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L’hétérogénéité stylistique comme critique de l’usage de la notion de style

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 152-155)

2. Enquête historique sur la notion de style

2.8 L’hétérogénéité stylistique comme critique de l’usage de la notion de style

L’époque moderne fait l’expérience des variantes stylistiques et du manque d’homogénéité à l’intérieur d’un style artistique ; celle-ci mènera peut-être à une conception plus raffinée du style. (Schapiro 1982 : 49)

Finalement, nous pouvons certainement nous permettre d’inscrire dans cette partie, consacrée à la notion de style, les effets « rétrospectifs » de l’objet étudié. L’hétérogénéité stylistique a été identifiée et discutée par certains historiens de l’art, mais cette identification n’a pas encore donné lieu à une interprétation satisfaisante. Conséquemment, les enjeux véritables de l’hétérogénéité stylistique ne sont toujours pas compris. Ceci signifie que les mentalités sont toujours attachées à une conception

66 Avec un passage qui répond bien à la critique du relativisme esthétique souvent associé à

l’hétérogénéité stylistique : « Un style est comme un langage : il a un ordre et une capacité expressive internes, qui admettent des variations dans l’intensité ou la finesse de la phrase. Ce mode d’analyse relatif n’exclut pas les jugements de valeur absolus; il les rend possibles à l’intérieur de chaque système parce qu’il abandonne toute norme déterminée de style. Ces idées sont acceptées par la plupart de ceux qui étudient l’art aujourd’hui, même si tous ne les appliquent pas avec conviction. » (Schapiro 1982 : 43)

relativement archaïque du style, et occasionne entre autres conséquences un certain nombre d’effets sur la création contemporaine. Dans un tel contexte, il serait inopportun de parler d’un effet « rétrospectif » de l’hétérogénéité stylistique sur l’histoire de l’art qui soit véritablement significatif du point de vue de sa visibilité intellectuelle — et d’ailleurs il semble probant que l’influence de l’hétérogénéité stylistique soit vouée à se manifester de manière prédominante au niveau de l’art, plutôt que dans son analyse. Pourtant, l’hétérogénéité stylistique se tient sur les marges de la discipline, en latence, indirectement identifiée et commentée, imprimant de facto son effet, à distance, sur le style et la réflexion sur l’art en général. Que peut- on dire, dans ce contexte, de la nature exacte de cet effet ?

On l’a vu, les modèles analytiques du style sont habituellement fondés sur des comparaisons entre les œuvres, qui cherchent à établir des rapports et des mises en série, et ultimement des corpus stylistiques plus ou moins importants. Ils dégagent des constantes qui, par la suite, permettent de s’interroger sur les dynamiques plus larges de l’art, en observant l’évolution des styles à travers les époques et les cultures. De ces modèles, dont il est entendu que leur bon fonctionnement dépend de ces constantes, on peut encore dire, comme on l’a déjà proposé, que leur constitution fait en sorte que tout fait stylistique atypique leur échappe et s’efface de l’histoire. Une telle constatation s’impose d’elle même à partir de la réflexion sur l’hétérogénéité stylistique. L’hétérogénéité stylistique n’était pas la condition sine qua non d’une telle constatation mais, à partir de son indentification, elle lui donne une nouvelle ampleur qui amènera peut-être à revoir subséquemment un certain nombre de pratiques — car la force avec laquelle la présomption d’homogénéité dans le style opère en tant que fondement méthodologique équivaut actuellement à celle d’une certitude scientifique.

Effet correlatif — Les modèles analytiques du style que nous utilisons pour décrire l’art du présent sont encore marqués d’inflexions méthodologiques héritées de l’étude de l’art du passé. Or ces modèles se sont largement constitués à une époque où l’on souhaitait rendre compte de formes d’art effectivement plus homogènes du

point de vue du style. Une des conséquences de ce fait est que l’analyse de l’art a gardé une tendance structurelle à tirer des considérations d’ordre général de l’étude d’œuvres individuelles. Ce travers produit parfois de curieux effets de décalage dans les études sur l’art contemporain, où la société est souvent décrite dans son ensemble à travers le prisme d’une œuvre individuelle, exemplifiant un modèle herméneutique très partial. D’une œuvre, on dit ainsi qu’elle « incarne » une démarche, « exprime » une pensée critique, « résume » un message ou une intention, « reflète » l’esprit d’une génération ou d’une classe sociale, etc. On trouve ici le meilleur moyen de clore l’interprétation des œuvres et de séparer l’art de la réalité, par le jeu bien connu de l’essentialisme, avec ses intentions bien définies, ses catégorisations rassurantes et sa manière commode d’organiser les relations entre les idées et les objets. Le fondement essentialiste et son corollaire, le processus d’exemplification, opèrent à plusieurs niveaux. En regard de ce trait méthodologique, certains problèmes qui étaient déjà manifestes pour l’art du passé sont devenus impossibles à ignorer pour l’art de la modernité, aux formes plus diverses. De manière encore plus inacceptable, nous continuons encore, à partir de telles exemplifications — et ce plus de six siècles après l’apparition à grande échelle de styles individuels différenciés en occident — à entreprendre les corpus individuels à partir de modèles plus ou moins explicitement dérivés des modèles d’analyse du style collectif. Une telle approche cherche le plus souvent la réduction du corpus de l’artiste à une « courbe » qui révèlera, à ses plus hauts points, la pureté univoque de son style — le moment le plus « représentatif » de l’évolution de l’artiste, incarné par son « chef-d’œuvre » ou — équivalent moderne — sa période la plus « pertinente » du point de vue histori que.

D’une telle inflexion, on peut dès lors dire qu’elle est révélée et soumise à la critique par la réflexion sur l’hétérogénéité stylistique. Car la caractéristique première de l’hétérogénéité stylistique est qu’elle fait penser le sens d’une œuvre comme relatif au sens d’une autre œuvre, non pas dans l’optique traditionnellement admise d’une continuité esthétique, mais au contraire dans celui d’une « mise à l’épreuve » au cours de laquelle chaque œuvre est « revue » par une autre dans le corpus. En ce qui concerne la production de sens, ce déplacement de l’œuvre au corpus — l’œuvre

individuelle ne peut plus « signifier » en parlant pour le corpus, en représentant l’ensemble du corpus ; ce sont plutôt les relations entre les œuvres qui sont signifiantes — doit être compris comme soumettant essentiellement l’usage courant du concept de style à une critique déconstructive. On soulignera bien la distinction suivante : ce n’est pas ici le travail herméneutique à proprement parler qui est mis en cause, mais l’incapacité à comprendre le sens comme étant produit par des correspondances entre les œuvres67. Ce qui est en question n’est pas à strictement parler l’usage qui est fait de la notion de style dans sa totalité : l’hétérogénéité stylistique ne donne pas à concevoir une critique générale et absolue du style (2.9), mais bien une critique d’un certain usage du style — celui qui fétichise la concordance, l’exemplification et la présomption d’homogénéité pour mieux ignorer les relations organiques dans le corpus, d’observation plus difficile.

Dans le document Hétérogénéité stylistique (Page 152-155)