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2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

2.1 L’expression de l’âme humaine

2.1.2 Le développement de la question chez les Lumières

Dans toutes ces questions, le XVIIIe siècle s'inscrit dans la suite directe des auteurs du siècle

précédent. Ainsi, Heister, dans son Anatomie, se demande encore ce qui « empêche que les

animaux ne parlent ». Il donne la réponse suivante : « C'est qu'il n'y a pas en eux un être qui

sçache se servir de leurs organes » (Heister 1753 : 199), mais que, tout au contraire, les animaux produisent des sons comme le fait une machine. Rousseau (1750/60 : 5) s’inscrit encore dans cette tradition, même s’il différencie un peu ce propos lorsqu’il commence son

Essai sur l'origine des langues par le constat que « la parole distingue l'homme entre les

animaux ». La comparaison de la voix humaine et animale peut alors servir pour caractériser la voix émise par l'homme. La distinction est effectivement courante dans les textes grammaticaux, mais aussi dans ceux qui traitent la musique.

On peut compléter ces constats du côté de l'anatomie par l'article « âme » de l'Encyclopédie qui contient un long sous-passage titré « Ame des Bêtes » et détaille longuement « le système

des automates » des Cartésiens. Si les animaux ont bien une âme, cette âme se distingue cependant fondamentalement de celle de l'homme. La différence entre l’âme de l’homme et celle de l’animal se situe au niveau de la raison. L'âme de l'animal est considérée comme purement sensitive, celle de l'homme en revanche dispose de « la faculté de former des idées

claires & distinctes sur lesquelles le principe actif ou la volonté agit d'une maniere qui s'appelle

réflexion, jugement, raisonnement, choix libre ».

L'article écrit par l'abbé Yvon n'aborde pas directement le rapport entre l'âme et la voix, néanmoins l'auteur donne une piste qui permet d'en déduire sa position. Comme l'âme est un

« principe sensitif », elle obéit à un mécanisme qui lui transfère des impressions ou signaux extérieurs. En tant que machine, l'âme est aussi un « principe actif », de sorte qu'elle met en route « un autre méchanisme qui lui est subordonnée, & qui, n'étant pour elle qu'instrument

d'action met dans cette action toute la régularité nécessaire ». C'est-à-dire que grâce à son âme, l'animal réagit bien spontanément à la situation, sans pour autant réfléchir à la réaction la plus adaptée, tout simplement parce qu'il ne le sait pas faire. Il lui en manque d'une part la connaissance et la capacité de réflexion, de l'autre la conscience morale et la faculté de distinguer la vertu et le vice. Sa réaction qui se manifeste sous forme de signes n'est pourtant pas arbitraire, dans le sens où elle correspond à un mécanisme, à une sorte de programme pré- installé qui règle le rapport entre l'animal et son entourage.

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Ce faisant, l'article s'intègre dans un courant général des Encyclopédistes. Conformément à ce que l'on peut observer pour la définition de l'âme, chaque mot correspond maintenant directement à un contenu représentatif, donc un (ou plusieurs) sens précis. Ainsi, pour Beauzée (1767 : viij), le langage en tant que « mêchanisme intellectuel » est un « instrument commun de

la manifestation des pensées & de la raison humaine » qui « interprète des sentiments & des

affections » et constitue « le lien nécessaire » entre l'homme et la société dans laquelle il vit. Le contexte de l'analyse s'élargit. Si la GGR décrit le mode de l'énonciation du locuteur, les Encyclopédistes y intègrent les interlocuteurs auxquels le locuteur s’adresse par le fait que « la

sociabilité fait partie de l’essence de l’homme » (Beauzée 1767 : viij).

En outre, aux « pensées » (GGR 1660 : 5) s'ajoutent les sentiments, interprétés par la raison. Selon un procédé analytique, l'esprit construit, à partir des idées complexes qui y entrent, des

« idées abstraites ou idées générales » (Auroux 1973 : 25). La supériorité de l'énonciation de l'homme inclut donc explicitement le traitement raisonné de la passion, indispensable dans l'art de la musique. De manière conséquente, Diderot désigne la musique comme l’expression universelle des passions, comme « une façon particulière de communiquer la pensée » et comme la « fidèle image » des pensées, raisonnements, systèmes et concepts de l'homme (Diderot 1751 : 51). L'universalité des significations musicales, déjà mise en jeu par Bacilly, est ici dotée d'une explication.

