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Penser l’hétérogénéité stylistique sur le mode du métalogue : traitement fragmentaire,

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 69-72)

1. Objet d’étude et méthode

1.7 Penser l’hétérogénéité stylistique sur le mode du métalogue : traitement fragmentaire,

Comme on le voit, les questions touchant à l’hétérogénéité stylistique peuvent se multiplier aisément. Soupçonner périodiquement qu’une perspective qui n’aurait pas encore été développée sur ces questions puisse soudainement s’ouvrir est d’autant plus légitime qu’il n’existe que très peu de travaux sur le sujet. Nous ne voulons pas, après avoir ouvert une série de points de vue sur le problème, nous engouffrer dans une de ces voies pour restreindre subitement la réflexion à un projet spécialisé. Ici, nous proposons que la structure fragmentaire constitue la garantie même que l’approche méthodologique reste assez souple et raffinée pour interpréter justement l’ensemble des enjeux qui concernent le phénomène étudié et pour présenter le plus grand nombre possible de ces enjeux. Dans le même esprit, nous chercherons par moments à sortir des axes analytiques que nous nous sommes fixés pour rafraîchir le problème et poser de nouvelles questions sur l’hétérogénéité stylistique, comme si périodiquement nous lui redevenions étrangers. Nous voulons permettre à des voix parallèles prenant la forme d’excursi de traverser la thèse pour montrer que la question de l’hétérogénéité stylistique déborde ce qu’il nous est permis de traiter par des cas d’études ou des approches méthodologiques exclusives.

La thèse se présente donc sous une forme fragmentaire, avec une concession au format universitaire qui divise le tout en cinq grandes parties — dont nous aurions pu nous dispenser, en organisant les fragments par « hyperliens ». Nous nous permettons d’évoquer une telle alternative pour permettre au lecteur de conceptualiser un libre déplacement des fragments et la constitution subséquente d’ensembles variables — à la manière d’un « accrochage » qui configurerait alternativement les œuvres sur les cimaises d’un lieu d’exposition. La quantité de fragments et leur mouvement produisent du sens « circulairement » plutôt que par la marche dialectique d’un plan magistral. En ceci, nous souhaitons nous approcher quelque peu de ce que Gregory Bateson — cet autre penseur d’une méthodologie de travail diffractée — décrit comme un « métalogue » :

DÉFINITION : Un métalogue est une conversation sur des matières problématiques : elle doit se constituer de sorte que non seulement les acteurs y discutent vraiment du problème en question, mais aussi que la structure du dialogue dans son ensemble soit, par elle-même, pertinente au fond. Des conversations qui suivent, il n’y en a que peu qui satisfont à cette double exigence.

Par exemple, l’histoire de la Théorie évolutionniste ne peut-être qu’un métalogue entre l’homme et la nature, où la production et l’interaction des idées doivent illustrer, par elles-mêmes, le processus d’évolution. (Bateson 1977 : 23)11

La pensée qui réfléchit l’hétérogénéité stylistique doit donc revenir chaque fois sur son sujet par un angle d’approche différent, fidèle à la méthode qui est celle de son objet d’étude, car l’hétérogénéité stylistique est en quelque sorte et, pour résumer, une capacité à adopter une multiplicité de rôles. « Adopter une multiplicité de rôles » n’équivaut évidemment pas à : « porter tour à tour une multiplicité de masques » — et n’implique pas nécessairement la fiction, voire la « deception », dans le sens anglais du terme. « Adopter une multiplicité de rôles » peut simplement signifier : « adopter une multiplicité de fonctions ou de perspectives » — ce qui précisément est en jeu dans l’hétérogénéité stylistique en tant qu’elle constitue un mode de création, et doit être prévalent dans l’étude du phénomène.

Schapiro a souligné l’intérêt que pouvait présenter l’importation dans le champ théorique de pespectives empruntées à la praxis (Schapiro 1982 : 42), faisant ressortir que certains artistes modernes ont été des interprètes novateurs de l’histoire et de la culture. Bien que leur interprétation ait pris la forme d’œuvres d’art et non de discours scientifiques, ces œuvres avaient une valeur d’explicitation si frappante que la formulation des nouveaux gains dans des termes analytique n’est devenue, en quelque sorte, qu’une simple question de translation. Que le recours à des tropes esthétiques puisse offrir un juste contrepoids au formalisme des critères d’objectivité en usage dans le domaine universitaire semble relativement certain. Nous argumentons conséquemment en faveur d’une approche méthodologique elle-même

11 Nous pourrions également reprendre, comme le fait Schapiro, le terme d’« onomatopoeia »

ouverte à une multiplicité d’approches « stylistiques » — dans la mesure où la nature du contexte permet un tel travail.

Mentionnons, pour illustrer l’esprit de cette proposition, les travaux de trois théoriciens dont l’approche analytique a pu mettre en scène un jeu d’hétérogénéités. Carlo Ginzburg a déclaré avoir longtemps souhaité travailler Le fromage et les vers (1993) d’après les Exercices de style de Queneau (1982). Parce que ce souhait était surtout motivé par un désir de parodier les historiens, il abandonnera cette approche. Mais Ginzburg témoigne de l’influence plus large de l’ouvrage de Queneau sur sa méthode : alternance de parties hétérogènes — documents et « paragraphes réflexifs » —, ruptures, travail de montage, etc. De la même manière, Michael Ann Holly dit de Schapiro, — celui qui a justement été le premier à décrire l’hétérogénéité stylistique —, qu’il était lui-même « downright contradictory […] captivated by oppositions » (Holly 1997 : 6-7). Udo Kultermann va jusqu’à affirmer que, dans le cas de Schapiro, la « démarche devait aboutir à des contradictions ou des incohérences » (Kultermann 1990 : 46)12. Finalement, dans son compte-rendu de la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk (1983) — auteur qui contribue à la présente recherche, surtout en ce qui a trait à son importante interprétation de Nietzsche —, Andreas Huyssen mentionne une corrélation entre la méthode de Sloterdijk et l’attitude critique qu’il promeut, par où se dessine sa généalogie doublement nietzschéenne : refus de la dialectique classique, avec son versant téléologique, et « enlightenment as the eternal return of the same ». L’œuvre de Sloterdijk est décrite comme un « collage d’objets trouvés théoriques variés » qui prend la forme d’un « pastiche de la Dialectique de la raison » (Huyssen 1995 : 163- 165).

En principe, le protocole universitaire interdit les « contradictions » et les « incohérences » que mentionne Kultermann à propos de Schapiro. Dans les faits, il en permet certaines occurrences subtiles, mais il impose de subsumer les plus

12 Le même auteur souligne que « le travail de Meyer Schapiro en tant qu’historien de l’art, et surtout

en rapport avec l’art du 20e siècle, aboutit à une synthèse qui n’est pas sans rappeler l’art contemporain

importantes en un discours monostylistique et dialectique. Or le niveau d’« incohérence » qui serait atteint dans le cadre d’un traitement métalogique poussé — entendre un traitement « conséquent » — de l’hétérogénéité stylistique donnerait lieu à une multiplicité de styles discursifs et de régimes d’énonciation impossibles à contenir dans le respect des usages universitaires. Conséquemment, il est impossible de donner ici au traitement de la question la forme parfaitement adéquate qui conviendrait à une herméneutique détaillée.

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