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2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

4 Emergence, développement et disparition d’un modèle représentationnel

4.2. La place des modèles dans les courants de l’époque

Un développement comparable peut être constaté entre les réflexions générales, menées au sein des théoriciens, et la représentation iconographique à la base d'un instrument de musique. Les changements que nous venons d'esquisser peuvent être attribués à la polyvalence et à la propagation du modèle représentationnel : grâce à sa flexibilité, l'image de l'instrument de musique peut être utile dans divers contextes et créer ainsi un lien avec un arrière-fond philosophique et épistémologique qui peut se présenter sous des formes variées.

Nous proposons l'idée que les différentes formes – la comparaison, le modèle heuristique et la forme matérielle du premier modèle – correspondent non seulement aux développements épistémologiques que l'on peut observer se dégager dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle,

mais qu'elles s'y intègrent de sorte qu'à un certain moment, l'utilisation d'une image devient, pour ainsi dire, superflue.

4.2.1 L’implantation de l’image dans les grands débats

grammaticaux 1 : L’origine du langage

Nous avons vu que la comparaison fournie par l'image de l'instrument à vent est apte à être utilisée dans les argumentations qui concernent les grandes lignes dans les débats grammaticaux comme une définition générale des classes des voyelles et des consonnes. Étant fondée sur les deux principes de base que sont le souffle et l'émotivité de l'âme humaine, sa valeur représentationnelle peut également prendre toute sa valeur lorsqu'il est question de symboliser la dimension immatérielle de l'objet « voix ». Ainsi, conformément au modèle de portée

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générale qu'est l'instrument à vent, l'objectif de Rousseau et de Condillac n'est au fond pas de comprendre une histoire réelle, mais les conditions de l'origine du langage152.

La théorie de la naissance et de l'institution du signe se heurte longtemps, comme l'a détaillé à plusieurs reprises Luca Nobile (2011, 2012), au problème de savoir comment l'homme a pu instituer intentionnellement des signes qui lui permettent des réflexions logiques sans disposer déjà de la capacité de refléter les raisonnements qui y sont nécessaires. La question trouve cependant une solution dans la théorie imitative de Rousseau (1750/60) et, un peu plus tard, dans le principe d'analogie de Condillac (Grammaire, 1775). Leurs modèles assurent la laïcisation de cette approche philosophique ou bien, selon Luca Nobile (2012), le sensualisme garantit par une nouvelle théorie du signe linguistique la laïcisation des sciences du langage même.

L'importance de la voix chantée chez les théoriciens et le rôle de la voyelle dans cet enjeu rapprochent toutes ces différentes réflexions. L’hypothèse d’un langage d’origine plus simple, mais aussi plus émotionnel, est généralement acceptée (cf. Canone 2006 : 524). La déclamation ancienne supposée chantante et le lien avec le ton chargé de passion favorisent incontestablement une explication pour la naissance du langage qui inclut l'émotivité de l'homme. Ces thèmes sont au cœur des raisonnements sur l'origine du langage qui sera enfin un des sujets majeurs à l'époque des Lumières. De Brosses (1765 : v) trouve l'origine dans les

« principes élémentaires de l'expression des idées ». Ainsi, la parole provient d'une petite « cellule » : les sons mêmes. Au fond de tout phénomène linguistique se trouve une base simple (ou « primitive ») qui est mécanique, mais occultée par le développement historique.

Or, l'instrument combiné incorpore la globalité et l'origine divine (par la flûte et le souffle) de la même façon que la recherche d'exactitude (par la corde). Pourtant, avec l'instrument on reste entièrement dans l'image, dans la comparaison. Comme la théorie sur l'histoire de l'origine du langage, la recherche de la certitude est finalement improuvable : tout est un travail sur le probable. Ainsi, Condillac153 ne décrit explicitement pas la langue d'origine comme elle était,

mais comme elle aurait pu être (Auroux 1979 : 55). Selon Condillac, il est inutile de demander

152 Voir notamment le début de la deuxième partie de Candillac (1746 : 132-133) où il évoque des hypothèses je suppose que… », « on me permette d’en faire la supposition… ») sur les conditions qui ont initié la

naissance du premier langage humain.

153 Nous ne traitons pas ici explicitement le changement dans la théorie de Condillac, repérable entre les Essais (qui seuls font partie de notre corpus) et la Grammaire de 1775. Voir sur ce sujet par exemple Nobile 2011 et 2013.

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quelle était la nature de nos pensées. Les premières pensées de l'homme correspondaient naturellement à ses premières sensations. Puis les pensées se sont développées sous l'influence de la réflexion, des opérations de l'âme (Condillac 1746 : 20-21).

