un « refroidissement » de l’analyse de l’art, orientant les efforts des chercheurs vers la question du fonctionnement structurel de l’art en tant que langage. Ceci pouvait seulement, d’une certaine manière, favoriser l’étude de l’hétérogénéité stylistique, dans la mesure où cet intérêt pour le fonctionnement du langage a eu tendance à faire disparaître les anciens jugement de valeur qui portaient sur les œuvres, pour tenter de faire plutôt ressortir les phénomènes de cohérence et d’incohérence identifiables au niveau de l’énonciation et de la perception. L’histoire des liens entre l’étude du langage et les arts visuels est longue, et constitue un terrain d’étude qui a suscité beaucoup d’intérêt. Avant de noter quelques moments importants de cette histoire, et de décrire ses liens avec l’hétérogénéité stylistique, il importe cependant de rappeler que cette histoire et ces liens sont tributaires d’un ensemble de limites plus vaste, qui concernent toute tentative d’arrimer le fonctionnement du langage parlé ou écrit à celui de ses diverses formes dans les arts visuels.

Pendant la Renaissance, comme nous l’avons vu, l’art oratoire et la littérature avaient été le lieu d’emprunt des structures et des valeurs liées à l’usage du style dans les arts visuels. Puisant à la littérature des manières un ensemble de critères esthétiques, Vasari importait simultanément dans le champ naissant de la réflexion sur l’art une morphologie du discours, une manière d’analyser le style pour décrire et évaluer le mode d’existence de ces qualités. Bien entendu, malgré qu’il eût recours à la littérature, Vasari n’avait pas encore développé de liens conceptuels systémiques entre la structure de la langue parlée et écrite et celle du langage visuel. Chez Winckelmann en contrepartie, le recours aux théories littéraires et linguistiques est plus affirmé — bien qu’il ne s’en réclame pas de manière véritablement explicite pour fonder son approche méthodologique. Cependant, son héritage va être déterminant pour ce qui est des jugements portés sur la question de l’hétérogénéité dans le style. Winckelmann s’opposait en effet aux auteurs des traités sur la rhétorique de l’Antiquité, qui concevaient depuis Aristote deux modes d’écritures possibles au terme de l’évolution linguistique : l’un dans lequel les parties

étaient liées en un tout, fondues dans un seul style homogène, et l’autre dans lequel elles étaient perceptibles dans leur hétérogénéité, empruntant à divers registres stylistiques. Dans le second cas, l’orateur était libre, au terme du processus historique, de puiser à volonté dans le vaste répertoire des formes mises en place précédemment (Potts 1994 : 101).

Or Winckelmann croyait qu’il existait une sorte de « déterminisme » stylistique interdisant aux artistes de se situer simultanément dans une multiplicité de « paradigmes » esthétiques60. Contrairement, donc, à ce qui est suggéré dans la tradition rhétorique de l’antiquité, dont il connaissait certainement les traités d’étude littéraire, Winckelmann pose à partir de l’art grec l’impossibilité, pour tout artiste, de choisir parmi plusieurs registres stylistiques celui qui se prête le mieux aux circonstances et au type de travail auquel il s’adonne — et même de varier les registres au sein même de l’œuvre qu’il est en train d’élaborer (Potts 1994 : 73, 95, 98, 101). Et, comme Vasari l’avait fait à propos du talent individuel, c’est cette fois au style d’époque que l’artiste se doit d’être fidèle, sous peine de se voir entraîné à l’échec. Cette position se révèlera particulièrement influente — réapparaissant notamment dans le célèbre credo wölfflinien : « tout n’est pas possible en tout temps » (Potts 1994 : 102).

