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2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

2.3 Une image philosophique

2.3.1 Une image large

Le langage humain est censé exprimer les idées de l’homme. Ces idées peuvent, bien sûr, concerner des objets ou des actions réels et précis, comme des pensées abstraites et des sentiments plus ou moins faciles à cerner et à comprendre. Mais quelle qu’en soit leur nature, pour Descartes (1649 : 39), « toutes sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l’âme ».

Descartes distingue deux types de pensées : premièrement celles qui « sont les actions de

l’âme », et deuxièmement celles qui « sont ses passions » (1649 : 51). Les premières englobent

tout ce qui est volontaire. On peut en conclure qu’il devrait être facile de trouver les mots adéquats pour les exprimer. Les deuxièmes se composent de « toutes les sortes de perceptions

ou connaissances qui se trouvent en nous, à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont, et que toujours elle les reçoit des choses qui sont représentées par elle »

(1649 : 51). Ces pensées sont évidemment moins clairement définies et, par conséquent, plus difficilement traduisible par le langage.

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Contrairement aux actions, elles sont un savoir ou une connaissance passive, plus larges qu’une pensée qui n’est liée qu’à une seule action. C’est cet élément, difficile à cerner, que plusieurs auteurs de l’époque, comme Descartes, essaient d’aborder de différentes manières. Citons l’exemple de la loi de Port-Royal : d’une part elle concerne la compréhension des idées qui implique l’inclusion de toutes les idées secondaires qui sont nécessaires pour définir l’idée première qu’il s’agit de comprendre. D’autre part, elle concerne l’extension ou l’étendue des idées, c’est-à-dire l’ensemble des idées secondaires qui sont directement liées à l’idée première.

Or, « plus une idée possède d’étendue, moins elle a de compréhension et réciproquement »

(Auroux 2013 : 58). Regardons à titre de comparaison ce qui se passe dans les réflexions menées à partir de l’instrument à vent : plus le but de son utilisation est étendu (comme c’est le cas dans sa première application), plus sa portée est large et variable, et moins elle peut servir pour expliquer des détails. En revanche, plus son objectif concerne la compréhension concrète d’un phénomène (comme c’est le cas dans l’application de Harduin), plus les idées secondaires et définitions d’autres domaines (nécessaires pour le classement des sons) sont au premier plan. L’image a plusieurs champs d’application, mais son utilisation dans l’un d’eux réduit automatiquement sa portée dans l’autre.

Citons un deuxième exemple pour l’étendue du modèle : par le recours au souffle et à l’âme, et de ce fait à l’expression de l’émotivité de l’homme, l’image de l’instrument à vent trouve une place dans le débat sur l’origine du langage. Deux idées essentielles y sont liées : premièrement la correspondance entre la voyelle et la voix, établie par les grammairiens en raison de la continuité des sons, et deuxièmement l’effet moral de la musique selon Rousseau77.

Nous expliquerons ce principe dans les deux chapitres suivants.

2.3.2 La hauteur mélodique et l’idée de la voyelle

Discutant l’image de Lamy, Beauzée cite également, dans l’article « voyelle » de

l’Encyclopédie, celui sur la « consonne », rédigé par Du Marsais. Il le commente comme suit :

Le p. Lami parle ici le langage ordinaire, en désignant les objets par les noms mêmes des signes. M. du Marsais, parlant le même langage, a vu les choses sous un autre aspect, dans la même comparaison prise de la flûte : tant que celui qui en joue, dit-il,

77 Le terme « moral » peut en grande partie être substitué par le terme plus moderne de « psychique », cf. Kintzler (2006 : 356).

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(CONSONNE.) y souffle de l’air, on entend le propre son au trou que les doigts laissent

ouvert.... Voilà précisément la voyelle : chaque voyelle exige que les organes de la bouche soient dans la situation requise pour faire prendre à l’air qui sort de la trachée-artère la modification propre à exciter le son de telle ou telle voyelle. La situation qui doit faire entendre l’a, n’est pas la même que celle qui doit exciter le son de l'i. Tant que la situation des organes subsiste dans le même état, on entend la même voyelle aussi long-tems que la respiration peut fournir d'air. Ce qui marquoit, selon le P. Lami, la différence des voyelles aux consonnes, ne marque, selon M. du Marsais, que la différence des voyelles entr’elles ; & cela est beaucoup plus juste & plus vrai. Mais l’encyclopédiste n’a rien trouvé dans la flûte qui pût caractériser les consonnes, & il les a comparées à l’effet que produit le battant d’une cloche, ou le marteau sur l’enclume.

