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Giorgio Vasari Maniera et style d’auteur

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 93-99)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.2 Giorgio Vasari Maniera et style d’auteur

L’adaptation du mot maniera est un signe déterminant de la transmission dans les différents pays européens de la conception italienne de l’œuvre d’art. (Michel 2003 : 2)

On voit apparaître pour la première fois pendant la Renaissance un corpus de textes habités par la notion de style, celle-ci s’appliquant spécifiquement aux arts du disegno. Ces textes visent notamment à élever ces derniers de leur statut d’arts mécaniques à celui d’arts libéraux, ce qui implique une valorisation nouvelle du style individuel. Pendant la Renaissance, on utilisait pour parler du style dans les arts visuels le terme de « maniera » plutôt que celui de « stile », déjà solidement implanté dans la tradition littéraire depuis Dante, mais réservé aux plus hautes disciplines libérales — le mot latin stilus décrivant, comme nous l’avons vu, un stylet destiné à l’écriture14.

14 « […] écrit aussi stylus, d’où l’orthographe du français, d’après le grec stylos « colonne » par faux

rapprochement » (Bloch et Warburg, cités par Compagnon 2001 : 197). « Au XVIIe siècle, Félibien et Roger de Piles comparent explicitement « manière » individuelle — réservé aux artistes, qui œuvrent

Mais si l’étymologie du terme de « maniera », d’extraction relativement commune, renvoyait au processus de production manuelle des arts du disegno15, le terme lui-même n’en possédait pas moins le caractère large et polysémique qui est celui même du terme de « style » aujourd’hui (Shearman 1963 : 202). En outre, la notion de « maniera » était utilisée dans la littérature des manières qui fleurissait depuis la fin du Moyen Age (Mirollo 1984 : 6). Par « maniera », on entendait alors « buona » ou « bella maniera », c’est-à-dire un type particulier de « manière », celui qui décrivait un ensemble de qualités relatives aux codes de conduite des membres de la haute société16. Ces qualités en vinrent à caractériser le « beau style » tel qu’on l’associa ultérieurement au Maniérisme :

[…] savoir-faire, effortless accomplishment and sophistication; it was inimical to revealed passion, evident effort and rude naïveté [...] poise, refinement and sophistication, and works of art that are polished, rarefied and idealized away from the natural: hot-house plants, cultured most carefully. Mannerism should, by tradition, speak a silver tongued language of articulate, if unnatural, beauty, not one of incoherence, menace and despair; it is, in a phrase, the stylish style. (Shearman 1967 : 17, 19)

Une fois que la « maniera » fût entachée des connotations péjoratives résultant de l’infortune historique du Maniérisme, ce terme disparut du vocabulaire pour être

de leur « main » — et « style » individuel — réservé jusque là à l’art oratoire et à l’écriture, mais le terme de style ne remplace pas encore celui de manière pour qualifier les arts visuels. Avec la déchéance du terme de « manière » au XVIIIe siècle, on tente en France de le remplacer par le terme de « goût » — en usage à partir du XVIe siècle —, ou de « faire » — Cochin, XVIIIe. Le terme de

« style » apparaît pour la première fois au XVIIe dans des « notes assez confuses de Nicolas Poussin,

empruntées au traité d’A. Mascardi, Dell’arte istorica, Rome 1636 et citées par Bellori ». Mais c’est le

Parallèle entre l’éloquence et la Poésie (1749) de Charles-Antoine Coypel qui attache définitivement

en France le terme de « style » à la peinture : Coypel distingue pour la peinture les « style héroïque et sublime », « style simple », « style tempéré ». « Cependant le terme demeure assez marginal en France, jusqu’aux traductions de textes anglais et allemands qui contribuent à en faire une nouvelle notion cruciale de la théorie de l’art ». En Angleterre, le passage décisif au terme de « style » s’effectue dans les Discours de Reynolds (1770) » (Michel 2003 : 3-8).

15 « Maniera or manière has its roots in the latin manus and manualis, meaning "the hand", or "of the

hand", including the artist’s hand or touch and thereby "finishing touch" » (Mirollo 1984 : 5). « La

première occurrence connue [du terme de maniera] est le Libro dell’Arte de Cennino Cennini écrit à la fin du XIVe siècle […] La maniera est ici le caractère propre de l’artiste, la trace de sa main et les qualités propres, acquérables par d’autres. » (Michel 2003 : 1)

16 « All this is much as expected, and reflects nothing more profound than the natural transposition of

a critical framework from a familiar field, which had been developed to a point of some sophistication, into a cognate area which had been largely devoid of systematic critical judgments. » (Mirollo 1984 :

remplacé par celui de « style » — processus qui rend par ailleurs bien compte de l’ascension sociale des artistes au cours de ces quelques siècles17.

