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2 L’air, le souffle, le vent et l’âme

3.2 La corde dans l’instrument combiné

3.2.3 Un problème épistémologique

L'analyse suivante reprend un cheminement d'idées que Catherine Kintzler (2006 : 343) a développé se rapportant à Rameau. Selon elle, en comparaison avec la méthode cartésienne, on remarque chez le musicien un mélange de deux domaines de la connaissance scientifique : celui du savoir défini selon l'ordre raisonné par des méthodes mathématiques et démonstratives et celui qui revient à l’observation et à l'expérimentation, et qui reste inaccessible pour l'homme par le chemin raisonné de la déduction. Ce deuxième domaine concerne par exemple le rapport des harmonies musicales entre elles ou l'origine du langage. Pourquoi ? Les résultats de Rameau reposent non sur un cheminement logique, mais sur des conclusions tirées d’observations. Si les raisonnements de chacun des deux domaines peuvent être concluants et – notamment – vrais, il importe de ne pas les mélanger dans une seule argumentation, selon Kintzler.

Nous formulons ici l'hypothèse que l'on peut reprocher à de Brosses une « faute » du même type. Comme le remarque Escal (1984), « la pensée de Rameau est empreinte d’un rationalisme naturaliste » qui rend compte de la notion de plaisir, mais qui ne satisfait pas pour un raisonnement scientifiques au sens strict, comme celui de d’Alembert147. Le jugement du goût

147 On sait que d’Alembert était au début tout à fait intéressé par l’œuvre de Rameau dont il publia même une version de vulgarisation sous le titre Elémens de musique théorique et pratique suivant les principes de

M. Rameau (1752). Pourtant, la deuxième édition de cet ouvrage de 1762 montre une relecture très critique, notamment visible dans le « Discours préliminaire » : d’Alembert suit encore les théories harmoniques de Rameau, mais il n’est plus d’accord avec les conclusions esthétiques et philosophiques qu’en tire Rameau. Si

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ne peut pas être ramené à un « jugement scientifique par concepts » (Escal 1984). La théorie des rapports entre les sons musicaux est un autre exemple. Regardons ce que fait Rameau :

D’abord, Rameau revendique une approche mathématique pour les théories lorsqu’il déclare en 1750 :

Conduit, dès ma plus tendre jeunesse, par un instin mathématique dans l’étude d’un Art pour lequel je me trouvois destiné, & qui m’a toute ma vie uniquement occupé, j’en ai voulu connoître le vrai principe, comme seul capable de me guider avec certitude, sans égard pour les habitudes ni les regles reçûes (1750 : 110).

A partir de 1722, le musicien développe la théorie du corps sonore148, composé du son

fondamental et des sons harmoniques qui forment un accord avec le premier. Ainsi, mi et sol sont des sons harmoniques du son fondamental do. L'accord parfait (l'accord majeur) ainsi obtenu est « immédiatement donné par la Nature » (Académie 1754 : 160). Ce constat relève d’une observation empirique de l’expérience d‘un musicien qui perçoit le monde musical. Plus tard avec la théorie développée dans le Code de la musique (1760), les fondements qu’utilise Rameau pour ses réflexions ne sont plus un concept calculable par les moyens que prêtent les sciences comme les mathématiques. Il forge au contraire une théorie où la résonance et les corps sonores (c'est-à-dire, des éléments qui font partie du deuxième domaine des connaissances, celui fondé sur l’expérience, sur l’expérimentation et sur la déduction) deviennent le point de départ de toute explication. Ainsi, l’accord n’est plus regardé comme un assemblage d’intervalles, mais il se définit par le rapport que chaque note tient avec la note (basse) fondamentale (cf. Charrak 2001). Comme le constate Escal (1984), « Rameau croyait en l’unité de l’art et de la science, de la production et de la vérité. La musique était la manifestation de l’ordre et de l’unité de la nature, l’esthétique a pour lui un fondement objectif. »

D’ailleurs, Rameau constate même que le corps sonore « surpasse notre intelligence » (1760 : 237). Or, un objet qui ne peut être cerné qu'avec l'expérience se voit doté du statut d'un objet mathématique relevant du premier domaine, abordable par la raison149. Voilà la première

faute épistémologique de Rameau, selon Catherine Kintzler.