Beauzée pointe ici un problème auquel nous allons nous intéresser dans ce chapitre : la mise en parallèle des catégories des sons du langage avec ceux qui naissent d’un instrument de musique. La voyelle est chez les grammairiens synonyme de « voix » ou de « son » : c’est elle qui sonne, et cela dans la durée. Elle est donc musicale. Mais comme l'ont montré à plusieurs reprises Sylvain Auroux (1979, 1992, Auroux et Calvert 1973), Jean-Marie Fournier (2007a et 2007b) et Christophe Rey (2004), la mise en parallèle, si intéressante qu'elle paraisse, ne s'est pas avérée favorable à la description des sons. Une fois la voyelle identifiée comme son musical, son trait distinctif est la hauteur. Or, ce critère permet des transitions tellement fines que dans le langage musical, on pourrait parler de glissando. Par conséquent, il s'oppose fondamentalement à une délimitation nette d'un son à un autre. Dans ce sens, il empêche les grammairiens de concevoir l’idée d’un lieu d’articulation pour les sons vocaliques (voir les auteurs cités). Pourquoi alors l'image a-t-elle été reprise, ravivée et modifiée plusieurs fois et sur le long terme ?

Appliqué à la pratique musicale, on trouve chez Rousseau l'idée que la hauteur des sons n'est qu'un concept général. Il ne lui semble pas du tout nécessaire de la calculer mathématiquement. Ce procédé, selon l'auteur, n'est même pas naturel. Le seul concept auquel il faut se fier consiste dans les mécanismes donnés par la nature. Ce sont eux qu’il faut imiter, car « la mélodie, en

imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleur ou de joie, les menaces, les gémissemens ; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort (Rousseau 1750/1760 : 51).

Quant aux instruments à vent, la hauteur dépend de la longueur de la colonne d'air vibrant qui se traduit dans l’image de l’instrument à vent par le doigté du flûtiste (ou la longueur du tuyau d'orgue). Cependant, jusqu'au début du XVIIIe siècle, l'analogie, comme elle est utilisée

dans les textes grammaticaux, estpeu détaillée en ce qui concerne la distinction effectuée par les différents doigtés du flûtiste. Le détail n'est pas important pour le fonctionnement de l'image.

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Ce n'est qu'avec Du Marsais (ENC, art. « consonne ») et Harduin (1760), sous l'influence d'un contexte de plus en plus rationnel, que l’on établit le lien entre les différentes modifications des sons, provoquées soit par le doigté, soit par la langue78.Mais l’interprétation permet une

certaine latitude (supra).

Sylvain Auroux (1979 : 252-256) a montré les difficultés liées à l'image ne permettant pas de se libérer du paramètre de la hauteur dans la description de la voyelle. Sans remettre en question la lucidité de cette analyse, il nous semble pourtant que, pour apprécier le modèle de l'instrument à vent à sa juste valeur, on peut essayer de considérer le problème par l'autre bout et formuler la thèse que l'idée de la hauteur n'est que le représentant des phénomènes donnés par la nature. Pour vérifier cette proposition, on peut recourir à la description dodartienne de la hauteur du ton à l'égard de l'explication du fausset :

La force vient de l'ouverture extraordinaire de la glotte dans cette espece de Fausset & le Ton de l'extraordinaire vitesse de l'air poussé pour la production de ces Tons

par cette ouverture, & de l'extraordinaire contention des levres de la glotte pour contrebander les dilateurs du larynx, & produire les vibrations proportionnées à ces Tons. Et c'est en effet ce qui arrive jusqu'à un certain point dans les flûtes ordinaires79,

mais surtout dans la flûte Allemande, qui hausse de Ton sur chaque trou suivant la force dont on pousse le vent : de sorte que du foible au fort on peut monter de Ton de tout l'intervalle d'une octave & des autres accords qu'elle contient, & cela, par la même ouverture & sur le même trou. (Dodart 1706 : 141)

A première vue, Dodart parle d'un phénomène qui permet de trouver techniquement plus de tons et de corriger l'intonation. On a même l'impression de pouvoir produire une sorte de

glissando (donc un passage en glissant rapidement par tous les intervalles de la flûte) comme l'associe le modèle du Président de Brosses que nous verrons dans le chapitre 3.1.2. Mais en réalité (et lorsque l'on regarde plus exactement on voit que Dodart était au courant de ce fait), sur la flûte traversière on ne peut faire monter le ton que d'un demi-ton à peu près par la seule aide du souffle, avant que le prochain son harmonique ne retentisse (pour les sons harmoniques,

cf. annexe 4.1). Plus facilement encore, on remarque le phénomène dont parle Dodart lorsque l'on regarde les tableaux qui indiquent le doigté des différents tons sur la flûte (annexe 4.1). La plupart des doigtés sont en effet identiques pour les tons dans la première et la deuxième octave de l'instrument. Le flûtiste choisit la hauteur du ton par la manière d'emboucher la flûte et de