Lorsque Giorgio Vasari utilise le terme de « maniera » dans ses Vite de più eccellenti architettori, pittori et scultori [1550] il en fait un usage multiple et imprécis, qui imprime son ambiguïté au concept de style, à un moment où celui-ci se constitue de manière déterminante et organisée dans le champ de la réflexion sur l’art (Vasari 2007)18. Quoi qu’il en soit, Vasari est le premier à s’intéresser en détail au problème de l’existence des styles historiques et régionaux, bien que la notion d’une périodisation historique de type scientifique soit évidemment absente de son discours19. En outre, il tente d’aménager un espace théorique capable de rendre compte des styles individuels — notamment par le biais d’une approche biographique, qui, comme on le sait, fut beaucoup critiquée par la suite (Kemp 1987 : 1). Pour Vasari, le développement optimal des qualités de la maniera par quelques grands artistes particuliers du 16e siècle marque la supériorité de son époque par rapport aux précédentes (Shearman 1967 : 17) et la caractérise comme proprement moderne.

17 « Et le renversement en un sens négatif du concept de « maniera » [...] explique peut-être le besoin

que les théoriciens de l’art éprouvent désormais de trouver un autre terme, qui soit axiologiquement neutre et qui, conformément au sens détenu par le terme de « maniera », avant qu’il ne fonctionne comme un qualificatif de péjoration, puisse ne désigner rien d’autre que la manière artistique particulière aux époques, aux nations et aux individus; c’est aussi dans l’entourage de Bellori, qui justement avait donné à l’expression de « maniera » un sens injurieux, que l’on a commencé (ce qui paraît aller de soi aujourd’hui mais en était à peine à ses débuts au milieu du XVIIe siècle) à emprunter

à la poétique et à la rhétorique le terme de « style » et à l’appliquer aux œuvres de l’art plastique; [...] Et ce terme, alors fort nouveau pour la théorie des arts plastiques, a mis fort longtemps, sauf en France, avant d’être généralement reçu; [...] en définitive, c’est seulement à Winckelmann que le terme de « style » doit d’avoir remporté chez nous une victoire décisive. » (Panofsky 1989 : 250-251)

18 « These inconsistent criteria applied by Vasari are due to the mixed origins and purposes of his

enterprise. From his predecessors who had written about ancient and modern art and artists (including Vitruvius, Pliny, Lucian, Philostratus, Cennini, Ghiberti, Alberti, Leonardo), Vasari inherited a jumble of theory and practice, lofty aesthetic ideas along with detailed descriptions of materials and techniques, lists and histories of actual works along with legendary biographies and autobiographical commentaries of uncertain veracity. These he leavened with critical terms borrowed from the abundant and modish contemporary theory produced by critics of literature and rhetoric. Unfortunately, much of that theory itself was vague or contradictory, being an amalgam of precepts — not always correctly understood — from Aristotle, Plato, Horace and Cicero among others. » (Mirollo

1984 : 9)

19 « Vasari and his generation were not conscious of periods in the history of art with contrary stylistic

characteristics, but only of a greater or lesser approximation to an absolute standard of perfection. »

Précédé par Cennini, Alberti, Ghiberti et plusieurs autres (Kemp 1987 : 3), Vasari n’est pas le premier à s’intéresser à la question du style individuel. Mais il a l’originalité de se pencher aussi sur la variété de styles présents dans la production d’artistes individuels — en particulier, il fait mention des nombreux styles « empruntés » par Raphaël20. Ceci bien entendu constitue une nouveauté marquante, du plus haut intérêt pour notre étude puisque s’ouvre ici le champ d’une réflexion sur le style et l’identité subjective. Notons que la notion de maniera individuelle, à l’époque de la Renaissance, n’est aucunement assimilable aux conceptions romantique et moderne du style individuel. Ces dernières impliquent une dynamique de rupture et d’opposition aux normes établies plutôt qu’une psychologie du dépassement, comme c’est le cas à l’époque de la Renaissance. Distinguer ces deux conceptions du style individuel revient à montrer à quel point les artistes et les théoriciens de la Renaissance jouissaient, contrairement à leurs successeurs, d’un ensemble de critères esthétiques largement partagés. Ceci, conséquemment, finit par soulever le problème de l’identification des aspects de l’art dont le sommet avait déjà été atteint. On chercha alors dans l’interprétation des styles individuels l’explication des mérites relatifs des différents artistes.

