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Pourquoi analyser l’hétérogénéité stylistique ?

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 60-64)

1. Objet d’étude et méthode

1.3 Pourquoi analyser l’hétérogénéité stylistique ?

1.3.1. L’hétérogénéité stylistique comme phénomène sous-étudié : la motivation « scientifique »

Dans un premier temps, la réflexion proposée n’engage rien d’autre qu’un protocole de recherche « scientifique ». Nous nous intéressons à un phénomène resté jusqu’ici dans l’ombre, dans un esprit que nous souhaitons parent de celui qui guide la recherche scientifique lorsque celle-ci porte son attention sur les territoires encore inexplorés de la nature ou de la culture, c’est-à-dire : avec une curiosité que n’explique rien d’autre que le fait précis que ces territoires soient inexplorés et encore incompris.

Dans le champ de la création artistique, l’hétérogénéité stylistique est un phénomène qui occupe une place microscopique. Sa visibilité « statistique », autrement dit, est quasi-nulle : pour l’instant, il est plus facilement possible de la remarquer par la « qualité » (dans le sens d’une caractérisation) de ses représentants — et, comme nous le verrons, par la vive opposition que génère le dispositif de l’hétérogénéité stylistique —, que par leur nombre. Ceci n’est certainement pas vrai d’autres « paradigmes méthodologiques » — la multidisciplinarité ou le collage par exemple —, qui ont connu à leurs débuts et continuent de connaître un nombre de pratiquants beaucoup plus important, et qui ont conséquemment été étudiés en détail dans la littérature spécialisée.

À notre connaissance et sauf erreur, aucun ouvrage n’a été exclusivement consacré à l’hétérogénéité stylistique en tant que dispositif ou « paradigme » méthodologique de la pratique artistique d’un médium donné. Nous devons toutefois noter les travaux qui ont pointé en direction d’une telle recherche : tout d’abord un ouvrage secondaire de Meyer Schapiro, The Unity of Picasso’s Art (Schapiro 2000) — bien qu’il faille préciser, au passage, que les réflexions les plus intéressantes de Schapiro sur l’hétérogénéité stylistique n’y sont pas contenues, car

c’est dans « La notion de style » (Schapiro 1982 : 35-85) que cet historien de l’art identifie et contextualise l’hétérogénéité stylistique parmi d’autres phénomènes de style. Mentionnons également le volumineux ouvrage d’Elizabeth Cowling, Picasso. Style and Meaning (Cowling 2002), dont l’introduction problématise bien les questions que soulève la conjugaison simultanée de styles hétérogènes. On peut toutefois déplorer que les auteurs de ces deux ouvrages se soient limités à une approche essentiellement descriptive du phénomène, laissant de côté son interprétation et évitant d’en approfondir les enjeux véritables, qui sont ultimement de nature philosophique. Le mérite de leur approche est de partir d’une analyse pragmatique des œuvres et de leur enchaînement pour montrer la persistance de la méthode chez un artiste particulier. Leur défaut est de faire implicitement de l’hétérogénéité stylistique l’apanage de Picasso, qui est a priori une figure « surdéterminée » de la modernité picturale ; ceci a le double inconvénient de reconduire l’aura de fétichisme démiurgique qui brouille déjà la lecture de son œuvre, et, ce qui est plus grave, de rendre moins probable une analyse de l’hétérogénéité stylistique en tant que dispositif méthodologique paradigmatique. Nous voulons donner ici les conditions de possibilité et les termes éventuels d’une telle analyse, qui promet un certain nombre de contributions intéressantes, dont quelques unes seraient même susceptibles de concerner l’étude de périodes plus anciennes — question qui ne sera que sommairement traitée dans la présente thèse.

1.3.2. Valeurs de l’hétérogénéité stylistique

Il nous faut toutefois admettre ici que, tout comme un objet d’étude dans le champ des sciences dites « dures » peut être choisi en fonction des applications techniques qu’il promet de révéler et qui sont susceptibles de « rapporter », un objet étudié dans le champ des sciences humaines est rarement choisi en vertu de sa seule « virginité épistémologique ». On le choisit « aussi », ou « plutôt », parce qu’il recèle un potentiel d’instrumentalisation relatif à un système de valeurs. Étudier un objet revient à lui accorder une certaine importance, c’est-à-dire à lui reconnaître une valeur — ou du moins un rôle à jouer dans un système de valeurs — et nous devons

effectivement nous demander de quelle manière l’étude de l’hétérogénéité stylistique peut conférer à son objet une valeur ou un rôle à jouer dans un système de valeurs : nous serons donc particulièrement attentifs à la question critique dans le cours de notre étude de l’hétérogénéité stylistique.

