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Partie I: Cadre théorique et problématique de recherche

3. Les relations de voisinage

3.3 Aspects généraux des relations de voisinage

3.3.1 Les voisins et leurs caractéristiques

Une des caractéristiques essentielles des voisins est qu’ils ne sont pas choisis, sauf exception, mais bel et bien imposés par les hasards du renouvellement des occupants des appartements et des choix de la régie qui les gère (Steinmann, 2006, p. 1). Suivant la même logique de définition du voisin, La Mache considère que le voisin représente une forme spéciale d’altérité, en tout cas a priori : il est la personne avec laquelle « (…) on n’a rien de commun. » (La Mache, 2003, p. 481). La seule chose qui est partagée dès le départ avec lui, c’est l’espace… et les problèmes qui peuvent aller avec. Comme on l’a déjà cité dans ce travail de bachelor, « il est l’inconnu à tête connue.» (La Mache, 2003, p. 481). Bien sûr, cela n’implique pas que se développe avec lui des relations d’ordre personnel, mais le partage des espaces semi-publics ou publics impose au minimum certaines formes de côtoiement. Dans le meilleur des cas, toutefois, le développement de bons rapports interpersonnels peut devenir une chance tout à la fois de mieux connaître l’autre, de dépasser d’éventuels préjugés et d’améliorer en conséquence sa propre intégration sociale dans le quartier (Steinmann, 2006, p. 4).

Mais comme cela a été déjà souligné à plusieurs reprises et vient d’être rappelé dans la présentation de cette partie du chapitre 3, la similitude de l’habitat physique n’implique pas une façon unique de le vivre (La Mache 2003, p. 473). Chaque habitant a sa manière d’aménager son espace, d’y évoluer, de se comporter, d’ouvrir ou de fermer sa porte. Mais que ce soit dans son propre appartement, d’où peuvent s’échapper bruits et odeurs, ou dans les lieux collectifs qui

l’entoure, chaque habitant interfère avec ses voisins. On peut alors considérer avec Wimmer qu’une des clés les plus générales de ce côtoiement est « (…) le ‘maintien de l’ordre’ dans l’environnement social et spatial (…) » (Wimmer, 2003, p. 204) dans cet habitat partagé, notamment en matière de comportement de chacun. Ce maintien de l’ordre établi recouvre la propreté, la tranquillité et également la stabilité des relations sociales.

L’attention portée aux voisins provient d’abord des nuisances qu’ils produisent, affirment De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008). Nous venons d’évoquer à ce propos le bruit et (surtout, disent-ils) les odeurs. Dans la revue Habitation, Zimmermann Oertli (2004, p. 18), responsable du service juridique de l’Association Suisse des Habitants (ASH), a fait un inventaire de ces nuisances qui font l’objet de plaintes. Comme dans un inventaire à la Prévert, on y trouve les ordures laissées au mauvais endroit, les bruits nocturnes de radio, de télévision ou de chaises remuées, les moments de danse chaussures bruyantes au pied, les bruits des lave-linges, les enfants qui jouent en dehors des emplacements qui leur sont réservés, la présence de chiens que les règlements interdisent, les odeurs de cuisine exotique (et le relent de xénophobie qui accompagne ce jugement), le non-respect des règles d’usage de la buanderie, le parcage des voitures d’habitants ou de personnes totalement étrangères aux immeubles sur les places réservées aux visiteurs, les conflits familiaux et leur violence verbale, voire physique. De leur côté, Chamboredon & Lemaire estiment que si le thème du bruit est aussi récurrent, c’est qu’il « (…) rappelle, jusque dans l’intimité, combien sont étrangers des voisins qui vivent selon d’autres horaires et d’autres mœurs, les bruits les plus désagréables étant ceux qui proclament des méthodes d’éducation brutales ou trahissent des habitudes de sexualité différentes, bref ceux qui attestent l’‘impolitesse’ ou l’‘inculture’. » (Chamboredon & Lemaire, 1970, p. 19).