Ce point est de fait important pour les musiciens et c'est lui qui leur permet de développer une théorie et une méthode pour « peindre par la prononciation » (Bérard 1755 : préface). Mentionnée déjà chez Bacilly (1668 : 307-311) comme technique de suspendre certaines consonnes59, les auteurs du siècle suivant, Bérard (1755), Blanchet (1756) et Raparlier (1772)

utiliseront l’expression évocatrice des sons à caractère : des sons intentionnellement enrichis en signification (cf. partie II, ch. 3.2). Il semble évident que ce recours à la raison n'est pas possible aux animaux. Par conséquent, le chant humain se distingue profondément du chant des oiseaux, non-significatif et invariable à leur gré. Incapable d'attacher une idée à un signe arbitraire, les animaux comme les oiseaux ne disposent que d'un « langage d'action » selon Condillac. Pour lui (1746 : 52), « les opérations de l’âme des bêtes se bornent à la perception, à la conscience, à l’attention, à la réminiscence et à une autre imagination qui n’est point à leur commandement ». Les animaux (ou au moins certains races) disposent d’un langage

59 Selon Bacilly (1668 : 307), cette technique est particulère au chant, mais aussi à la déclamation. Il utilise le verbe « gronder » pour expliquer son effet.

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d’action, mais pas de la parole qui, pourtant, « en succédant au langage d’action, en conserva

le caractère » (Condillac 1746 : 140).

L'auteur distingue trois types de signes : les signes accidentels, liés grâce à quelques circonstances à une certaine idée (voir ch. 1.1) ; les signes naturels qui correspondent directement aux sentiments, et les signes d'institution, choisis et établis par l'homme selon une relation arbitraire. On voit qu'ici les sentiments ont également trouvé une place dans la théorie sémiotique. Ils peuvent susciter la production d'un signe et être à l'origine d'un lien motivé entre le signifiant et le signifié parce qu'ils peuvent se transformer en signe d'institution grâce à la mémoire. L'animal, dépourvu de la mémoire, ne dispose que de l'instinct, défini comme « une

imagination qui, à l’occasion d’un objet, réveille les perceptions qui y sont immédiatement liées » (Condillac 1746 : 52). On voit facilement que l’instinct ne peut pas remplir la même

fonction que la réflexibilité de l'homme.

Par ailleurs, le passage du signe naturel au signe d'institution chez Condillac, ainsi que l'usage artistique des « sons à caractère » décrit chez les musiciens, permettent de dégager encore une autre distinction langagière possible entre l'homme et l'animal. Contrairement à ce dernier, l'homme est capable de créer un langage. Pour Rousseau, cette possibilité est même

« inscrite dans la Liberté de l'homme et dans la définition de son essence comme perfectibilité »

(Auroux 1979 : 46), tandis que Condillac situe la cause de la naissance du langage humain dans le besoin : on est de toute façon loin du langage donné à Adam par Dieu dans un monde mythifié (bien que la réflexion de Condillac, comme celle de Rousseau, reste structurée par le mythe biblique, l'histoire d'Adam et d’Ève, le déluge et la dispersion).

Ce bref aperçu chronologique a montré que la tradition60 depuis l'Antiquité, que l'on pouvait

encore constater chez Mersenne, est définitivement rompue avec Descartes. Le continuum entre les voix humaine et animale, observé chez Mersenne, est remplacé par une dichotomie nette qui

60 La tradition établie n'est certainement pas totalement homogène. Le théoricien de la musique Boèce déjà souligne les différents caractères du corps comparé avec une machine, et de l'âme qui est libre : « qu'y a-t-il au

vrai de plus faible que l'homme, si vous ne considérez que son corps ? Le moindre des insectes peut déranger les ressorts de cette fragile machine, et la détruire même entièrement. Or le plus grand des monarques ne peut étendre plus loin son pouvoir ; il ne peut l'exercer que sur les corps, qui sont si peu de chose, ou sur la fortune, qui est quelque chose de moindre encore. Pour l'âme, elle est libre et souveraine d'elle-même : en vain tenterait-on de l'assujettir. Lorsque par ses réflexions elle s'est procuré la paix intérieure, qui pourrait la lui ravir ? » Boèce (vers 524 : livre 2).

