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Meyer Schapiro, Alfred L Kroeber

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 142-147)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.6 Transformations de la notion de style

2.6.2 Refonte de la notion de style : conséquences de l’inflexion anthropologique

2.6.2.3 Meyer Schapiro, Alfred L Kroeber

Le style renvoie à la fois à une nécessité et à une liberté. (Compagnon 2001 : 197)

Bien avant que l’histoire de l’art ne se défasse définitivement de ses jugements de valeur, par une intégration plus ou moins explicite de vecteurs anthropologiques, de rares occurrences donnaient à voir un point de vue sur le style qui, sans adopter un quelconque relativisme vis-à-vis des valeurs esthétiques, indiquait néanmoins que la prescription d’homogénéité dans le style pouvait être perçue comme une limitation. Ainsi, au 17e siècle, alors que la notion de style était encore traduite par le terme de manière, cette dernière

[…] est condamnée dans une conférence de Philippe de Champaigne, dans une conférence de 1672, relue cinq fois, entre 1672 et 1728, relayée en 1747 par une conférence du Comte de Caylus, Discours sur la Manière, objet aussi de quatre lectures en vingt ans. Alors que Champaigne se contentait de condamner le manque d’originalité des peintres qui s’approprient la manière d’autrui, Caylus définit la manière comme « un défaut plus ou moins heureux […] une habitude de voir toujours de la même façon […] une chose que nous mettons à la place de la nature pour être approuvée dans un art qui ne consiste que dans sa parfaite imitation ». Celui qui serait reconnu pour n’en avoir point mériterait les plus grands éloges. (Michel 2003 : 4)

Ce type d’occurrence, tout à fait remarquable par sa rareté, va à l’encontre de la prescription dominante de l’homogénéité dans le style — collectif et individuel —

qui a dicté de manière écrasante le cours de l’histoire ultérieure. Cependant, comme nous l’avons vu, dès la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, une ouverture a vu le jour dans les travaux de l’École de Vienne. Il ne s’agissait pas encore d’une rupture de la prescription d’homogénéité dans le style d’artistes individuels ; mais l’absorption de nouveaux artefacts dans l’étude de l’art et la dissolution de sa dimension normative sous l’effet d’une inflexion anthropologique ont préparé le terrain pour une analyse plus objective du fait individuel.

Il faut pourtant attendre la moitié du 20e siècle pour que se dessine un aménagement de l’analyse du style individuel qui permette la conceptualisation de l’hétérogénéité stylistique, son identification et sa description. Il ne s’agit pas ici, pour la première fois, d’un jugement critique porté sur l’hétérogénéité dans le style en général, mais bien d’une première prise en compte de l’hétérogénéité stylistique dans certaines productions individuelles de l’art moderne. C’est Meyer Schapiro qui, dans un article désormais célèbre — « Style » (1953) —, inaugure une description de l’hétérogénéité stylistique, qu’il décèle dans l’œuvre de Picasso :

Au XXe siècle, certains artistes ont opéré des changements de style si

radicaux en l’espace de quelques années, qu’il serait difficile, sinon impossible, de reconnaître une main identique dans ces œuvres, si le nom de leur auteur se perdait. Dans le cas de Picasso, on voit deux styles — le cubisme et une sorte de naturalisme classicisant — pratiqués en même temps. On pourrait découvrir des caractères communs entre certains détails de ces deux styles — dans les qualités de coups de pinceau, les différences d’intensité, ou dans les constantes subtiles de l’espacement des tons ; mais ces caractères ne sont pas les éléments qui servent, ordinairement, à définir l’un ou l’autre de ces styles. (Schapiro 1982 : 49)

