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2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

2.2. L’image de l’instrument à vent

2.2.3 Discusssion du modèle de Harduin

Somme toute, le modèle de Harduin dispose de points forts et de points faibles. Les deuxièmes concernent l’explication de la diphtongue dont nous venons de parler. L’idée de Harduin, au fond ingénieuse, que la première voyelle d'une diphtongue doit toujours se prononcer rapidement (et qui sera reprise et citée par Beauzée dans sa Grammaire de 1767), se construit à la base d'une explication des sons pour laquelle le modèle illustratif ne tient finalement pas jusqu'au bout. Et cela justement parce qu'il est trop fin. Pour comprendre la raison pour ce constat, il faut regarder un peu plus précisément ce que la liaison demande et implique pour le jeu sur la flûte.

Harduin explique que « plusieurs notes coulées sur la flûte sont, à certains égards, comme

autant de voyelles qui se suivent immédiatement » et forment ainsi une diphtongue (1760 : 8). Ensuite il détaille que, pour former une diphtongue, « il faut que le son de la premiere [voyelle]

soit capable de s'unir avec celui de la seconde, aussi vite que l'un des mouvemens modificatifs […] touche le son sur lequel il agit » (1760 : 11). Se référant à son propre texte de 1757, il

exclut les voyelles qui selon ses observations ne peuvent remplir cette fonction. Soit. Or, il n'est pas question qu'un flûtiste puisse couler deux notes dont la première est plus longue que la deuxième et cela, sans distinction. Les explications sont d’un ordre général dans les textes et elles se présentent habituellement comme le fait Hotteterre (1706 : 16) :

La liaison qui embrasse les deux Notes de Musique […] marque qu’il ne faut donner qu’un coup de langue pour les deux Notes. Il se donne sur la premiére qui ne sert que

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de préparation ou de port-de-voix à la Cadence [i. e. un trille], & l’on continuë le même vent, sans reprendre halaine juqu’à la fin de la Cadence.

Dans la pratique instrumentale, il y a certes quelques liaisons qui se réalisent techniquement avec difficulté (ou même pas) sur un certain type de flûte, mais premièrement, elles sont rares (et concernent a priori les sons déjà « problématiques » d'un instrument) et, deuxièmement, elles changent d'un type de flûte à l'autre. Autrement dit, les liaisons non-réalisables dépendent de l’instrument utilisé, et non d’une loi naturelle excluant un nombre clairement défini selon des règles naturelles de cette technique. Ce fait va évidemment complètement à l'encontre du sens de l'explication de Harduin. On constate alors que la comparaison n'est plus probante à ce stade de l'argumentation du grammairien. On comprend encore mieux le poids du recours à Lamy et son modèle représentationnel. Il remplace le manque d'une explication théorique et / ou anatomique, car le raisonnement du grammairien repose sur un fait empirique qui touche le phénomène qu'il cherche à comprendre (et sans doute sa bonne intuition).

L'avantage du modèle se révèle lorsque l'on regarde un facteur plus général comme celui de la répartition proportionnelle des sons consécutifs d'une diphtongue. Imaginant, dans le chant, une diphtongue qu'il faut adapter à une note longue, on comprend tout de suite ce qui peut autant contribuer à la liberté artistique que poser un problème : à un certain moment, il faut que le chanteur glisse du premier son de la diphtongue au deuxième. Mais quand précisément ? Plus la note est filée, plus la question peut être importante, parce que la répartition des sons influe inévitablement sur la couleur du chant – sentie comme naturelle ou bien au contraire comme artificielle. En revanche, une « fausse » diphtongue présentant aux yeux deux lettres qui doivent pourtant correspondre à un seul son (comme eu, ou, ai, etc.) demande une attention élevée pour bien au contraire ne pas changer de couleur au cours de la note. Un siècle avant Harduin, Bacilly (1668 : 282-283) s'arrête longtemps sur ce problème.Les observations de Harduin peuvent alors donner une orientation pour l'exécution des diphtongues dans les airs chantés : le premier son doit être si rapide que l'on n'entend pratiquement que la coloration de la deuxième voyelle pen- dant la durée de la note.