Le fait sur lequel nous insistons ici est le traitement séparé du corps et de l’âme selon l'idée que l'âme peut jouer (ou non) un rôle important dans les énonciations : un rôle qui dépasse celui des interjections ou des imitations de bruits naturels en tant qu'expressions spontanées, plutôt irréfléchies et souvent onomatopéique.

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permet la réflexion séparée sur les différents composants de la voix.61 Ce type de raisonnement

prend au cours du temps une forme de plus en plus spécifiée. Parmi les résultats qui découlent de ces opérations, on note que, s'il y a selon les auteurs comparabilité de la formation organique des sons émis par les animaux et les hommes, leurs voix se distinguent profondément dans leur nature. La condition différente de la signification de leurs voix en est la preuve. Cela concerne la langue parlée de la même manière que le chant des oiseaux ou celui des hommes.

Mais il apparaît donc que, malgré tous les progrès dans la description des processus organiques, la façon dont la voix transmet en elle-même des sentiments et du sens reste en quelque sorte spirituelle (nous verrons pourtant quelques essais d’explication plus concrets pour le langage dans les interjections, partie III, ch. 2.1.2, et pour le chant dans la prononciation expressive des consonnes, partie II, ch. 3.2.2). Bien que l'on trouve des élucidations satisfaisantes concernant le fonctionnement de la voix et la différence entre ses formes parlée et chantée, la façon dont se transmet le message raisonné ou émotif ou, en d'autres termes, le concept du signe linguistique, reste énigmatique. Le même constat peut être fait pour la représentation du chant comme transmetteur idéal des sentiments et des passions. En dépit de toutes les expérimentations, faites à l'aide d'organes enlevés de cadavres animaux, le problème du mode d'action de la voix résiste aux investigations. La déclaration de Bernier (1684 : 345) est valable au XVIIIe siècle encore : si la voix a, selon lui, « quelque chose de corporel », elle

est également quelque chose qui garde son « secret ». Elle était, elle est et elle reste pour les auteurs un artifice émerveillant.

Pour les théoriciens se pose alors la question de savoir comment on peut envisager de combiner des descriptions d'une telle divergence. Comment les lier dans une explication logique et cohérente ? Comment satisfaire aux besoins de connaissance de chacun ? Une image apte à combiner les différents aspects semble être une solution convenable. On la trouve par exemple dans celle de l’instrument à vent. Pour les auteurs, l’image est essentielle pour la saisie empirique : elle permet de mieux cerner l'objet et de le rendre traitable. Servant de support dans les descriptions, débats, réflexions et analyses des grammairiens, musiciens et autres théoriciens, elle fonctionne comme une figure ou un tableau moyennant quoi elle peut constituer

61 Sur les problèmes du concept cartésien de l’âme voir Gillot (2010). L’auteur note notamment que « la frontière

[…] entre l’âme et le corps […] se révèle en dernière instance fluctuante » et qu’ « à travers l’analyse cartésienne du langage, la thèse ‘dualiste’ d’une séparation substantielle de l’âme et du corps humain trouve sa limite la plus manifeste. L’activité de langage joue ainsi un rôle d’expérience cruciale pour la reconnaissance de la jonction du corps et de l’esprit constitutive de l’identité de l’homme. »

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un accès à ce qui n'est pas abordable de manière directe, à savoir la matérialité de la voix et sa façon de transmettre par cette matérialité une information, une idée ou un concept.

De cette manière, l’image peut jouer le rôle d'une passerelle entre l'ordre rationnel et univoque d'un côté et le caractère subjectif de la perception de l'autre. C'est pourquoi elle peut être utile dans une œuvre médicale tout comme dans une autre qui réfléchit à la nature du langage ou qui est destinée à enseigner pratiquement l'art du chant. Cette observation rejoint l'analyse de Philippe Martin (2007 : 26) qui parle, pour une époque postérieure, de la nécessité d’ « établir un pont explicatif entre analyse acoustique et caractéristiques articulatoires » pour garantir l'utilité et l'application des études consacrées exclusivement à l'acoustique. Le fonctionnement de l'appareil phonatoire et le secret de la matérialité de la voix y sont tout à fait comparables aux paramètres articulatoires et acoustiques.