78 ENC (art. « consonne » de Du Marsais) : « Supposons un tuyau d'orgue ouvert, il est certain que tant que ce

tuyau demeurera ouvert, & tant que le soufflet fournira de vent ou d'air, le tuyau rendra le son qui est l'effet de l'état & de la situation où se trouvent les parties par lesquelles l'air passe. Il en est de même de la flûte ; tant que celui qui en joüe y souffle de l'air, on entend le son propre au trou que les doigts laissent ouvert : le tuyau d'orgue ni la flûte n'agissent point, ils ne font que se préter à l'air poussé, & demeurent dans l'état où cet air les trouve. Voila précisément la voyelle. »

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diriger l'air dans le corps de l'instrument. La marge de manœuvre dont dispose l'homme est à la fois donnée et encadrée par la nature80.

Mais au bout du compte, la correspondance « inexacte » entre une voyelle et un doigté précis (et comme suite logique la hauteur du ton) n'est pas au cœur de ce type d'exploitation de la mise en parallèle. On peut aussi argumenter que Du Marsais explique tout simplement que chaque voyelle fonctionne comme le son continu produit par une flûte : n'importe quelle voyelle et n'importe quel son continu, produit par n'importe quel doigté. Harduin répète même le déterminant quantitatif divers : « Les voyelles répondent aux tons divers causés par la diverse

application des doigts sur les trous de la flûte » (1760 : 8 ; souligné par nous). L'idée essentielle est manifestement, à côté du fonctionnement général bien entendu, de montrer la variété des voyelles représentée par les différents doigtés – d'ailleurs beaucoup plus nombreux que le nombre des voyelles de base généralement retenues dans les grammaires –, et non d’établir une correspondance directe. En dépit des problèmes que la comparaison provoque incontestablement à une description distinctive des voyelles, l'idée fondamentale est la flexibilité des éléments qui reflète que l'objet a des traits vivants.

Il nous semble qu'il s'agit ici d'une caractéristique épistémologique très importante. Malgré les rapports apparemment concrets établis par quelques auteurs au XVIIIe siècle, plus que

l’aspect corporel (de sa nature technique et mécanique), l'image de l'instrument à vent est destinée à représenter la diversité et la variation. Animée par le souffle, elle renvoie à l'âme, aux sensations et à l'idée que ce qui est transmis, est vivant. Car, pour commencer la réflexion par l’autre bout, l’âme est l’élément sensitif de l’homme vivant. Toute activité mentale, mais notamment les états d’âme de l’homme, se traduisent par la respiration (Ponzo 1949) qui met en mouvement l’air (c’est-à-dire le souffle) dans l’appareil phonatoire. Ce souffle porte non seulement techniquement les sons langagiers produits par l’homme, ou les tons formés sur un instrument à vent, mais aussi les traces de la personnalité et les signes de l’état d’âme momentané de celui qui parle, chante ou joue. Dans un état de choc, souvent la respiration s’arrête (Ponzo 1949) et le souffle s’interrompt. Lors d’une émotion forte (ou lorsque par exemple le joueur d’un instrument à vent n’arrive pas à contrôler sa nervosité), le souffle est

80 Si l'on fait l'inventaire des possibilités que le flûtiste a à sa disposition pour moduler la hauteur du ton, on peut encore ajouter la position des lèvres qui donne la direction dans laquelle l'air est émis. Tout compte fait, s'il existe nettement une marge, chaque ton reste toujours bien séparé du prochain. On voit ainsi se dessiner une différence profonde avec le continuum vocalique chez de Brosses (cf. ch. 3.1.2).

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souvent mal maîtrisé : la voix « tremble et trahit l’état de confusion et d’émotion du parleur, du chanteur ou du joueur. Il ne suffit alors pas de décrire le fonctionnement de la voix par l’analyse du jeu des organes : en vérité, la voix est variable et elle dépend des facteurs non-techniques : la vision de la vie, l’état général (physique et psychique), et notamment l’état mental et émotionnel du parleur (ou musicien) même.

Généralement, la voix peut alors être regardée comme le signe de la vie, et cela sous deux angles. Le premier concerne la vie physique : sans vie, ni souffle, ni voix. Le deuxième se rapporte à la vie psychique, car sans les empreintes personnelles, on parle d’une voix blanche, c’est-à-dire d’une voix sans expression et sans timbre particulier. C’est ainsi que l’on comprend la remarque de Morel (1756 : 31) qui constate que « dans un animal mort, l'Instrument à vent

est détruit, & que le seul Instrument à corde subsiste ». Même si techniquement l’instrument à

cordes (c’est-à-dire l’appareil phonatoire) donne encore la possibilité de former des sons, une véritable émission de voix n’est possible que par l’action (de la respiration, donc de l’émission du souffle) de l’instrument à vent.