Cette description de l’hétérogénéité stylistique apparaît dans une section de l’article qui est consacrée aux différentes formes d’hétérogénéité dans le style en général. Pour une première fois, on tente l’inventaire de ces formes, non pas dans l’esprit d’une critique des divers modèles historiques qui avaient été élaborés pour rendre compte du style, mais dans un effort d’intégrer les aspects marginaux du style pour en développer plus avant la théorisation. Avec Schapiro — le mérite est considérable et vaut d’être relevé — il est désormais possible d’envisager l’étude

d’une production artistique pluri-stylistique conçue sur un mode qui fait consciemment jouer les unes avec/contre les autres ses différentes parties. Schapiro s’est contenté de souligner l’originalité de la méthode de Picasso, en décrivant certains enjeux stylistiques isolés, sans pour autant expliquer les mécanismes qui sous-tendaient le phénomène dans son ensemble. Ses travaux subséquents sur Picasso (Schapiro 2000) prouvent que la question de l’hétérogénéité stylistique continuait de compter parmi ses intérêts mais, faute de temps peut-être, il ne s’est pas avancé plus loin sur ce terrain. The Unity in Picasso’s Art est son dernier ouvrage, le résultat de conférences données à la Brandeis University en 1969 et à la Albright-Knox Art Gallery en 1973.

Schapiro avait déjà fait paraître en 1966 un article d’ordre plus général portant sur ces questions, intitulé On Perfection, Coherence, and Unity of Form and Content (Schapiro 2000a). On lui doit d’avoir introduit dans sa discussion du phénomène une différenciation cruciale entre l’homogénéité stylistique traditionnelle et ce qu’il a nommé l’« unité esthétique » — ce par quoi il faisait référence au type d’unité qui peut exister dans un corpus individuel par-delà l’hétérogénéité stylistique. Il a proposé — ce qui encore aujourd’hui ne semble pas aller de soi — que l’unité esthétique puisse se maintenir même à travers une concomitance de styles hétérogènes dans un corpus individuel. Il y aurait donc une sorte de fil conducteur traversant ces territoires hétérogènes à l’intérieur de la production de l’artiste. Le prédicat qui sous-tend cette hypothèse est, bien sûr, que la perception de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité dépend en grande partie des dispositions du spectateur, voire de ses choix dans la manière d’appréhender l’œuvre — question de point de vue, qui met en relief le statut ambigu des œuvres, entre objets d’énonciation et objets de perception. Comme on peut le constater, l’intérêt que peut présenter un corpus qui se maintient dans un état de tension élevé du point de vue du style n’a pas échappé à l’historien.

Il peut paraître surprenant que l’article de Schapiro, « Style », ait originellement été publié par Albert L. Kroeber, lui-même élève de Boas, dans un

recueil d’anthropologie — Anthropology Today — ; mais il y a une certaine logique à ce fait. Au début de sa carrière, Schapiro se destinait à cette même discipline et l’on retrouvera sans difficulté, dans cet intérêt, la trace de l’inflexion qui avait précisément contribué à ouvrir la notion de style chez les historiens viennois de l’art58. Ainsi, que l’influence de l’anthropologie sur l’histoire de l’art ait constitué le facteur déterminant d’une utilisation plus large du concept de style, permettant de mieux appréhender l’hétérogénéité stylistique, semble hors de doute. Ancienne sagesse, d’un certain point de vue, déjà à l’œuvre chez Montaigne « qui utilisa la comparaison des cultures pour désarmer les prétentions à la vérité exclusive » (Safranski 2000 : 175). Meyer Schapiro avait également, outre l’anthropologie, au moins deux points en commun avec Warburg. Comme ce dernier, il publiait très peu, et s’intéressait à un large éventail de phénomènes esthétiques, sur de longues périodes, portant une attention « fanatique, même névrotique » (Schwabsky 1997 : 1) au détail. Comme Warburg, il s’intéressait à l’art contemporain — on se rappellera notamment sa défense des expressionnistes abstraits dans les années 50, et les liens cordiaux qui l’unissaient aux artistes de son temps — intérêt vérifié par sa propre pratique artistique.