Jusque-là, on peut progresser par réflexion et par déduction. Mais la langue même, parlée par les premiers hommes, est irrémédiablement perdue. Si l'on veut la comprendre, on doit trouver des indices qui permettent soit de restituer comment elle a pu naître, soit d'imaginer sa nature. Chez les auteurs du XVIIIe siècle, la langue grecque est ainsi regardée comme un moyen

d’approche de certaines qualités du premier langage. Nous reviendrons plus amplement sur ce point dans la partie III. Dans la volonté d’imaginer pour le langage humain un autre point de départ que celui provoqué par un acte divin, Rousseau et de Brosses (qui proposent de vraies théories sur l'origine du langage) choisissent de se référer dans leurs différents raisonnements à une théorie des climats que l'on trouve déjà esquissée chez Mersenne. Par ailleurs, le lien que l'on pouvait établir entre Mersenne et de Brosses (ch 3.2.2) perd sous l'angle de cette théorie sa matérialité. Nous verrons que c'est Rousseau qui reprend de manière plus directe l'idée de l'auteur du XVIIe siècle.

Selon de Brosses (1765), chaque sentiment exprimé correspond à une façon de le manifester. Celle-ci se traduit par la fréquence des sons (alors la vitesse et la longueur des vibrations), par son hauteur et par les accents154 qui, quant à eux, tiennent du sentiment, des conventions et de

la langue utilisés par une nation, en bref, du goût des peuples. L'origine du langage est un processus dans lequel se forme d'abord une langue primitive qui se développe ensuite selon l'instinct analogique et qui reflète le cadre de vie des locuteurs. De Brosses constate alors pour les langues parlées dans un climat méridional un grand nombre d'accents naturels, un caractère très affecté et de grandes passions auprès des locuteurs. Comme le grec, la langue italienne en est un bon exemple : elle peut presque être notée en notes grâce à sa sensibilité naturelle155. En fin de

compte, « il pourroit y avoir un langage où la diversité des mots ne consisteroit presque qu'en la

variété des accens » (1765 : 279). Ce langage refléterait alors parfaitement le caractère de ses locuteurs, traduisant fidèlement leurs sensations (cf. aussi partie III, ch. 4.3.1).L'onomatopée est

154 A comparer avec les analyses prosodiques des autres auteurs de l’époque, cf. partie III.

155 Du Bos réfléchit ainsi sur l’utilité de l’introduction d’une notation musicale pour la déclamation. Après avoir discuté les avantages et les désavantages d’une telle entreprise, il conclut finalement que tout dépend de la sensibilité de l’acteur. La notation musicale pourrait alors être une béquille, mais jamais un moyen sûr pour la réussite de l’exécution. Quoiqu’il en soit, cette réflexion montre la grande parenté que les auteurs de l’âge classique voient entre le langage et la musique. Nous reviendrons explicitement sur ce fait dans la troisième partie de ce travail.

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l'imitation naturelle par excellence, les interjections montrent la liaison nécessaire entre les sentiments et les sons de la voix.

En outre, de Brosses (1765 : 173) décrit l'accent comme une « modification dans la substance

même de la voix ; modification inspirée par le sentiment de l'ame ». L'expression du sentiment peut être considérée comme un procédé organique, car il existe un rapport entre les organes et leur fonctionnement d'un côté et le sentiment de l'autre. Nous reviendrons plus tard (partie II, ch. 1.2) à la différence entre la voix parlée et la voix chantée. Constatons à présent tout simplement que les accents qui expriment les sentiments sont considérés comme naturels. Ils naissent « des

affections de l'ame » (de Brosses 1765 : 277) et fonctionnent comme un chant ajouté à la parole. L'expression du sentiment intérieur, non-palpable et difficile à expliquer avec exactitude, est donc traduite par un mouvement organique qui, car il est visible, peut être comparé à un objet réel. La sensibilité du coup d'archet d’un violoniste correspond à l'accent du discours et à l'expression fine dans la musique (cf. Du Bos, supra). La source de l'expression est l'imitation : si la parole peint l'objet, l'accent peint l'affect. Il est « l'ame des mots » (de Brosses 1765 : 277). Grâce à l’accent, la langue possède, aujourd'hui encore, un trait musical, sensible notamment dans la déclamation (et traité aujourd’hui par les prosodistes). Cette idée fondamentale que l’on trouve à peu de choses près chez Rousseau aussi, est chez de Brosses intégrée dans le concept d'un développement continuel qui lie tout ce qui semble arbitraire à une source organique et naturelle.

A contrario, chez Mersenne et Rousseau parlent également d’un lien entre le climat et la

façon de s'exprimer, mais chez eux, celui-ci est un indice pour le comportement social de l'homme. Mersenne présente une théorie qui met en relation le timbre du rire d'une personne avec son état momentané comme le froid ou le chaud. L'action de rire, lorsqu'elle n'est pas contrôlée, montre un trait caractéristique à chaque individu et dévoile en même temps sa capacité d'esprit et sa faculté de créer des liens sociaux(Mersenne 1636 : 60). Chaque voyelle a une signification précise qui renvoie à un certain caractère. Ainsi, le u renvoie au froid et au phlegme, i et o au chaud, au sec et à un état bilieux, le e à la mélancolie, a et o à la hardiesse, la libéralité et généralement à un mouvement rapide, o et u enfin sont associés à l’avarice. Quant au rire, les gens qui sont aimés et qui ont l’esprit vif et aigu utilisent les voyelles a et o. Ceux qui cherchent la chaleur « pour se perfectionner » et « pour se conserver » rient en e et u. Les gens avec plus de mémoire que d’imagination, qui sont opiniâtres et ont la vie longue rient en

