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Redéfinition du concept de style

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 159-162)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.10 Redéfinition du concept de style

On argumentera peut-être ici, a contrario, que le style est bien plus que ce qui vient d’être décrit, que la définition de marqueur identitaire tombe trop court — et une telle critique serait légitime. Un tel argument demanderait de mieux définir le style simplement parce que l’on pressentirait dans le style un outil d’une complexité synthétique telle qu’il paraîtrait absurde de ne pas s’en prévaloir alors qu’il promet tant. Avec le style, on peut, semble-t-il, rendre compte de beaucoup plus que de simples systèmes de liens référentiels. De fait, il est vrai que la définition du style comme « marqueur identitaire » constitue une manière de « noyau irréductible » de la notion de style : il a permis de mettre sa « critique » en perspective. Mais un tel noyau, en lui-même, ne dit effectivement rien — ou du moins, rien encore — de véritablement significatif. La « critique du style » pouvait bien avoir un fondement en tant que critique d’un usage donné du style. Cela signifierait alors que l’on puisse également, inversement, faire bon usage du style — à partir du moment où les travers qui ont été éclairés par la critique seraient tenus en échec. Peut-on dès lors, pour autant, deviner la nature de ces bons usages ?

L’interminable somme des débats historiques qui entourent la notion de style suffit à nous avertir des dangers qui menacent toute tentative de la définir à partir d’un tel point de vue, et dans tous les cas une telle entreprise dépasse largement les objectifs que nous nous sommes fixés ici. Nous partons de l’hypothèse qu’une définition du style n’est pas nécessaire pour comprendre l’hétérogénéité stylistique, parce que la notion de style dans ses particularités se transforme avec son objet et l’utilisation qui en est faite, et s’adapte à leurs besoins. Meyer Schapiro a bien montré les rôles différents que joue la notion de style pour l’archéologue, pour l’historien de l’art, pour « celui qui fait une histoire synthétique de la culture » — pour le critique et pour l’artiste. Avons-nous besoin, pour l’analyse de l’hétérogénéité stylistique précisément, d’une définition du concept de style ? Nous ne le pensons pas, la preuve de cette hypothèse devant néanmoins se faire d’elle-même, a posteriori — c’est du moins ce que nous souhaitons —, par la bonne transmission du contenu des travaux

présentés. Mais à cause des malentendus élémentaires qui flottent autour de cette notion, nous proposons une brève définition qui, sans avoir l’ambition d’être utilisable en toutes circonstances, nous permettra d’entreprendre l’analyse.

Tout d’abord, en reprise de ce qui a été noté ci-dessus, réitérons : le style relève d’abord et avant tout du marqueur identitaire : il résume une spécificité qui ne saurait réapparaître sous une forme rigoureusement identique. On pourrait ensuite dire, en vertu d’un certain nominalisme : le style ne correspond à rien en soi. Nous avons développé un ensemble de formes de langage pour décrire le langage lui-même et les modalités du style existent à l’aune de ces formes. Le style n’est rien d’autre que ce qu’il a toujours été, c’est-à-dire : ce par quoi nous appréhendons le langage, quelle que soit sa forme. Tout ce qui émane de l’humain est marqué du sceau stylistique : il contient les traces de la pensée et de la sensibilité des sujets. Mais nous sommes concernés ici par les arts visuels et plus particulièrement par le style individuel. Pour nous, le style, même s’il est réduit à la production d’un artiste individuel, est un immense champ de forces — nous avions avancé, en introduction, cette formule quelque peu dramatique : un « gouffre » pour la pensée. Dans cet immense champ de forces, nous nous épuisons en efforts, toujours renouvelés, pour nous déchiffrer nous-mêmes. Les questions que nous nous posons naissent au même rythme que les certitudes que nous croyons acquérir ; c’est l’intensité de ce passage d’un état à un autre qui appelle son retour. Il n’y a pas de progrès dans ce processus ; le style est un champ où notre attention doit constamment se relancer elle-même, et tous les outils que la tradition de la réflexion sur l’art a mis à notre disposition doivent demeurer à portée de main — car le moment où ils se montrent utiles est toujours impossible à déterminer d’avance. La volonté de chaque génération de « dépasser » les précédentes doit ici être mise en perspective : les nombreuses disciplines et écoles de pensée qui ont contribué au vaste édifice de la réflexion sur l’art ont fourni autant de « styles de connaissance », dont la pertinence peut surgir à n’importe quel moment sans qu’elle ait été préalablement soupçonnée. Le style comme lieu de réflexion est un fourre-tout, une sorte d’arène où des forces de pensée et de sensibilité s’entrechoquent autour de la question du langage. Puisqu’il est ici

question de style individuel, nous devons ajouter de manière décisive : à la question du langage en tant qu’il émane d’un corps particulier. Et nous ne cacherons pas que la question de la spécificité de ce corps, en tant que ce corps est amené à interagir avec un corpus social, nous semble jouer un rôle de premier ordre dans la question du style — et, a fortiori, dans la réception de l’hétérogénéité stylistique. Singularité problématique, régularité collective : ordre individuel multiple. Il n’y a pas de hasard à ce que le style paraisse un gouffre pour la pensée lorsque celle-ci se replie sur son versant analytique, alors qu’il peut avoir le caractère de la plus grande clarté et de la plus grande immédiateté sur son versant sensible. On pourrait s’aventurer plus loin et affirmer : le style est coalescence totale. Par définition et structurellement, le style excède tout ce que la pensée et les sensations peuvent produire à un moment donné de la représentation : c’est sa spécificité en tant que coalescence. Seule la multiplication des modèles d’appréhension du style permet d’envisager une approximation de cette coalescence. Travailler ces modèles — pour les mettre en série, les juxtaposer, les superposer « en transparence », et faire parler ces mises en relation — devrait être considéré comme un impératif de la pratique historique, et la condition nécessaire d’un usage productif de la notion de style — le style comme praxis.

3. Critiques historiques de l’hétérogénéité stylistique

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 159-162)