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1 La voix : un « objet » difficile à cerner

1.1 La voix est un lieu complexe

1.1.1 La voix est un phénomène acoustique : elle « sonne »

Comme le constate Michèle Castellengo (2015 : 33), « pendant des siècles, les sons dits

‘musicaux’, c’est-à-dire les sons périodiques de hauteur définie, ont été l’objet de l’attention des philosophes, des mathématiciens et des physiciens. » En tant que phénomène physique, la voix ou, plus précisément, les sons de la voix, concernent le domaine des sciences : d’abord l’acoustique, science naturelle fondée à la fin du XVIIe siècle par Joseph Sauveur, mais aussi

la musique. Le musicologue Nicolas Meeùs (2008) explique même que « Vox, au moyen âge

comme en latin classique, est le nom de ce que nous appelons aujourd’hui ‘note’, c’est-à-dire d’une hauteur musicale ». Selon ce concept (que l’on doit certes comprendre dans un sens

musicologique étroit), la voix est une voix musicale qui se décrit et se définit par un paramètre mesurable : la hauteur18. On rejoint le domaine des sciences.

Effectivement, selon l’ancienne conception des arts libéraux, la musique est considérée comme une science du nombre. Selon la pensée médiévale, elle fait, avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie, partie du quatrivium, le groupe des sciences en rapport avec les

18 On trouve les traces de cette pensée au Moyen-Âge en France par exemple chez Hucbald (vers 900) qui écrit dans son texte intitulé De musica que « quiconque veut pénétrer les rudiments de la musique devra considérer

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mathématiques (et s’opposant donc aux arts de la parole : la grammaire, la rhétorique et la dialectique, appelées trivium). On retrouve facilement les traces de ce concept dans le constat suivant de Rameau (1737 : 30) : « La musique est une science physico-mathématique, le son en

est l’objet physique, et les rapports trouvés entre différents sons en sont l’objet mathématique. »

Les Grecs déjà présentaient la musique comme une science mathématique, notamment en raison des études sur le monocorde dans l’entourage de Pythagore (vers 570–496 av. J. C.). La composition musicale est regardée chez eux comme un problème arithmétique. La thèse pythagoricienne de l’harmonie des sphères ou de la musique des sphères, vivant encore à la Renaissance, se fonde sur l’idée que, dans l’univers, les planètes se répartissent selon des proportions fixes qui correspondent aux intervalles musicaux, reproductibles sur le monocorde.

L’ordre du monde est alors harmonieux, car musical. Il existe une « harmonie universelle », comme l’indique le titre de l’ouvrage de Mersenne, paru en 1636 et comme elle se présente dans le « monocorde du monde » (fig. 1), image que Mersenne trouve chez le médecin et alchimiste anglais Robert Fludd19. Selon Fludd, Dieu lui-même

« joue » de ce monocorde. Les distances sur l’instrument (c’est-à-dire les longueurs de la corde, visualisées par les demi-cercles verticaux) correspondent aux différents intervalles20.

Si Mersenne, l’auteur du XVIIe siècle, reprend

l’image de son prédécesseur Fludd, il le critique en même temps, et cela notamment pour son

symbolisme mystique. Mersenne admet

19 Robert Fludd, Monochordium Mundi symphoniacum J. Kepplero oppositum (La symphonie du monocorde du

monde), De Bry, Franfort, 1622. Voir aussi Psychoyou (2007 : 48-50).

20 Mersenne se situe encore dans l’ancienne conception cosmologique de la musique. Avec les Principes de la

philosophie de son contemporain Descartes (la première édition sous le titre Principia philosophiae paraît à Amsterdam, en 1644, l’édition française date de 1647), les philosophes français passent à un nouveau concept. Dans le fameux « arbre de la philosophie » de Descartes, la musique n’a plus de place : « toute la philosophie

est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale » (1647 : 8).

Figure 1 : Le « monocorde du monde », Mersenne 1627, vol. 2, p. 443. Mersenne reprend l’image de Robert Fludd. Source : imslp.org, consultée le 9 févr. 2018.

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généralement la représentation de l’univers par l’harmonie universelle, mais il veut la construire sur des fondements plus sûrs. Pour Mersenne, le monde est compréhensible par la mathématique (Basílico 2017). Les résultats sont vérifiables par l'expérience (Anger 2010 : 254). La musique y joue un grand rôle, car elle est « considérée comme un moyen d'accès

privilégié à la connaissance » (Vignes 1998 : 74). Ainsi, Mersenne évoque également le lien entre la production d’un son et les vibrations d’une corde (Castellengo 2015 : 396). Mais ce sera Sauveur qui confirmera en 1701 dans ses Principes d’acoustique et de musique l’origine

même du son dans le mouvement, provoqué par une énergie quelconque. Il construit alors un lien entre le mouvement et son résultat physique qui, en même temps, est une sensation. Le fait que la voix peut sonner trouve son origine dans un mouvement physique. La correspondance se reflète parfaitement dans le terme choisi par lui pour son champ d’étude : le mot acoustique vient du grec akouein – entendre.

Sauveur (1700) propose une nouvelle approche de la recherche sur le son : il importe maintenant de déterminer exactement les propriétés des sons qui forment la musique. Une définition comme celle donnée par Nivers en 1667 pour qui la musique est « vne Science qui

considere auec le sens & la raison les differences des Sons qui frappent l’oreille agreablement » (1667 : 7), ne suffit plus. L’acoustique, dont l’objet est l’étude du son en général (et pas seulement celle du son agréable à l’ouïe humaine), sera une science supérieure à la musique, toujours d’après Sauveur (1700).

Mais, plus important encore, le mouvement (comme origine et manifestation physique du son) est maintenant étroitement lié à l’idée de la perception. Aujourd’hui encore, le son est décrit comme un mouvement ; il est le produit d’« un événement, proche ou distant, dont l’onde

sonore porte la trace matérielle jusqu’à nos oreilles » (Castellengo 2015 : 7). En 1855, le

chanteur Manuel Garcia sera le premier à réussir à voir les cordes vocales en action lors du changement de registre vocal21. Pour cela, il se sert d’un miroir de dentiste, qui pourtant ne

suffit pas pour voir les vibrations mêmes, trop rapides pour l’œil humain. C’est alors le stroboscope qui, par la suite, permettra cette expérience avec des images réduites. Aujourd’hui encore, la stroboscopie constitue un des examens essentiels de la voix pathologique. Mais, dans notre étude, nous sommes encore loin de ces possibilités techniques.

21 Un registre vocal est une suite de sons consécutifs que le chanteur produit avec un timbre homogène. On distingue la voix de poitrine, la voix de tête et la voix mixte (entre les deux).

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