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Rousseau transforme cette conception en une véritable théorie sur l'origine et sur la nature du langage. Les verbes parler et chanter, synonymes autrefois, ont la même source : « Les

prémiéres langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques »

(Rousseau 1750/60 : 11). Une fois un sentiment s'étant emparé de l'âme, la voix peut l'exprimer par ses inflexions et ses accents. Rousseau constate une liaison intime de la nature des besoins et de la façon de les montrer, dans la même mesure qu'il voit une union de la nature des passions et de la manière de les exprimer. Le timbre plus ou moins chaleureux d'une langue n'est que le miroir qui montre la part plus ou moins importante que les raisonnements et les calculs y occupent.

Plus concrètement, les langues méridionales sont chez Rousseau liées à l'idée de société, famille, fraternité et communauté. La nature paraît comme un prodige et les besoins naissent des passions. Par leur nature voluptueuse et tendre, ces passions correspondent aux sons simples et naturels qui ont leur origine dans la glotte, justement à l'endroit où ils naissent. Le signe passionnel se traduit spontanément. Il est plein de force et d'énergie et traduit l'affectivité et un besoin moral. La communication est transparente grâce à la simplicité des signes, mélodieux et éloquents. Les langues du Nord reflètent tout au contraire des passions nées du besoin. Ces passions se composent d'inquiétude, de colère et de menace. D'où la naissance de langues aux articulations fortes qui ont pour source les lèvres, le palais et la langue, donc des organes physiquement éloignés de la source du son. Ce sont cependant des langues claires, rationnelles et analytiques, nécessaires pour diriger un état et pour formuler des lois. Elles s'y prêtent grâce à l'écart entre la passion primaire et la manifestation définitive de la parole156. Finalement, les

descriptions rousseauistes rappellent fortement les approches universelles et méthodiques représentées par l'instrument à vent et à corde.

On voit que ce qui est un trait de caractère et une compétence sociale chez Mersenne, devient toute une théorie sociale, culturelle et historique chez Rousseau ; néanmoins, ces deux auteurs restent du côté des réflexions générales. Leurs arguments, bien qu'ils donnent l'impression d'établir des liens à un niveau très élémentaire, concernent en fin de compte les universaux. Si de Brosses cherche également l'origine générale, il essaie pourtant, conformément à l'idée du modèle combiné, d'introduire des éléments de comparaison très précis dans sa réflexion, par exemple la voyelle unique comme trait commun à l'origine de toutes les langues existantes.

156 Le jugement négatif que Rousseau porte sur la langue française est justement fondé dans son concept sur la nature des langues, leur musicalité et leur émotivité. Voir O’Dea (2005 : 135).

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Pour lui, l'enjeu est de trouver une preuve pour l'origine naturelle du langage comme il l'envisage, et de lier les deux domaines qui caractérisent le langage en tant que résultat d'une émission de la voix : le matériel et l'immatériel. Il déclare alors : « Toute matiere grammaticale

est ingrate par elle-même. Toute considération métaphysique est fatiguante […]. C'est pourtant leur réunion qui doit piquer ici la curiosité du lecteur » (de Brosses 1765 : xxxvii). Chez lui, la théorie des climats joue un tout autre rôle que chez Mersenne ou Rousseau. Ce qui est un exemple chez les uns, est un argument chez l'autre.

Lorsque de Brosses part de l'idée que la langue primitive était conçue comme une langue de voyelles, il reprend l'ancien concept large. La voyelle, résultat d'une émission d'air et porteuse de la sonorité et de la musicalité de la langue, établit le lien étroit entre la langue et la musique. Le son produit sur un instrument à vent fonctionnant à l'aide du souffle humain anime alors la mélodie, tout comme l'intonation ou l'inflexion font vivre le discours. Le son produit mécaniquement à l'aide d'un archet et la colonne d'air qui constitue son matériau, les passions et les objets, sont tous séparables, mais ils jouent aussi ensemble pour créer l'image complète de ce qu'est l'expression verbale de l'homme : « la voix de chant est un orgue à cordes […].

C'est un instrument monté de cordes mues par le vent » (de Brosses 1765 : 170). Aussi l'expression verbale est-elle cultivable par l'homme et un bon compositeur comme Lully sait se servir de la liberté d'utiliser ces traits pour soutenir l'expressivité du chant (1765 : 167). Nous en verrons des exemples dans la partie III. La nature détermine le cadre d'un développement que l'homme peut diriger selon son gré : la première est mise au service du deuxième, tout comme l'instrument combiné est comparable à une merveilleuse création de l'homme. Cependant, plus il y a concordance entre les traits naturels et artificiels utilisés pour exprimer une pensée ou un sentiment, plus le lien émotif est fort (cf. de Brosses 1765 : ch. VI).

4.2.2 L’implantation de l’image dans les grands débats