Alfred L. Kroeber, éditeur du recueil dans lequel figurait l’article sur le style de Schapiro, a lui aussi publié une étude sur le style quelques années après avoir publié celle de Schapiro (Kroeber 1970). Dans cette contribution étonnante et peu connue, l’auteur développe les réflexions de Schapiro. Il décrit très explicitement l’hétérogénéité stylistique comme un ensemble de forces divergentes — « a pulling of forces », « divergent impulses » —, propre à tout style collectif et présent dans certains corpus individuels. Kroeber, reprenant essentiellement Schapiro, décrit l’hétérogénéité stylistique chez Picasso, qu’il contraste avec Goethe, « [whose] phases were more successive » :

Picasso however has vibrated between his blue and circus manners, his neoclassic, the cubistic, the wholly abstract, the supersymbolic of

58 L’anthropologie, inversement semble également s’être nourrie de l’histoire de l’art : Carlo Severi

indique que « les premières recherches de Boas (1927) […] s’inscrivent dans une tradition d’études remontant aux travaux de Riegl et de Semper » (Severi 1989 : 56-57).

Guernica and Minotauromachy, and with essentially equal intensity and success in each. It is true that there has beeen a drift with age toward greater leaning to the symbolic, but it has been accompanied by return to the other manners, and experimenting in new ones. We have here the unusual phenomenon of a great talent extremely sensitive to the first stirrings of new substyles, and able to switch his several powers into their full development, splitting himself aesthetically into alternant multiple personalities. (Kroeber 1970 : 132)

Kroeber explique l’apparition de la coexistence forcée des styles dans la culture et dans les corpus individuels — hétérogénéité stylistique — par la plus grande mobilité des cultures modernes, l’explosion des communications et le musée imaginaire. Il anticipe les réticences et critiques que pourra soulever la conscience d’un tel fait — « There surely are elements of danger in such a condition » (Kroeber 1970 : 133) —, mais prédit que l’hétérogénéité stylistique occupera une place prédominante au sein d’un « style mondial » (« world style ») pluraliste unique. Évitant d’ancrer ce commentaire dans une posture critique quelconque, Kroeber adopte une position réaliste selon laquelle la qualité de l’œuvre produite dépendra de l’artiste et non de la méthode elle-même :

Resoluteness in meeting the situation may reveal unexpected new potentialities. Eclecticism has in the past normally been a symptom of flagging of positive originality in the artist, or in the stage of the style of which he formed part; its products run much risk of being an elegant but characterless mishmash. But the point is that we shall no longer be able to infer the future from the past to the degree that has been valid heretofore; from now on, the whole history of styles promises to contain new factors that will produce new courses of events. No one can accuse Picasso of being indecisive in execution, of weakness; he is highly original, and he is supremely skilled, even if his art is split stylistically. If his single personality can contain several styles without mishmashing them—as Goethe already successfully expressed ultraromanticism and Hellenic classicism side by side—surely a world art should be able to contain them. The weaker practitioners will blend and fudge and eclecticize; but they will have less influence and be soon forgotten. The stronger ones will not only be able to manage multiple manners, but the essence of their

creativity is likely to lie in the contrast they feel and can achieve between these manners. We shall have, in that event, something new in the world :

a style that is comparative instead of exclusive, and conscious instead of

ignorant of universal art history. There will be great risks, but exciting

On ne saurait être plus clair. Que dire de ce pronostic ? Cinquante ans plus tard, l’éclectisme des styles dans la culture s’est confirmé. En ce qui concerne les corpus individuels, on peut constater la seule explosion de la multidisciplinarité. Quant à l’hétérogénéité stylistique à proprement parler, elle est encore « embryonnaire » dans son quotient de visibilité — peut-être ne connaîtra-t-elle même pas, en définitive, l’éclosion que prévoyait l’auteur. Quoi qu’il en soit, Kroeber anticipait, dans l’éventualité d’une telle modification du paysage artistique, une longue période de gestation et posait que, dans tous les cas, la pratique de l’hétérogénéité stylistique serait le fait d’une minorité d’artistes59.

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 142-147)