L’habitat collectif est donc une source de contraintes. Selon De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008), habiter requiert une attention aux personnes et au lieu de résidence. Cohabiter impose une négociation permanente entre l’affirmation de son identité, de ses pratiques et de ses représentations et les réactions qu’elle entraîne chez les autres (Haumont, 2005, cité dans De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008). Cette négociation se déroule selon « (…) un système de conventions lesquelles définissent le cadre d’une entente, d’un accord possible. » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008). Ces conventions sont faites de règlements explicites et de règles tacites, qui imposent des contraintes et des obligations par rapport auxquelles chacun dispose d’une marge de manœuvre. L’appréciation de cette marge et son utilisation effective varient selon les habitants, leur durée de résidence et la taille des familles. Les compromis nécessaires reposent en général sur un principe de réciprocité (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008). Quand celui-ci fait défaut, quand l’ouverture des uns fait face à la fermeture des autres à un accommodement, des tensions, voire des conflits apparaissent. Les pages consacrées aux dimensions des relations de voisinage reviendront sur ce point.

Les normes de voisinage ont pour fonction première de limiter les tensions et de prévenir l’apparition de conflits. Le plus souvent, selon Wimmer (2003), ces normes ont été progressivement établies par les résidents de longue date. De ce point de vue, il relève que les nouveaux habitants qui ne reconnaissent pas l’ordre établi sont vécus par les habitants anciens « (…) comme une menace contre son propre espace vital et son identité. » (Wimmer, 2003, p. 205). Wimmer estime en somme que les groupes considérés comme les plus « problématiques » se différencient surtout par leur degré d’acceptation de l’ordre établi. Ainsi, des nouveaux arrivants d’origine suisse peuvent moins bien s’intégrer que des immigrés italiens ou espagnols des premières vagues qui auraient assimilé ou qui possédaient déjà les valeurs dominantes. Le passeport importe donc moins que le degré de conformité à ces valeurs. « On distingue donc comme classification sociale centrale les groupes intégrés dans l’ordre établi et ceux qui menacent ce dernier. » (Wimmer, 2003, p. 206). La distance ethnoculturelle n’est donc pas aussi importante selon lui que le disent nombre d’auteurs. Il a ainsi pu constater dans ses recherches

que des immigrés italiens ou turcs de la première génération peuvent être plus opposés à des immigrés plus récents, d’ex-Yougoslavie par exemple, que des ressortissants suisses. C’est évidemment encore plus vrai, on le sait, lorsque la question du statut (réfugiés, sans papiers) intervient et pèse sur l’accès aux aides sociales. Les habitants plus anciens tendent alors à se considérer comme injustement défavorisés.

En somme, intégration et exclusion ne dépendent pas tellement de l’appartenance ethnique dans les quartiers d’immigration ou dans les nouvelles constructions, mais bien davantage de la proximité ou de la distance entre les anciens et les nouveaux habitants. Avec cette affirmation, Wimmer est très proche des résultats de l’étude d’Elias & Scotson (1997) effectuée dans un contexte de populations qui se ne distinguent pas par la nationalité, mais par des provenances régionales différentes. Cette forme d’endogamie des relations ne doit cependant pas être prise comme une fermeture ; Wimmer (2003, p. 223) constate en effet que les personnes interrogées cherchent le plus souvent à l’extérieur de leur groupe (trois fois sur quatre) les aides dont elles ont besoin pour discuter de problèmes importants ou les individus et familles avec lesquels elles entretiennent des rapports réguliers. Cela s’explique entre autres, selon Wimmer, par le fait qu’avec le temps leurs réseaux sociaux, leurs rapports de voisinage, de connaissance, d’amitié et même de parenté tendent à se rapprocher. Il est possible d’y voir autant de signes d’intégration effective des personnes d’origine migrante dans le tissu social suisse.