La manière la plus simple d’expliquer les styles individuels fut de mettre les différences entre ces styles sur le compte de la particularité de chaque créature humaine, douée de talents différents et possédant son unicité propre de par la volonté divine (Kemp 1987 : 9-10). Une seconde explication s’ajouta à celle-ci selon laquelle, l’art étant une pratique hautement complexe et presque impossible à maîtriser dans toutes ses dimensions, il était naturel que chaque artiste cherchât à parfaire ce à quoi il excellait le plus (Kemp 1987 : 15, 21). Vasari, reconduisant une idée aristotélicienne, ne manquait jamais d’évoquer le malheureux exemple d’artistes

20 « The great monument to the recognition, definition and praise of the style of individual masters, is,

of course, Vasari’s Lives of the artists. [...] Vasari is not only sensitive to individual styles, regional styles and period styles, but is also capable of distinguishing styles within the work of a single artist. Raphael provides the locus classicus. Vasari considers that it is well worth "taking the trouble, for the benefit of our artists, to discuss his various styles (maniere)" — as Raphael fell under Peruginesque, Leonardesque and Michelangelesque "shadows" at various points in his career. » (Kemp 1987 : 14-

tels que Pontormo et Uccello, qui avaient, selon lui, fait l’erreur de s’éloigner du chemin tracé par leurs prédispositions (Gombrich 1963 : 167). En effet, bien qu’il eût également cherché à expliquer l’essor et le déclin des styles par les lieux et les époques qui les avaient vu naître, Vasari voulut établir un lien de causalité entre la personnalité des artistes et leurs styles individuels, ce qui constituait une nouveauté radicale pour l’époque21.

Tout ceci cependant n’expliquait qu’en partie la raison pour laquelle certains artistes excellaient plus que d’autres dans certains domaines de l’art. Comme l’a démontré Martin Kemp, c’est le « goût des théoriciens italiens de la deuxième moitié du siècle pour les mystères ésotériques et les divertissements occultes » (Kemp 1987 : 24) qui semble avoir donné à la thèse de « l’origine céleste du génie indivi- duel » (Kemp 1987 : 16) une inflexion distinctement tributaire de l’astrologie. Celle- ci en vint à jouer un rôle fondamental dans l’explication des styles individuels, prenant valeur de norme dans la constitution des divers modèles théoriques (Kemp 1987 : 17). Dans les systèmes les plus complexes de ce type, comme dans celui de Gian Paolo Lomazzo, on pouvait comprendre à travers la configuration des astres les qualités précises des styles individuels :

In Lomazzo’s astrological terms the hot-dry qualities of fire correspond to the bellicose complexion of the choleric Mars, the hot-moist qualities of air to the sanguine radiance of Jupiter, the cold-moist qualities of water to the sober meekness of the phlegmatic moon, and the cold-dry qualities of earth to the unsettling profundities of the melancholic Saturn. The remaining three planets, the sun, Venus and Mercury, express their particular characters in a compound manner. [...] Since each of the artists takes his fundamental complexion from one of the planets — Michelangelo from Saturn, Gaudenzio from Jupiter, Polidoro from Mars, Leonardo from the sun, Raphael from Venus, Mantegna from Mercury and Titian from the moon — the great artists are built inextricably into the cosmological system. (Kemp 1987 : 21)

21 « Nor should it be taken for granted in this period that there was an easy equation between an

artist’s character and his works. And even if such an equation could be made, the predominant thrust of art theory in the quattrocento would have regarded it more as a potential source of ‘vice’ (to use Leonardo’s word) than as a desirable goal. [...] Throughout the Lives the artist’s characters — God given or acquired — and their works are all of a piece. We now so much accept this form of critical biography that its novelty can easily be overlooked. » (Kemp 1987 : 10, 15)

Mentionnons finalement, au passage, un fait assez intéressant, par lequel se révèle l’intérêt naissant des théoriciens de la Renaissance pour la question de la réception esthétique : ces systèmes d’interprétation étaient utilisés non seulement pour rendre compte des styles individuels mais aussi pour expliquer la variété des réactions individuelles face aux œuvres, réactions que l’on croyait également tributaires de ce déterminisme astrologique. Mais le système de Lomazzo, malgré l’intérêt qu’il pouvait présenter, n’en comportait pas moins certains aspects problématiques — le moindre étant que, dans ce panthéon des peintres divins, les places étaient limitées… et déjà occupées, dans une très large mesure — ce qui posait le problème de l’intégration des artistes des générations suivantes.

De toute évidence, une représentation particulière se dessine ici qui fait de la Renaissance une époque déterminante dans l’histoire du concept de style. La maniera, nouvel outil théorique, permet donc pour la première fois de jeter les bases d’un discours construit sur les arts. Elle subsume également l’ensemble des normes artistiques à travers lesquelles s’incarnent les valeurs du 16e siècle, et plus particulièrement celles du Maniérisme — ce qui est vraisemblament moins important par rapport à la postérité du concept. C’est également, en définitive, une notion qui met en relief l’existence de styles individuels dans la création. À ce titre, elle donne à voir une configuration réflexive au sein de laquelle les arguties ésotériques n’auront peut-être servi qu’à masquer une tension inéluctable entre la pérennité des théories cycliques aristotéliciennes et le fantasme naissant d’une psychologie et d’une téléologie moderne.

2.3 Johann Joachim Winckelmann. Grandeur et décadence du style de culture

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