Ceci revient à : rendre compte en premier lieu de la réception critique de ce phénomène dans l’histoire, c’est-à-dire faire entendre les voix de ses détracteurs et de ses défenseurs (3.1) ; et tenter de « compléter » au mieux le spectre des positions vis- à-vis de l’hétérogénéité stylistique (3.2). Cette démarche paraîtra quelque peu singulière en raison de sa nature spéculative — elle ajoute en effet aux positions existantes un nombre supplémentaire de positions imaginables —, mais son utilité apparaîtra rapidement lorsqu’il s’agira d’envisager une analyse structurelle du phénomène. Ce qui signifie en d’autres mots : explorer de la manière la plus exhaustive possible la question de la valeur de l’hétérogénéité stylistique, en reprenant les termes de ceux qui ont tenté de définir cette méthode comme « bonne » ou « mauvaise » a priori (c’est-à-dire à partir de l’hypothèse sous-entendue de la traductibilité de cette structure en termes « éthiques »). Une fois ce travail effectué, nous procéderons à une analyse plus « structurelle » de l’hétérogénéité stylistique, qui tente de dépasser le stade critique pour atteindre à une interprétation plus objective du phénomène. Nous admettrons néanmoins l’impossibilité de débarrasser les travaux d’au moins une prémice critique fondamentale : celle qui attribue une valeur positive au fait que notre époque puisse appréhender plus objectivement l’hétérogénéité stylistique, c’est-à-dire, précisément, qu’elle puisse l’aborder du point de vue d’une détermination moins connotée en termes de valeur. Cette prémice ne contient donc pas de jugement de valeur sur l’hétérogénéité stylistique en soi : elle stipule uniquement que le fait de mieux comprendre l’hétérogénéité stylistique constitue pour notre époque une valeur positive. Comprenant mieux l’hétérogénéité stylistique, l’époque se comprend mieux elle-même, en identifiant les forces qu’elle produit et qui la travaillent souterrainement. De fait, l’antinomie de principe qui régit le rapport entre « structure » et « valeurs éthiques » est à l’origine d’une des tensions principales qui animent la thèse.

1.3.3 Une relecture du présent

Malgré un nombre impressionnant de transformations dans les formes artistiques produites et une grande variété de nouvelles méthodes d’analyse, notre époque demeure aux prises avec un certain nombre de questions importantes, dont Rosalind Krauss a souligné avec raison qu’elles se posent depuis le début du siècle au moins — extrémisme politique, culture de consommation, absorption rapide de l’avant-garde par la mode, prédominance du kitsch, augmentation du nombre de sources iconographiques offertes à l’appropriation, émergence de nouvelles technologies faisant concurrence aux médiums traditionnels (Krauss 1998 : 182).

Les modèles analytiques les plus intéressants qui sont à notre disposition et qui ont eu l’ambition de s’attaquer à ces questions reprennent fréquemment, entre autres caractéristiques méthodologiques, l’hypothèse de correspondances déterminantes entre les dynamiques socio-politiques et les médiums artistiques, c’est- à-dire, essentiellement, entre le devenir historique de certaines entités (esth-)éthiques et celui des mondes matériels et techniques. Ces hypothèses, dont nous devons les plus notables à l’École de Francfort, et qui connaissent depuis plus de vingt ans une certaine fortune au sein du groupe d’October, restent paradigmatiques encore aujourd’hui.

Constituant une forme extrême d’expérimentation sur les styles, l’hétérogénéité stylistique met en scène une grande variété de configurations et dépasse les grands clivages et les catégories souvent manichéennes qui ont été associés à l’évolution de l’art moderne. Sa construction, transversale à ces dernières, ouvre un ensemble de nouvelles perspectives sur l’art par le truchement d’une découverte apparemment paradoxale : une méthode qui, par ses origines, semblait tout devoir aux formes les plus extrêmes de la modernité — la culture de l’hétérogénéité, le « sortir-hors-de-soi » : méthode qui arrache, donc, le sujet au poids normatif des conventions — devient simultanément celle qui offre à ce sujet les moyens d’échapper aux dogmes du (néo-)modernisme, en proposant une toute autre

lecture de l’altérité et du temps et, conséquemment, un autre type de rapport à ses objets.

Ce fait ne prend pas la forme d’une transformation d’un état à un autre dans le processus artistique, comme on a l’habitude de le concevoir — par exemple, pour un artiste donné : une période avant-gardiste, suivie d’un retour au classicisme dans les phases tardives de l’œuvre. C’est la manière dont cette méthode module une culture de la multiplicité en simultané qui permet précisément d’identifier une continuité « ontologique », malgré les mouvements du corps — par exemple, le vieillisse- ment —, le devenir des moyens — l’évolution des techniques disponibles — et l’évolution du contexte en général — le devenir historique au sens large. La question de l’ontologie et de son rapport à l’hétérogénéité stylistique — en tant que phénomène psycho-philosophique qui dépasse la sphère esthétique — n’est pas le sujet de la présente étude, mais elle vaut d’être notée au passage, car elle pourrait bien constituer l’enjeu le plus chargé de son étude, en tant qu’elle constitue un facteur contribuant à la compréhension de l’époque et de son rapport au monde. Il s’agit là d’un axe supplémentaire qui justifie l’étude de l’hétérogénéité stylistique ; il est probable que cette question prenne une importance insoupçonnée dans le contexte de globalisation actuelle, car le renversement des relations de pouvoir qu’il opère est voué à confronter l’Occident à un ensemble de patrimoines philosophiques restés jusque là hors de son champ d’intérêt.

1.4 Productions artistiques qui rentrent dans la catégorie dite de l’hétérogénéité

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