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Comment, selon les conditions, les traits constitutifs prennent plus ou moins

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 83-87)

1. Objet d’étude et méthode

1.14 Comment, selon les conditions, les traits constitutifs prennent plus ou moins

1.14.1 Le problème de la variabilité de l’hétérogénéité stylistique dans le temps et l’espace

Une fois l’hypothèse de la transhistoricité posée, nous souhaitons savoir si les traits constitutifs qu’elle implique, déliés dans le temps, le sont aussi dans les cultures — s’ils constituent, donc, une configuration, un mode donné de sensibilité et de pensée qui soient disséminés à plus ou moins grande amplitude dans diverses cultures, autant qu’à travers le temps. Ici, encore une fois, nous ne cherchons pas à niveler les amplitudes auxquelles se manifeste le phénomène. Nous tentons seulement de mettre en valeur des cas ignorés pour appréhender l’hétérogénéité stylistique comme phénomène morphologique, tributaire de structures cognitives et de facultés générales de la sensibilité, ainsi que de conditions culturelles. La question,

ici, serait de savoir pourquoi ces facultés prennent un essor si particulier dans certaines conditions. Quelles sont ces conditions et comment le processus d’émergence fonctionne-t-il ? On peut concevoir que les éventuelles réponses à la question de la variabilité de l’intensité de l’hétérogénéité stylistique selon les cultures soient d’une complexité extrême. On voit mal, en réalité, comment il serait possible de les dissocier du problème plus général de l’essor de la modernité esthétique en tant qu’elle apparaît dans le monde occidental — problème peu susceptible de connaître un quelconque regain d’intérêt, à en juger par le déclin des analyses historiques et culturelles à grande échelle.

1.14.2 Le problème de la variabilité de l’hétérogénéité stylistique dans le corpus individuel

Un autre problème mérite d’être noté, celui de la variabilité de la concentration et de la visibilité de l’hétérogénéité stylistique, cette fois à l’échelle du corpus de l’artiste individuel. En effet, on ne peut nier que l’hétérogénéité stylistique s’incarne dans les corpus individuels avec une intensité inégale selon l’artiste et selon l’époque — par exemple, elle est particulièrement visible chez Picasso pendant la première guerre mondiale et immédiatement après ; elle est par contre assez constante chez Richter. Comment interpréter cette variabilité dans l’hétérogénéité stylistique ? Comme un effet des circonstances historiques ? Comme la résultante de motivations psychologiques ? L’hétérogénéité stylistique doit-elle être interprétée en fonction de paramètres subjectifs plutôt que du point de vue des corpus esthétiques ? Dans ce cas, un corpus individuel continue-t-il d’appartenir à la catégorie dite de l’hétérogénéité stylistique, quelles que soient les circonstances ? Devrions-nous alors considérer que certains styles « dorment », ou sont « en latence » ? Certains artistes « sortent »-ils de l’hétérogénéité stylistique par une résolution « dialectique » des styles hétérogènes — ce serait l’hypothèse, ici, de l’hétérogénéité stylistique comme « classicisme » ?

En réponse à ces questions, il existe un ensemble de réponses d’ordre très général, du type de celles qui sont proposées par certains critiques de l’hétérogénéité stylistique (3.1) — par exemple, et pour anticiper : l’hypothèse que l’éclectisme dans le style advienne essentiellement en temps de crise, comme symptôme d’une faillite à gérer cette crise et recours à une stratégie rassurante et compulsive de répétition (Buchloh 1981). Nous reviendrons ultérieurement sur l’origine et la nature de ces critiques, ainsi que sur leurs limites.

Une chose du moins semble certaine : la propension à l’hétérogénéité stylistique est souvent plus grande dans les toutes premières phases du développement artistique. De fait, l’expérimentation avec un médium et l’assimilation de méthodes stylistiques passent presque nécessairement par la pratique du pastiche — un fait qui a notoirement inspiré la critique de l’hétérogénéité stylistique. Devons-nous en conclure que les praticiens de l’hétérogénéité stylistique aient inconsciemment gardé une manière de polyvalence expérimentale tout au long de leur carrière et/ou qu’ils aient consciemment tenté de préserver, ou de remettre en activité ce premier mode d’approche pour en utiliser les avantages heuristiques ? Cette hypothèse ne paraît pas excessivement compromettante, mais elle n’apporte pas d’éclairage véritablement décisif sur la question, dans la mesure où l’on ignorerait alors la cause et les conditions d’existence de cette disposition. Seule une série d’études de cas serait susceptible de produire des réponses substantielles à cette question, qui ne prennent pas la forme de généralités monovalentes du point de vue critique — c’est-à-dire : qui ne soient pas précédées en amont par une volonté de prendre position sur l’hétérogénéité stylistique en tant que méthode.