Leloup & Germain (2008, p. 167) pensent également qu’il ne faut pas se fier aux apparences de tensions d’origine ethnique entre voisins de HLM ; elles sont le plus souvent communes aux habitats collectifs, même s’ils estiment qu’il faut aussi tenir compte du fait que les différences culturelles entre groupes d’habitants tendent à rendre plus difficile l’établissement d’une communauté locale.

Elias & Scotson vont dans le même sens lorsqu’ils constatent que dans le faubourg de Winston Parva (Angleterre), « (…) les nouveaux venus sont victimes de ségrégation, de stigmatisation et de rejet, alors qu’ils ne diffèrent ni par la race, ni par la langue ou la culture nationale, ni par la classe » (Elias & Scotson, 1997, p. 14). C’est en quelque sorte la peur que ces nouveaux « autres » déstabilisent le quartier, menaçant son bien-être, son mode de vie, bref le système qu’il constitue. Pour les auteurs, c’est le résultat de rapports sociaux de pouvoir. En dominant, on maintient plus facilement son pouvoir. L’exclusion et la stigmatisation des « outsiders » est un moyen efficace pour perpétuer l’identité et la suprématie des habitants établis de longue date (Elias & Scotson, 1997, p. 38). Cette analyse rappelle le rôle que joue le bouc émissaire dans le renforcement de l’appartenance au groupe et dans la sauvegarde de sa cohésion sociale, dans la genèse et le maintien d’une identité collective.

La distinction entre anciens et nouveaux résidents perd toutefois de sa pertinence pour les habitants entretenant des rapports de voisinage plus fréquents, intenses et intimes. Wimmer constate que la proximité spatiale ou les critères qui viennent d’être évoqués n’expliquent plus le contour des groupes qui se forment dans ce contexte relationnel ; on retrouve un entre-soi, les Suisses tendant à rester entre eux, tout comme les Italiens ou les Turcs (Wimmer, 2003, p. 213). Avec le temps, toutefois, les groupes d’immigration plus ancienne tendent à s’ouvrir davantage à d’autres groupes, ce qui ne s’explique peut-être pas seulement par un rapprochement social, culturel et économique, mais aussi sans doute par le fait que durant les premières années de présence en Suisse, la langue et le besoin d’entraide conduisent « naturellement » à s’adresser à des compatriotes (Wimmer, 2003, p. 214). Dans une étude portant sur un grand ensemble genevois, celui des tours de Carouge1, Wicht, Chuard & Seiler (2006) ont développé une conception un peu plus complexe de la notion de proximité sociale et économique en faisant un

1 Il s’agit de six tours d’une vingtaine d’étages dont la construction s’est terminée il y a une quarantaine d’années et se situant à la limite de la ville de Carouge, dans la banlieue genevoise, juste à côté d’une zone artisanale et commerçante.

inventaire des manifestations de cohésion sociale unissant les habitants qui y étaient établis de longue date. Ils relèvent le sentiment d’appartenir à un même groupe social (ouvriers), le partage de valeurs telles que l’effort personnel, le travail, les sacrifices pour de bonnes conditions de vie, le sentiment d’appartenir à un lieu (Carouge), le poids de cooptation des premiers habitants, qui se connaissaient souvent avant d’emménager, une convivialité de proximité plus que des liens approfondis, des règles tacites mais prégnantes de comportement (respect du matériel et des espaces communs, limite du bruit et respect des horaires, bonne éducation des enfants) (Wicht, Chuard & Seiler, 2006, p. 11). En fait, il s’agit pour beaucoup de règles qui relèvent du bon sens, d’un comportement respectueux des autres et de l’environnement, telles qu’on peut les trouver dans les usages locatifs en vigueur à Genève. Ces règles sont, comme nous l’avons vu a contrario à travers un certains nombre de résultats de recherche, d’autant plus faciles à respecter que les personnes partageant un même espace d’habitation sont plus proches du point de vue de leurs pratiques et de leurs valeurs.