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Présentation du corpus

Partie 1 Le niveau acoustique

A mesure que j’apprends un morceau de musique [sur mon clavecin], je fais de lui un objet autre. Un objet tactile, avec des formes qui sont à saisir avec les mains. A la fin, ce n’est plus du tout un objet d’écoute, mes oreilles me servent plus qu’à critiquer la danse des boudins blancs. Le sentir a été extirpé par le savoir.

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Une énonciation verbale suppose inévitablement un signal acoustique, un son porté par le médium voix. Celle-ci est définie par Rousseau (DM, 1768 : article « voix ») comme suit : « la

somme de tous les Sons qu’un homme peut, en parlant, en chantant, en criant, tirer de son organe, forme ce qu’on appelle sa Voix ». Si d’après Rousseau, la voix peut se présenter sous

différentes formes (la parole et le chant ou le cri), elle est toujours émise par « son organe », c’est-à-dire par l’appareil phonatoire. A la base, la voix peut alors être définie comme un phénomène acoustique, dont la formation et le résultat sont en principe explicables par des connaissances physiologiques, physiques et anatomiques.

Mais la voix peut aussi paraître plus métaphorique, dans le sens où c'est elle qui transmet le contenu d'un message. Par ses sons, elle provoque une sensation qui peut créer des images dans l’esprit de celui qui les entend et les interprète. En bref : elle signifie. Par conséquent, elle est importante pour communiquer et pour informer l'interlocuteur de nos besoins et / ou de nos sentiments. Il existe alors au moins deux aspects qu'il faut nécessairement décrire, expliquer et analyser pour parler de la voix : un se situant dans le domaine du concret et l’autre situé dans le domaine de l’abstrait.

Pour le premier, il s’avère nécessaire de poser l’objet, car, par nature, la voix est non- palpable et non-visible (toujours à l’âge classique). C’est ce que tentent les grammairiens en ayant recours aux connaissances des autres domaines. Lorsque Lamy (1676 : 124) explique que pour la formation des consonnes, « la langue […] pousse la Voix15 contre le gozier ; qui la

porte contre le palais », la voix est ainsi devenue un tel objet concret, traitée au même niveau (physiologique) que les autres organes mentionnés, c'est-à-dire la langue, le gosier et le palais. Pourtant : comment est-il possible d’évoquer, de discuter, voire d’analyser le côté fluide et éphémère de la voix ? Ou, plus loin encore, comment peut-on comprendre son pouvoir intrinsèque, sensible notamment par la discursivité des sons émis ?

Faute d'outil technique précis, les grammairiens et les chanteurs des XVIIe et XVIIIe siècles

devaient se fier à d'autres critères, à savoir tout d'abord l'oreille et la perception auditive dont nous parlerons de manière plus détaillée dans la deuxième partie de ce travail. S’y ajoutent quelques observations mécaniques possibles comme premièrement l’aperture de la bouche, c’est-à-dire le jeu de quelques organes de la cavité buccale, les mouvements des poumons lors

15 Nous précisons que, dans le chapitre en question, Lamy distingue bien entre la voix (le résultat de l’acte phonatoire) et les voyelles (une catégorie de sons). Nous reviendrons sur ce point.

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de la respiration et ceux de la pomme d'Adam. Deuxièmement il est possible de percevoir le souffle qui sort de la bouche, les vibrations du larynx quand on chante ou prononce des consonnes voisées, et les mouvements modificatifs au niveau de la bouche.

Il s’avère cependant que le vocabulaire et les connaissances d’autres domaines, outre la grammaire, sont fortement utiles, voire exigés pour parler de la voix. En effet, les grammairiens, dans leur volonté de découvrir le secret du fonctionnement de la signification via la voix émise, se voient obligés de recourir notamment à l’anatomie, à l’acoustique et à la musique. La première leur permet de poser un phénomène immatériel comme objet, de le décrire et, fait tout basique mais indispensable, d’en parler. La connaissance de l’appareil phonatoire, sur lequel les expérimentations des médecins font des grands progrès aux XVIIe et XVIIIe siècles16, donne

le savoir et le vocabulaire nécessaire pour évoquer des parties organiques, mécaniques et palpables, même si les données restent difficilement accessibles. L’acoustique17 fournit un

vocabulaire et des résultats qui sont utiles pour évoquer l’émission de la voix, et d’une manière générale son « efficacité » à un niveau métaphysique.

Pour s’approcher autant que possible de la grande richesse des résultats sonores, produits par la voix, les grammairiens complètent les descriptions verbales par des modèles représentationnels dont différents types apparaissent dans les textes de notre corpus. On trouve alors des tableaux (par exemple chez Boindin, Dangeau ou Beauzée), des formes géométriques, notamment pour décrire l'ouverture de la bouche lors de la prononciation des voyelles (entre autres chez Cordemoy ou dans la Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal, désormais

GGR) et des comparaisons dont une, l'image de l'instrument à musique, va nous intéresser explicitement dans cette première partie. Elle met généralement en relation l'appareil phonatoire avec plusieurs types d'instruments. Dans les détails pourtant, elle se présente sous différentes formes qui, quant à elles, évoluent au cours du temps selon le contexte dans lequel elles sont utilisées. La comparaison s’avère donc flexible de sorte qu'elle peut être considérée comme un fil rouge, utilisé comme exemple et comme appui théorique dans les discussions des problèmes construits à l'époque classique dans les grammaires françaises (comme par exemple la classification des sons).

16 Il s’agit notamment des textes publiés par Dodart (1700, 1706) et par Ferrein (1741) dont nous analyserons l’influence dans cette partie.

17 Il est particulièrement question des travaux de Sauveur (1701, 1707, 1711 et 1713) que nous utiliserons également pour nos réflexions sur le travail des grammairiens et des musiciens.

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Dans cette partie, nous analyserons le rôle que la comparaison joue pour la description de la « voix » dans les contextes grammaticaux et musicaux évoqués. L’image offerte par le domaine musical s’avère en effet efficace, car elle excite l’imagination des grammairiens. Nous verrons que, s’il y a discontinuité dans les détails, l’image assure en général une forte continuité épistémologique. Elle fournit aux grammairiens pendant toute la période considérée un outil qui leur permet de parler, de réfléchir et d’analyser la voix, l’objet de leur intérêt. L’image tirée du domaine musical qui leur assure la perméabilité entre le savoir technique et les images que l’on se fait de ce qui est – de par sa nature immatérielle – difficile à cerner ou, autrement dit, entre la théorie et la pratique, indispensable à leur travail.

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