1.14.3 Le problème du contexte d’énonciation

De la Renaissance jusqu’au 19e siècle, le contexte d’énonciation — les conditions de production de l’œuvre — ont pu avoir un rôle important à jouer dans la constitution de l’hétérogénéité stylistique. En effet, le style des artistes était susceptible de transformations importantes non seulement du fait des requêtes parfois

très spécifiques des commanditaires, mais également en raison du passage d’un genre à un autre, chaque genre possédant ses propres conventions stylistiques — un phénomène qui évoque directement la tradition des arts libéraux et la rhétorique. Dans les arts visuels, il peut aussi arriver que l’utilisation d’un genre particulier ait des conséquences techniques importantes — passage de la peinture à l’huile à la fresque, réalisation d’œuvres avec d’importantes différences d’échelle, etc. Nous pourrions même être tenté de parler dans ce cas, pour être précis, de « multidisciplinarité larvée ». Nous devons également mentionner le mode particulier de production des œuvres dans les ateliers d’artistes, de la Renaissance jusqu’à l’apparition du Romantisme : il faut attendre la moitié du 19e siècle pour que disparaisse la tradition qui faisait intervenir plusieurs mains sur une œuvre individuelle. Si l’on ajoute à cela les productions parfois considérables — à la fois en quantité et en qualité — d’élèves de maîtres connus, qui posent souvent de sérieux problèmes d’attribution, on comprendra les précautions qui doivent être prises lorsqu’il s’agit d’identifier des corpus marqués d’hétérogénéité stylistique pour les périodes historiques qui précèdent le 20e siècle.

Ceci dit, soulignons tout de même deux faits importants. Tout d’abord, pour ces périodes historiques, les artistes étaient soumis, dans une grande mesure, à des conditions de travail similaires ; et pourtant, certaines productions se révèlent plus hétérogènes que d’autres du point de vue du style. Même si l’on souhaite réduire cette hétérogénéité en l’expliquant par l’effet de l’intervention d’assistants, il n’empêche que l’artiste qui avait charge de l’atelier était, ultimement, responsable de la production qui en provenait, et qu’il ne pouvait qu’être conscient de cette hétérogénéité ; un tel artiste aurait, de facto, pour une raison ou une autre, laissé advenir l’hétérogénéité stylistique. Il y a là un choix qui doit être interprété, non pas nécessairement comme une légitimation implicite du procédé — qui serait, d’un certain point de vue, typiquement moderne —, bien qu’une telle hypothèse ne puisse être entièrement exclue ; plutôt, il faut voir ici la possibilité que l’hétérogénéité dans le style se soit fondue dans l’effet d’une « contextualisation fonctionnelle » des œuvres.

Il y a également, par ailleurs, la question des sources écrites. Pour les artistes dont il a été question à partir de la Renaissance, nous sommes en mesure d’évaluer la relation à l’hétérogénéité stylistique non pas exclusivement du point de vue des œuvres — ce qui serait difficile, comme nous l’avons vu, compte tenu du fait que les corpus sont constitués à partir de la présomption d’homogénéité stylistique —, mais du point de vue des traces écrites laissées par les contemporains de l’artiste. La critique des œuvres, dans ce cas, est explicite et traduit au moins, si ce n’est notre propre sentiment, celui des spectateurs informés, à l’époque de la réalisation des œuvres — ce que Didi-Huberman qualifie de « consonance euchronique »13.

À partir du Romantisme au plus tard, les choses se simplifient, à mesure que la main de l’artiste se « sacralise » davantage et que la documentation entourant les œuvres s’étoffe. Les corpus deviennent beaucoup plus faciles à évaluer du point de vue de l’hétérogénéité stylistique et le rôle des traces écrites n’est plus de nous permettre d’appréhender le phénomène, mais simplement de nous donner une idée de la manière dont le phénomène était interprété par les contemporains.

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