La conception de l’évolution du style popularisée par les traités sur la rhétorique antique, à laquelle Winckelmann était opposé, peut être rapprochée d’une conception très répandue au 18e siècle concernant le développement du langage. On supposait alors que tout langage en devenir connaissait deux stades de développement. Au cours du premier stade, caractérisé par une certaine fragmentation, la signification s’articule à la description objective de la réalité. Le second stade marque une unification structurelle : les phénomènes esthétiques se développent, avec une préoccupation pour l’agencement des parties. La connaissance

60 « This promised a new fusion of stylistic analysis and history which was to remain both deeply

alluring and highly problematic for subsequent generations of art historians. It also represented a new notion of style as a definition of the empirical limits within which any artistic performance, of its very nature, had to operate, limits inherent in the material operations of a particular language of representation, which were not subject to conscious control. » (Potts 1994 : 101)

se formalise donc au tout début de la genèse linguistique et les développements ultérieurs visent à enrichir la communication : le style y sert à transmettre la connaissance avec davantage d’effet et à accroître la persuasion et le plaisir du langage (Potts 1994 : 102 ; Potts 1991 : 22-23). Le schéma d’évolution du style de Winckelmann est directement calqué sur cette idée du passage de l’utile au beau au superflu, hérité de l’histoire des langues.

En ce qui concerne le recours aux théories sur le langage, les travaux de Wölfflin ne s’avancent pas beaucoup plus loin que ceux de Winckelmann. Cependant, du point de vue de la conceptualisation des transformations internes de l’art, Wölfflin a systématisé son modèle d’une manière qui dénote encore l’influence de ces théories — bien qu’il faille également mentionner le rôle déterminant joué par la montée en popularité du positivisme au 19e siècle61. Donald Preziosi rapporte notamment l’existence d’une conception courante à l’époque de Wölfflin selon laquelle l’évolution des langues s’effectuerait sur la base de transformations structurelles prédéterminées, plutôt que sous l’effet d’influences culturelles et géographiques (Preziosi 1998 : 113). Stephen Melville signale, d’autre part, que « [Wölfflin’s] five founding polarities introduce a recognizable linguistic model for art history, surprisingly close to Saussure’s » (Melville 1990 : 10). L’hypothèse d’une influence de la linguistique sur la pensée de Wölfflin est d’autant plus vraisemblable que le père du célèbre historien de l’art était lui-même un spécialiste de la linguistique et de l’histoire des langues (Preziosi 1998 : 113). Pour Joan Hart, cette centralité souterraine du modèle linguistique chez Wölfflin préfigure les modèles analytiques plus récents62.

61 « A l’aide de ces concepts (les Grundbegriffe), [Wölfflin] pense pouvoir appréhender une couche

inférieure des formes qui seraient en elles-mêmes inexpressives et appartiendraient à un développement purement optique. On a eu raison de voir dans cette attitude les effets du positivisme dont Wölfflin a été particulièrement imprégné. Ce positivisme qui lui fut transmis sans doute par la lecture de Henry Thomas Buckle et celle du philologue August Böckh, mais avant tout par son propre père, également philologue, Eduard Wölfflin. » (Recht 1995 : 42)

62 « Les interprétations actuelles en histoire de l’art insistent davantage sur le langage de l’art : c’est

une démarche dont Wölfflin a été l’initiateur. Pour lui, l’art est une forme de langage, que les signes s’y conforment ou non; s’ils s’y conforment, le style est classique et, dans le cas contraire, le style est baroque. » (Hart 1995 : 91)

