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Evolution et disparition des modèles représentationnels

2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

grammaticaux 2 : Le signe linguistique

4.2.3 Evolution et disparition des modèles représentationnels

Lorsque Rousseau met au premier plan la mélodie (et non les corps sonores de Rameau comme principe harmonique de tous les sons), le caractère chantant, continu et mélodieux d'une langue, dû à sa richesse en voyelles, prend tout d'un coup un rôle extrapolé par cette nouvelle esthétique de l'art. On peut considérer comme une application de ce modèle le remplacement progressif des traités de chant de tradition française par des traductions d’œuvres écrites pour le chant italien, d'abord adaptées au « caractère national » de la langue ciblée (Mancini 1776 : vij), puis en adoptant petit à petit les méthodes d'apprentissage italiennes. A titre d'exemple on peut évoquer les Solfèges de Paul-César Gibert, (1769), les Solfèges d'Italie avec la basse

chiffrée de Jean-Louis Bêche et Jean-Louis Pierre Lévesque (1772) ainsi que la méthode utilisée à l'Ecole Royale de chant (fondée en 1784 par François-Joseph Gossec) qui est basée sur la méthode italienne. La bonne formation des voyelles ainsi que l'exercice de filer les sons (de « porter la voix ») et l'art de ménager le souffle revêteront une importance primordiale, tandis que la prononciation des consonnes, chère aux chanteurs français baroques, passe dans l’apprentissage au second plan. On y retrouve la caractéristique la plus importante de la comparaison à la base de l'instrument à vent. En effet, le remplacement de la méthode française par le belcanto italien, montre l’adaption de la nouvelle approche selon laquelle la maîtrise des vocalises160 suffit pour bien chanter. L'idéal de la supériorité de la mélodie formulée chez

Rousseau, se concrétise ainsi en France par l'adoption de la méthode de la langue chantante grâce à sa richesse en voyelles. Comme le sensualisme qui se propose de suivre le passage de l'impression à l'idée et son expression, et attribue un statut important à la question du signe

160 Le chant sur une seule voyelle que la voix module habilement. Cette technique est très importante dans l’opéra du style italien.

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linguistique, le chant influencé par le goût italien accueille le contenu essentiel de l'image de l'instrument à vent.

Quant aux réflexions sur la corde, le débat sur les tempéraments s'implante dans la science de l'acoustique. Comme la division calculée de la corde dans le tempérament égal, on cherche la concordance entre une théorie logique et vérifiable d'une part et la réalisation pratique de l'autre. Les résultats sont désormais indépendants des systèmes locaux ou des goûts nationaux, tout comme la grammaire générale est valide pour toute langue, cherchant les régularités et les principes universels par le recours à la raison. On assiste alors à l'installation de la grammaire générale comme véritable « science ». Dorénavant, un modèle heuristique comme l'est l'instrument à cordes n'est plus nécessaire dans les concepts rationnels. En effet, si la période principale de la grammaire générale se situe aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grammaires

s'intéressant aux problématiques générales, comme les Elemens de Grammaire générale (1801) de Sicard, ne cessent de paraître au XIXe siècle. Au fond, le concept fondamental de la

grammaire générale ne sera jamais complètement abandonné (Auroux 2013 : 49). Chez les musiciens, la subdivision de l'octave en douze demi-tons égaux nivelle les couleurs des anciens tempéraments et fournit la base pour l'esthétique romantique de l'art qui repose techniquement sur une base d'égalité161. La même évolution vers une généralité absolue se montre dans le

concept du diapason de hauteur fixe, stable pour la première fois en 1939 à l'échelle internationale (tandis que la première fourche date de 1711). En fin de compte, le tempérament égal ne sera réellement adopté qu'au terme de la première moitié du XIXe siècle.