Quant à de Brosses, il établit une sorte de relation mathématique qui n'est pas prouvable. Ainsi, lorsqu'il s'agit de réfléchir sur la langue primitive, de Brosses constate que seule une

l’observation et l’expérience sont la base des recherches sur la musique, cette démarche peut aboutir dans une description, mais jamais dans une véritable explication des phénomènes, selon d’Alembert (cf. Escal 1984). 148 Voir l’explication, annexe 4.5.2.

149 Cf. O’Dea (1994) qui formule une réserve comparable : « toute la doctrine de Rameau repose sur une

hypothèse que celui-ci ne justifie nulle part, à savoir qu’il existe une correspondance profonde entre la nature en tant qu’ensemble de phénomènes physiques et la nature de l’homme. »

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« methode générale et métaphysique prise au sein de la nature » convient à ce dessein. Sa réflexion se fonde sur l'observation des enfants qui commencent à parler – des données empiriques alors – et la considération des « premières causes qui excitent la voix humaine à

faire usage des facultés », c'est-à-dire de données comme les sentiments et autres conditions extérieures fortement probables (de Brosses 1765 : 221). De la même manière, sa description de la voyelle a comme la « voix pleine & entiere » (1765 : 113), une remarque qui renvoie au timbre et à la résonance, est un fait improuvable (au moins à l’époque sans les moyens de l’instrumentation). Elle a son origine dans les diverses observations et différentes descriptions sur la formation et le timbre des voyelles dans les grammaires françaises.

Restons un moment sur ce problème. L'argument du Président de Brosses ne se fonde alors que sur la tradition. Pour Cordemoy, la grande ouverture de la bouche quand on crie – un son a

priori fort et peu modulé – est nécessairement celui d'un a. Selon Beauzée, le a retentit, en opposition aux voyelles labiales, « dans la cavité de la bouche » (ENC, art. « voyelle »). Le critère de la résonance (qui joue également un rôle primordial dans la théorie ramienne des corps sonores) entre en jeu. Mais il relève des phénomènes observables. Dans ce domaine, les hypothèses sont validées par l’expérimentation. Leur validation empirique pourtant n’égale pas automatiquement une explication théorique.

De Brosses ajoute l’argument que le son a est toujours considéré comme la première voyelle, ou par sa position initiale dans l'alphabet, ou par recours à d’autres observations et raisonnements150. Certes, on peut observer comme le Président que les enfants commencent à

parler en utilisant a priori un certain son. On peut également comparer les voyelles entre elles et constater que le son du a paraît plus plein ou rond que celui de tous les autres. Pourtant, rien ne permet d'en déduire que la plénitude de ce son correspond au maximum acoustique possible. Qui prouve qu'il n'y a pas un entonnoir encore plus grand que celui du a ? Ne peut-il pas exister un son plus plein que le a, un son qui n'est peut-être plus signifiant dans les langues humaines connues ?

La comparaison devient encore plus problématique lorsque l'on regarde l’image de la ligne. Selon de Brosses, le son du a correspond à la corde de la parole dans toute sa longueur. Soit.

150 Nous ne citons que deux exemples. Pour Ramus (1572 : 5), « La premiere des [voyelles] ouuertes ceƒt, A,

que nos Gaulloys ont nomme Alpha, elle na rien de different auec les Grecs & Latins. » Diderot (1751 : 186) explique que « Le son de la voyelle A se prononçant avec beaucoup de facilité, fut le premier employé. » Souvent, ce raisonnement est soutenu par l'argument que le a est la première voyelle prononcée par les enfants. De Brosses (1765 : 142-144) renvoie à ce propos à Scaliger (De Causis I), Plutarque (Symposiae ix. 2) et Juste- Lipse.