Dans un même ordre d’idées, Sauerländer rappelle que deux contemporains de Wölfflin, Benedetto Croce et Julius von Schlosser avaient explicitement proposé que l’histoire de l’art, contrairement à l’étude des styles individuels, soient généralement et « simplement considérée comme une histoire des langues » (Sauerländer 1983 : 258-259)63. Au 18e siècle déjà, comme nous l’avons vu, Johann Gottfried Herder fait relever pour sa part que, pour tout son immense mérite, le « système historique » de Winckelmann possède au final une inflexion excessivement « critique ». Or l’impulsion scientifique et typologique que Herder souhaite voir donnée à l’étude de l’art est précisément celle qui préside à l’étude des textes : « Dans les travaux scientifiques, la critique a commencé quand on a appris à distinguer chez les Anciens entre l’authentique et l’inauthentique et qu’on a cherché à reconstituer les versions originales des textes. Pour de multiples raisons, les arts n’ont pas encore bénéficié de cet avantage […] » (Herder 1993 : 33, 34, 41)64. C’est également, selon Herder, ce rapport des formes visuelles aux langues et aux divers contextes culturels dans lesquels elles déploient leur particularités structurelles qui rend problématique le très critiqué Essai sur l’allégorie de Winckelmann65.

Dans la seconde moitié du 20e siècle, les références à l’étude de la langue comme modèle épistémologique se sont multipliées, que ce soit dans les travaux de

63 « La thèse de Croce est diamétralement opposée à ce que certains ont appelé l’interprétation

impersonnelle du mouvement de l’histoire ; pour Croce, seules les personnalités historiques possèdent une réalité […] Pour Croce, il n’y a pas véritablement d’histoire de l’art mais seulement une histoire des artistes. Le reste est une histoire du langage artistique, des traditions, de la transmission des conventions artistiques. En définitive, Schlosser faisait une distinction entre l’histoire du style et l’histoire du langage artistique par analogie avec la distinction entre l’histoire de la littérature et celle du langage ; l’un étant le royaume de la vraie création artistique, l’autre celui de l’héritage le plus passif, du processus d’accumulation successive de formules, types conventionnels et modèles. » (Pächt 2003 : xxiii)

64 Herder note par ailleurs qu’« [i]l n’y a que depuis l’époque où on a désappris à voir, où l’on ne

possède donc plus aucun savoir historique, que l’on s’adonne à la philosophie et que l’on construit des systèmes », p. 45. Puis, p. 48 : « Il est certain que tout cela [le projet historique de Winckelmann] est incomplet, et non seulement incomplet mais idéaliste. »

65 « […] malgré tout ce que l’allégorie comporte d’images et de signes naturels, elle n’en est pas moins

soumise à l’arbitraire et à certaines conventions qui la rendent compréhensibles et en font une forme de pensée courante, dans la mesure où elle est dans le monde un objet naturel "fini". Elle est dépendante de la langue, de la représentation, de l’éducation, de l’entourage, des habitudes visuelles et souvent du genre des mots, du "le" et "la" utilisés dans la langue, de sorte qu’on se voit contraint de procéder et de parler de l’allégorie propre à différents peuples, différentes langues et différentes époques, et de rechercher comment ceux-ci peuvent se faire des emprunts mutuels, peuvent adopter tel ou tel élément. » (Herder 1993 : 61-62)

Meyer Schapiro (Schapiro 1982)66, Richard Wollheim (Wollheim 1994) ou Nelson Goodman (Goodman 1998), qui tous ont explicitement proposé une analogie art- langage, sans toutefois ancrer cette analogie dans une analyse structurale du langage parlé et écrit. La philosophie analytique, avec le « virage linguistique » (linguistic turn) qu’elle a popularisé dans le champ de l’analyse des arts visuels, a eu un impact indirect sur l’évolution du concept de style comme outil de catégorisation en art (voir également note 67). Elle a déplacé l’emphase de son utilisation traditionnelle, de type « essentialiste » — qu’est-ce que l’art « incarne », qu’est-ce que le style « traduit » ? (Herder 1993 : 33)— à une utilisation « effective » — comment l’art agit-il, qu’est- ce que le style « identifie », pour quel moment ? Cette vision « post-iconologique » du style convient bien au projet d’analyse de l’hétérogénéité stylistique, bien qu’il faille, encore une fois, insister sur les limites de l’analogie art/langue lorsqu’elle concerne le langage visuel et surtout, les spécificités du style individuel, qui engagent des restrictions décisives.

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 147-152)