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L’hétérogénéité stylistique comme catégorie transhistorique

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 77-81)

1. Objet d’étude et méthode

1.12 L’hétérogénéité stylistique comme catégorie transhistorique

Si l’hypothèse de l’historicité de l’hétérogénéité stylistique semble contenir une vérité frappante, une brève réflexion suffit à faire entrevoir l’intérêt que peut receler l’hypothèse inverse. On peut, en effet, soupçonner qu’il existe des phénomènes qui, à une toute autre échelle et dans des conditions d’appréhension différentes, aient soulevé ou puissent soulever la question de l’hétérogénéité

stylistique — avec, peut-être, des réactions très différentes de celles qui nous sont familières. On doit ainsi considérer l’hypothèse d’une transhistoricité de l’hétérogénéité stylistique.

Malgré les apparences, l’hypothèse d’une transhistoricité de l’hétérogénéité stylistique ne nous débarrasse pas du problème des limites de la catégorie et de ses caractéristiques élémentaires. On tentera donc de définir une série de traits structurels propres à l’hétérogénéité stylistique — en montrant notamment comment ces traits peuvent avoir de nombreuses ramifications, qui s’étendent même hors du champ de l’esthétique. Une hypothétique transhistoricité de l’hétérogénéité stylistique serait, vraisemblablement, une transhistoricité chaotique et irrégulière, avec des migrations, des disparitions et des réapparitions.

À cet égard, il peut être utile de rappeler ici la vérité élémentaire suivante : il existe un écart important entre la totalité historique, c’est-à-dire la somme de ce qui s’est véritablement passé dans l’histoire, et le nombre et la qualité des images de ces évènements historiques, qui nous ont été léguées sous la forme d’un agencement lisible. Évaluer cet écart, ne serait-ce qu’intuitivement, c’est prendre une précaution importante qui consiste à garder à l’esprit la violence du discours historique, son effet destructeur sur la spécificité des objets et les occurrences mineures — avec un large spectre des modes d’effacement possible : à une extrémité, les phases primitives de l’histoire, fantasmatique et mytho-narrative ; à l’autre, et plus près de nous, les méthodes héritières du positivisme.

Soulever l’hypothèse d’une transhistoricité de l’hétérogénéité stylistique, c’est répondre indirectement mais essentiellement à l’argument selon lequel il n’existerait pas d’hétérogénéité stylistique à certaines époques. Cette proposition peut être à la fois vraie et fausse : si l’on compare la Renaissance et le 20e siècle par exemple, il semble évident qu’aucun des artistes de la première époque ne puisse se comparer à Picabia ou Richter du point de vue de l’hétérogénéité qui est visible dans le style individuel. Mais poser ceci reviendrait à ne pas prendre en compte le

problème de la détermination historico-culturelle qui conditionne la perception de ce qui constitue une « différence » stylistique. En effet, lorsque nous parlons, comme nous l’avons fait précédemment, des « volumes » et des « dissonances » de la modernité, plus rapprochés de notre appareil perceptif et cognitif que ceux des époques passées, nous voulons montrer comment la perception même de ce qui constitue une mesure d’hétérogénéité est susceptible de varier selon le contexte et le sujet (5.1.1).

À « niveau de compétence équivalent » — si tant est que de tels « niveaux de compétence » puissent être comparés sur de si grandes périodes —, des variations stylistiques qui nous semblent aujourd’hui mineures ou qui passeraient même complètement inaperçues — parce que notre regard, encore une fois, est habitué aux hétérogénéités violentes de la culture contemporaine — pouvaient être relevées et jugées comme telles par un spectateur de la Renaissance. Si l’on se fie aux témoignages de l’époque, de telles variations stylistiques pouvaient alors produire un effet de choc semblable à celui dont nous faisons l’expérience face à des œuvres modernes. Il est difficile de savoir dans quelle mesure ce phénomène était clairement conceptualisé et discuté. Quoi qu’il en soit, il est certain que la question du passage d’un style à un autre chez un même artiste était déjà un sujet de débat à l’époque.

Martin Kemp a signalé que Vasari jugeait utile de se pencher sur les « différentes manières » de Raphaël (Kemp 1987 : 15). Et s’il est vrai que ces « manières » se suivaient plutôt que de dialoguer à un même moment de la carrière de l’artiste, on peut concevoir que le problème de la conjugaison de styles hétérogènes soit également apparu dans ce contexte, d’autant plus que les styles de Raphaël étaient largement compris comme des « emprunts » — ce qui nous renvoie directement à la problématique moderne du pastiche, liée à la critique historique l’hétérogénéité stylistique. Quoi qu’il en soit, au moins un cas important témoigne de l’existence de l’hétérogénéité stylistique et de l’existence d’un écho critique pendant la Renaissance — celui du Tintoret, sur lequel nous reviendrons ultérieurement (3.1.2.1).