En effet, on trouve chez Bacilly déjà la confirmation de cette pratique. L'auteur du premier traité de chant français baroque était également un compositeur fécond qui fit imprimer un bon nombre de ses compositions. Son œuvre, et notamment ses publications de livres d'airs parus entre 1661 et 1670, sont particulièrement intéressantes pour deux raisons. D'abord, Bacilly, élève du fameux chanteur Pierre de Nyert (1597-1682), était aussi un chanteur actif, un théoricien donc qui connaissait aussi bien la pratique de son domaine. Puis, comme le remarque

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Anne-Madeleine Goulet (2004), ses livres d'airs permettaient à un répertoire, jusque-là notamment traduit à l’oral, de passer au statut d’une culture écrite sur laquelle, par conséquent, on peut réfléchir et discuter et que l’on peut développer selon une norme imposée. Autrement dit, il s’agit du moment d’un passage réfléchi de l'oral parlé à l'oral chanté, effectué par un homme du métier, et par l’intermédiaire d'un support écrit de sa composition.

Nous allons voir plus précisément les explications de Bacilly au sujet des diphtongues dans la deuxième partie de ce travail (ch. 1.2). Retenons ici juste que la notation choisie par endroits attribue non seulement deux notes à la diphtongue ui, mais de surcroît, la première de ces deux notes et généralement plus brève que la deuxième. Il semble que la nécessité pour le chanteur de passer de manière consciente d'un son à l'autre, fasse ressortir plus clairement les éléments soulevés par le grammairien que ce n’est le cas pour l'usage langagier : la partition visualise ainsi la pratique langagière. Cependant, il est important de ne pas prendre à la lettre la transcription des sons, effectuée par les compositeurs. La notation musicale les force à établir une relation mathématique entre la longueur des deux notes associant donc une quantité précise aux syllabes. Or, il est évident qu'une exactitude mathématique n'est pas l'intérêt de Harduin. Il est finalement difficile de déterminer la proportion exacte de la répartition des deux sons d'une diphtongue prononcée. On ne peut qu'indiquer une direction générale.

De même, le but de l'introduction de la comparaison chez Harduin n'est pas d'être objecti- vement exact – de toute façon, cela n'est pas réalisable avec les moyens dont dispose le gram- mairien. A l'inverse, pour argumenter, il a besoin d'un modèle plus large et ouvert. En tant que grammairien moderne, Harduin adapte la comparaison à son temps en sorte qu'il la présente sous une forme plus concrète et précise que la tradition ne la lègue. Mais au fond, l’introduction de l'image lui permet de poser dès le début le cadre de sa réflexion. Face à l'obstacle qu'est la prolifération des sons identifiés par les grammairiens du XVIIIe siècle, l'instrument à vent,

comme image large et globale à son origine, peut rendre compte de la variété et de la richesse des langues (et même des particularités d'un usage exclusivement artistique), tout en posant l'existence de quelques structures de base (le caractère des voyelles en l'occurrence) comme universelles. L'image étant ouverte et peu fixée sur des indications spécialisées, elle peut englober un grand nombre de variantes sonores.

D'une manière plus générale, Harduin ré-utilise non seulement l'analogie développée par Lamy, mais il confirme aussi une attitude d'ensemble que Pierre Swiggers (1997 : 105) a nommé la « reconnaissance de la relativité, sur un arrière-fond d'universalisme » quand il parle

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des explications structurelles sur des langues chez le rhétoricien : Lamy reconnaît

« l’universalité de certains principes structurels » du langage, tout en relevant « les divergences structurelles entre les langues » (1997 : 104). De façon comparable, les réflexions de Harduin sont basées sur l’observation des principes naturels et universels (comme la mécanique physiologique qui détermine la formation des diphtongues), mais elles rendent également compte de la variation.