Enfin, l’importance du mécanisme que l'on peut étudier chez les différents auteurs, a chez de Brosses « une valeur épistémologique » (Séris 1995 : 297) : grâce à l'étymologie, on peut expliquer et rationaliser le fonctionnement, mais aussi l'origine des langues (cf. Auroux 1979 : 38, 40). Il s'agit d'étudier la forme matérielle pour en déduire une théorie du langage, ébauche également observable chez Court de Gébelin. Ce dernier part de l'hypothèse que la langue primitive avait une origine organique. Les significations de ces éléments possèdent une source dans l'onomatopée. Puis se sont développées les langues historiques par des figures de son ou de sens (voir Séris 1995 : 357, Auroux 2007 : 36). De Brosses et Court de Gébelin établissent une « théorie phono-

symbolique [qui] permet de sortir des antinomies de celle que Gébelin appelle la métaphysique du

161 On pense aux nombreuses études, par exemple de Carl Czerny, pour le piano dont le but est notamment l’éducation à la virtuosité, à la souplesse et à l’égalité des doigts.

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langage pour en expliquer la genèse nécessaire et naturelle et pouvoir en faire la science » (Stancati 2014162).

Dans le domaine de la musique, on note un développement comparable : comme le système sur lequel se fonde Rameau est donné par la résonance naturelle du corps sonore (qu’elle soit, à un moment donné, audible ou non sous la forme d'un son précis), il en résulte une relation étroite de son à son, une relation physique dont le musicien se sert pour faire sonner son chant. Dans la suite, cette théorie ouvre la voie pour le modèle analytique que l'on trouvera au XIXe siècle (jusqu'à

aujourd'hui) : l’analyse des fonctions tonales, c’est-à-dire des liens entre les harmonies d’une gamme ou d’une pièce163 dans la suite de Rameau, remplace la règle de l'octave, le concept des

parentés celui de la linéarité. Il s'agit d'une réorientation fondamentale de la pensée harmonique. Grâce au statut théorique que les deux directions naissantes acquièrent bientôt, elles n'ont alors plus besoin d'un support représentationnel.

162 Dossier de Claudia Stancati pour sa communication « Un débat ‘expérimental’ sur l'origine du langage au XVIIIe siècle ; l'étymologie contre la métaphysique du langage », colloque international Vers une histoire des

théories phono-symboliques, Dijon 20-21 févr. 2014. 163 Comme la fonction de la tonique, de la dominante…

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Conclusion de la partie

Pour conclure cette première partie, on peut constater que l’image de l’instrument de musique s’est longtemps avérée prolifique pour décrire le caractère, l’essence et le fonctionnement de la voix. Elle s’est montrée utile pour aborder ses côtés physiques comme abstraits. On note que principalement sa flexibilité assure à la comparaison une forte capacité à contribuer à la continuité des grandes lignes dans tous les différents domaines et directions. Ceci est le cas jusqu’à un certain moment où l'utilisation d'une image métaphorique n'est plus nécessaire. La comparaison entre les instruments de musique d'un côté et l'appareil phonatoire ou bien des éléments grammaticaux de l'autre disparaît, comme cela transparaît, dans les textes français après une riche tradition de presque 200 ans. Elle était pourtant nécessaire et probante tant que le lien théorique entre l'analyse acoustique et les caractéristiques significatives des unités sonores n'était pas établi.

D’une part, les travaux prometteurs de Hermann von Helmholtz (1821-1894) dans le domaine de la résonance acoustique et les appareils pour l'analyse manométrique développés par Rudolph Koenig (1832-1901) ont donné des ailes à la recherche des phonéticiens du XIXe

siècle et ils ont contribué à rendre indépendant le chercheur du facteur très influençable et subjectif qu’est la proprioception. D’autre part, comme l'a montré Philippe Martin (2007), ces travaux n'étaient pas encore suffisants pour combler véritablement le manque d’objectivation dans la recherche. A l’âge classique, une ancienne comparaison est censée remédier à ce problème. Elle joue alors un rôle sur plusieurs plans. Non seulement elle peut servir à visualiser les actions de l'appareil phonatoire cachées à la vue de l'homme, mais aussi donner une explication pour ce qui est sensible, mais difficilement visible avec précision : la différence entre le souffle permanent qui sort de la bouche lors de l'émission d'une voyelle et les interruptions du souffle provoquées par quelques organes au niveau de la cavité buccale.