On pourrait arguer ici que le fait de trouver des cas d’hétérogénéité stylistique pendant la Renaissance ne met certainement pas en cause l’hypothèse du caractère moderne de l’hétérogénéité stylistique. Car indiscutablement la Renaissance fonde la modernité, non seulement du point de vue d’une certaine libéralisation dont profitent les artistes — libéralisation qui leur ouvre des champs d’expérimentation inédits —, mais également du point de vue de l’explosion du pastiche et de l’historicisme, desquels l’hétérogénéité stylistique semble relativement tributaire. Qu’il y ait des cas d’hétérogénéité stylistique à l’époque de la Renaissance ne prouverait donc pas la transhistoricité de l’hétérogénéité stylistique, mais bien simplement l’ancrage sous- évalué des avant-gardes du 20e siècle dans une dynamique esthétique trouvant son origine dans la modernité picturale renaissante.

Cet argument vaut d’être noté parce qu’il rétablit le sens d’une continuité historique — non pas dans le sens d’un devenir téléologique mais dans celui d’un enchaînement d’effets généalogiques qu’il est possible d’observer d’étape en étape. Mais d’autre part il constitue aussi bien — paradoxalement et par « réverbération » — la preuve qu’il est impossible d’écarter l’hypothèse de la trans-historicité de l’hétérogénéité stylistique. En effet, c’est uniquement en vertu du fait que nous sommes toujours contraints de mettre nos impressions des œuvres à l’épreuve des témoignages qui nous sont légués, pour préciser les effets d’hétérogénéité de ces œuvres et leur perception historique, qu’il nous est possible de constater à quel point l’écart est grand entre notre propre perception des objets et celle qu’en avaient leurs contemporains. Que nous dépendions à tel point de ce relais textuel pour lire une expérience s’effectuant à partir d’objets qui existent encore, après tout, dans notre propre culture — et encore, pour un écart historique relativement restreint et un renvoi généalogique fort — devrait nous alerter sur notre capacité à identifier un phénomène semblable dans des époques et des cultures plus éloignées.

1.13 Homogénéité stylistique et processus d’attributions : le cercle vicieux

Les arguments avancés jusqu’ici contribuent à nous mener à une constatation d’un grand intérêt. Il est bien connu que la constitution des corpus dans l’histoire de l’art s’est effectuée principalement sur la base de l’analyse stylistique. Or l’analyse stylistique se fonde sur la récurrence de traits constants à travers les corpus étudiés. Ceci signifie, en d’autres mots et pour anticiper, que faute de preuve strictement scientifique, les corpus ont toujours été construits selon la loi de l’homogénéité stylistique. Dans la section 2.5.1, nous montrerons que la présomption d’homogénéité stylistique s’ancre profondément dans l’histoire même du concept de style.

Ainsi, le non-spécialiste imagine-t-il souvent que les moyens scientifiques d’attribution des œuvres — notamment l’analyse chimique des matériaux — sont d’utilisation courante et peu onéreuse, et qu’elles permettent d’identifier facilement l’auteur de l’œuvre. C’est mal connaître les limites des outils dont nous disposons pour obtenir des informations historiques à partir des seules œuvres, et ignorer que la plus grande partie des attributions effectuées ne sont pas le fait de ces techniques — outre les documents relatifs à la provenance de l’œuvre, qui peuvent d’ailleurs être eux-mêmes facilement falsifiées et le sont plus souvent que ne le pense le grand public. Ces attributions résultent principalement — et, d’une certaine manière, inévitablement — du recours aux experts, c’est-à-dire à l’évaluation intuitive et relativement individuelle qui prend la forme du connoisseurship — la célèbre méthode popularisée par les travaux de Giovanni Morelli (Morelli 1994), et perpétuée par Bernard Berenson (Preziosi 1989 : 90-95 ; Ginzburg 1980 : 81-118). Le nombre de controverses concernant les copies et les faux qui circulent parmi les collectionneurs et dans les musées les plus réputés ne trahit pas seulement les enjeux de pouvoir parmi les acteurs des mondes de l’art : ils témoignent également, et plus gravement, de la difficulté d’attribuer (avec finalité) certaines œuvres à leur véritable auteur, en fonction des intuitions souvent conflictuelles des spécialistes.

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