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1 La segmentation de la chaîne parlée

1.2 Le problème de la segmentation de la parole en syllabes

1.2.1 Le cas des diphtongues

Arnauld et Lancelot abordent la question des diphtongues lorsqu’ils parlent de la syllabe. Selon eux, « deux voyelles aussi peuvent composer vne syllabe, ou entrer dans la mesme

syllabe. Mais alors on les appelle diphtongues, parce que leurs deux sons se joignent en vn son complet » (GGR 1660 : 14).

Tous les auteurs sont d’accord qu’une diphtongue se définit par la présence de plusieurs lettres vocaliques de suite qui peuvent se mélanger dans un seul son (comme ou) ou se prononcer l'une après l'autre (comme oi). Pourtant, selon les grammairiens, seul le deuxième type forme une véritable diphtongue qu’ils appellent diphtongue propre (Antonini, Du Marsais, Vallart), son simple (Harduin), vraie diphtongue (Du Marsais, Harduin), diphtongue de l'oreille (Du Marsais), véritable diphtongue (Vairasse d'Allais) ou diphtongue syllabique (Girard). Les

184 D’autres changements concernent la frontière des mots, brouillée quelquefois par les effets de liaison et d'élision, ou, dans la déclamation du vers, la prononciation des e féminins, créant une syllabe supplémentaire.

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autres sons (composés dans ce cas) ou assemblages de lettres en revanche s'appellent

diphtongues impropres (Antonini, Du Marsais, Vallart), diphtongues aux yeux (Antonini, Du Marsais), diphtongues oculaires (Du Marsais), sons doubles (Harduin), fausses diphtongues (Du Marsais, Harduin), diphtongues douteuses (Vairasse d'Allais) ou diphtongues

orthographiques (Girard)185. Il semble facilement compréhensible que la ressemblance de

l'écriture des deux types se révèle souvent comme obstacle pour la bonne prononciation, notamment si la même suite de caractères forme parfois une diphtongue propre, et parfois une impropre. Antonini (1753 : 63) commente le phénomène comme suit :

Ce qui rend difficile cette pratique, est 1°, que souvent les mêmes voyeles qui forment une diphtongue dans un mot, n’en forment point dans d’autres. Oi, par exemple, n’est pas diphtongue dans je faisois, & il en est une dans voir.

Le fait (qui constitue le deuxième argument d’Antonini) est encore plus frappant en poésie et dans le discours soutenu où l'usage demande quelquefois de séparer deux sons qui n’en forment qu'un seul dans le discours familier

2°. C’est que les mêmes voyeles qui forment la diphtongue dans le discours familier, parce qu’elles se prononcent comme une seule syllabe, ne la forment pas dans la poésie & dans le discours soutenu, où elles se prononcent ent deux syllabes, lierre, violent, précieux, &c.

Nous avons déjà vu dans notre première partie que la description et la détermination des diphtongues est un enjeu qui préoccupe les grammairiens et nous avons notamment vu la théorie de Harduin pour détecter avec exactitude et par un critère physiologique, extérieur et indépendant de la prononciation même, les diphtongues (partie I, ch. 2.2.2). Pour la réflexion suivante, nous nous penchons sur les grammaires de Chiflet, Vairasse d'Allais, de La Touche, de Régnier-Desmarais, de Buffier, de Vallart, d’Antonini, de Mauvillon et de Harduin, des textes d'un espace temporel d'à peu près cent ans (de 1659 à 1757) qui représentent différentes approches :

1. Les grammaires françaises, fortement influencées par la grammaire générale (Vairasse d'Allais, Régnier-Desmarais et Buffier),

2. Des réflexions proches de celles que l'on trouve chez les remarqueurs (La Touche et Harduin) et

3. Un fort accent mis sur les explications didactiques, souvent destinées aux étrangers (Chiflet, Régnier-Desmarais, Buffier, Vallart, Antonini et, Mauvillon).

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La visée pratique du plus grand nombre des textes de ce corpus nous semble notamment adéquate pour une mise en relation avec les traités de chant, en général destinés à enseigner la pratique de l’art. Et effectivement, les musiciens peuvent facilement confirmer l'unité générale d'une diphtongue. On lit chez eux des constats comme « ordinairement il faut une note pour

chaque Sillabe A. de maniere que si un mot est Composé de deux Sillabes il faudra deux notes B, Si le mot en a trois, il faudra trois notes C, ainsi des autres » (Corrette 1758 : 51)186.

Figure 21 : Répartition des syllabes dans le chant, d’après Corrette (1758 : 51). Source : Minkoff.

La figure 21 montre la visualisation en partition musicale, donnée par Corrette. L'exemple fait voir que le mot foible est traité comme un monosyllabe : une seule note lui est attribuée. L'unité du son est alors nettement affirmée par l'auteur.

Figure 22 : La répartition des voyelles d’une diphtongue sur lessyllabes dans l’air de Bacilly (1661 : 12). Source : gallica.bnf.fr, consultée le 20 févr. 2018.

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Dans les compositions de Bacilly (1668a : 12), on peut faire le même constat (fig. 22) pour les mots puis (une note pour une seule syllabe), pitié (deux notes correspondant aux deux syllabes attribuées au mot) et amitié (trois notes correspondant à trois syllabes), remarque valable sans exception pour les deux voix chantées187.

Chez les grammairiens, on relève d'une part un grand nombre de diphtongues qui varie cependant dans le détail d'un auteur à l'autre. D'autre part on peut constater un consensus sur un certain corpus de sons reconnus comme diphtongues propres. Dans notre petit corpus, il s’agit de :

ia et ie/ié/iè dans neuf cas dans les neuf textes ieu, oui et oue dans sept des neuf textes et

io dans six des neuf textes, plus une fois avec la mention comme diphtongue douteuse, pouvant changer entre un emploi propre et impropre188.

Ensuite, deux sons figurent chez presque tous les auteurs, mais avec la remarque que, selon le contexte, ils peuvent former soit une diphtongue propre, soit impropre. Il s'agit de

− ui (considéré comme diphtongue propre dans quatre textes et comme douteuse chez trois autres auteurs), et de

− oi (indiqué comme douteux dans huit cas sur neuf).

Les auteurs distinguent plusieurs situations dans lesquelles les sons ui et oi sont réalisés ou comme son double, ou comme son simple.

187 Dans l’édition ancienne, aucune ligne ou accolade ne marque au début quelles portées appartiennent aux parties chantées simultanément. Notre extrait montre deux lignes, composées chacune d’une portée pour une voix féminine (avec une clé de sol) et une deuxième pour une voix masculine (avec une clé de fa) et la basse continue (reconnaissable au chiffrage sur les notes).

188 Les sons ai, ei et au, encore diphtongués au XVIe siècle (voir Thurot 1881 : 281), sont regardés comme des sons simples chez tous les auteurs des XVIIe et XVIIIe siècles.

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