Suite à la découverte de Ferrein, l'image change. On passe à un modèle heuristique qui correspond aux nouvelles exigences dans les courants techniques, philosophiques et idéologiques. En plus de sa précision, il permet d'envisager la variante. D'où l’intérêt pour les grammairiens de l'époque qui se voient confrontés à un certain nombre de sons récemment identifiés. Nous reverrons cela plus précisément dans la deuxième partie de notre travail.

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Toutefois, l'image de la corde ne peut expliquer que quelques aspects précis de l'acte de parler (ou de chanter). Au sein des grammairiens, on recourt alors à l'ancien modèle éprouvé et on le transforme et on l'adapte aux nouveaux besoins, quitte à perdre une partie de son universalité. L'intégration de l'idée rationnelle, prise du modèle de la corde, ouvre le cadre de la réflexion de sorte que de nouvelles approches peuvent s'esquisser, bien que cette intégration ne permette pas encore de quitter les anciens concepts hérités comme le rôle de la lettre dans sa fonction de support des réflexions phonétiques164. L’emploi de l’image se montre donc utile

dans la description de plusieurs facettes du phénomène « voix », notamment lorsqu’il s’agit du mystère de la transmission du signe linguistique et du caractère de la voix (c’est-à-dire de la description physiologique de l’appareil phonatoire, de la formation, de l’analyse et de la classification des sons que nous allons retrouver dans la deuxième partie de ce travail). De plus, l’image joue un rôle dans le débat autour de l’origine du langage, autre problème déterminant les réflexions des théoriciens de l’époque auquel nous reviendrons dans la troisième partie de ce texte.

A l'aube du XIXe siècle, caractérisé par de nouveaux changements radicaux dans les sciences

comme dans les arts, le modèle que constitue l'instrument de musique n'a plus de place. Dans seulement deux textes du début du XIXe siècle, nous avons encore trouvé des traces de cette

tradition, sans qu’elle y joue un rôle significatif : Félix Despiney, dans sa Physiologie de la voix

et du chant de 1841, mentionne un appeau lorsqu’il explique les organes de la voix. Besançon

van Oyen (Nouvelle Méthode préparatoire de chant, écrite au point de vue de ses rapports avec

la physiologie, 1851) a recours à l’image de l’instrument à vent pour expliquer le

fonctionnement de l’appareil phonatoire du chanteur. On remarque que c’est l’image plus ancienne, plus générale et plus flexible qui a été retenue. De par sa globalité et sa force imaginaire, elle semble former une sorte de contrepoids, presque un peu excentrique, aux nouvelles connaissances scientifiques. Mais qui plus est, si la comparaison n’est généralement plus employée, personne ne conteste son utilité. A part les deux textes cités, elle tombe tout simplement dans l'oubli, comme un ancien outil dont on n'a plus besoin. Cet oubli se prépare dans le domaine de la grammaire par la position forte de la grammaire générale et son approche rationnelle. La grammaire scolaire du XIXe siècle, fondée sur cette tradition, n'a évidemment

164 Si bien évidemment la lettre ne constitue pas le support adéquat dans la détermination d’un son langagier, Albano Leoni & Banfi (2016) attirent aussi à juste raison l’attention sur le fait que l’écriture – à l’aide des lettres – représente déjà un acte de conceptualisation sans laquelle le développement du concept de phonème semble difficilement imaginable.

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pas besoin d'un exemple, comme l'offre l'instrument, pour expliquer des phénomènes de prononciation (voire d'orthographe, sujet auquel celui de la prononciation est souvent lié).

Tout compte fait, une approche interdisciplinaire, caractéristique pour les travaux sur le son et sur la voix au XVIIIe siècle, a permis aux grammairiens de profiter pleinement des modèles

fournis par les différents instruments de musique. L’interaction entre l’étude du langage et l’étude de la musique, deux domaines qui disposent d’une forte parenté dans leur recours aux phénomènes acoustiques, s’est avérée fructueuse. Avec la grammaire générale de Beauzée, l’analyse des sons du langage humain est arrivée à un stade qui restera déterminant pour un bon moment. L’approche ne changera définitivement qu’avec le début de la phonologie expérimentale dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Nous allons étudier dans la prochaine

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