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Suite à l'équation de d'Alembert, on peut envisager de calculer une courbe vibrante en l'imaginant comme une infinité de petites lignes droites : grâce à la linéarité de l'équation, toute variation dans l'espace peut compenser les variations temporelles. Mathématiquement, la réduction de l'image multidimensionnelle à son axe comme l'effectue de Brosses semble justifiée et logique, c’est-à-dire que, théoriquement, la position de chaque voyelle sur la corde pourrait être calculée. Néanmoins, cette fois le but de la réduction n'est pas un calcul arithmétique net, mais la description et l'explication d'un phénomène physique complexe. On sait que la longueur de la corde (en combinaison avec les facteurs masse et tension) détermine la hauteur du ton. Mais peut-on en déduire que la longueur de la partie vibrante influe également sur le timbre et sur la qualité du son ? De Brosses constate simplement :

il n'y a personne qui ne se soit aperçu que pour former dans leur ordre les cinq voyelles vulgaires, on ne fait qu'accourcir successivement la corde », qui correspond à celle « tendue sur un instrument où les divisions sont marquées par des touches dans toute sa longueur. » (De Brosses 1765 : 113)

Ces données, tout comme les corps sonores de Rameau, ne sont ni objectives, ni prouvables par une démarche logique : elles reposent sur une sensation ou une expérience personnelle ou, autrement dit, elles sont prises d'une observation jugée « donnée par la nature ». Mais à la vérité, comme Rameau, de Brosses se sert de ce type d'observation pour en bâtir une théorie. De la même manière, dans les traités de Bérard et de Blanchet, toutes les explications et réflexions visent à rendre maîtrisable l'expression de la passion et du sentiment par des règles précises. Ainsi, chez eux, le modèle pris d'un traité médical et réduit à la corde, c'est-à-dire l'élément observable et mesurable, sert de base pour en fonder une théorie spéculative (cf. partie II, ch. 3.2). C’est la première faute que l’on peut attribuer aux théories de Rameau (selon Kintzler) et de Brosses.

La deuxième faute de Rameau, toujours selon Kintzler (2006 : 343), est de « sortir du champ

scientifique, qui par définition est contrôlable (soit par la démonstration, soit par la falsification expérimentale) ». Ainsi, ses hypothèses restant improuvables, les théories qu'il construit sur elles le sont également. On peut faire exactement la même remarque pour de Brosses. Comme c’est le cas pour Rameau, « son hypothèse une fois mise hors de portée de

toute épreuve possible, il n’est pas étonnant qu’il ait toujours raison » (Kintzler 2006 : 343, sur

Rameau).

On retrouve ici le problème que Sylvain Auroux a déjà relevé dans La Sémiotique des

Encyclopédistes (1979 : 252) et que nous avons essayé de revoir au sujet de la signification de l'image du type « à vent ». Comme l'explique Auroux, la répartition de la corde correspond

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physiquement à une distinction selon la hauteur – qui n'est pas identique au timbre. Il faut le détour par le traitement à égalité de la voyelle et du son en général (certes une des caractéristiques pour la distinction entre voyelles et consonnes à l'époque) pour pouvoir établir un lien entre la suite des voyelles et une corde. Dans le cas de nos deux auteurs, il en résulte que personne ne peut plus prouver si les fondements des théories, bâties sur les données empiriques résultant des sensations, soient vrais ou faux. Rameau s’appuie sur un phénomène naturel, de Brosses sur un lien généralement établi, mais sans preuve réelle. On ne peut contester les théories qu'en admettant l’inexactitude des hypothèses sur lesquelles elles sont bâties ou en cherchant des données qui contredisent ces théories. Par conséquent, chaque théorie est transportée dans un domaine inaccessible à tout débat rationnel (cf. Schweitzer : à paraître).

Comme les raisonnements de Rameau et de de Brosses se déroulent à peu près à la même époque (le Code de Rameau paraît en 1760, le Traité du Président de Brosses en 1765, mais une version manuscrite fut connue bien avant, voir le discours préliminaire de son texte de 1765), il nous semble justifié de parler non plus de « fautes » méthodologiques, mais, sous l'angle historique, plutôt d’une nouvelle approche épistémologique. Dans les deux domaines, grammaire et musique, il y a un groupe d'auteurs qui change de paradigme et qui s'éloigne de la doctrine cartésienne d’un dualisme net entre les données fondées sur l’expérimentation ou sur la raison.