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Partie I: Cadre théorique et problématique de recherche

3. Les relations de voisinage

3.3 Aspects généraux des relations de voisinage

3.3.2 Dimensions des relations de voisinage

Comme on l’a vu plus haut avec Steinmann (2006, p. 1), le voisin est en général imposé, rarement choisi. Les relations entre voisins sont donc à créer de toute pièce, en quelques sorte, ce qui suppose une initiative le plus souvent individuelle, consistant à entrer en contact, voire à ouvrir sa porte. Si personne ne le fait, les voisins – ou certains d’entre eux – observent les autres à distance et en restent là. Lorsque le contact a été créé, il faut encore gérer le rapport entre proximité et distance, afin de préserver sa tranquillité et celle de son entourage. Cette gestion d’ouverture et de fermeture est évidemment source de conflits potentiels. Lorsque des contacts préalables existent dans le nouveau lieu d’habitation (famille ou connaissances y résidant déjà), ou si des voisins s’impliquent dans des réseaux facilitant les échanges, la prise de contact est évidemment facilitée.

Dans cette création de contacts comme dans leur entretien ultérieur, les habitants ne cherchent en général pas tellement à se distinguer de leurs voisins. De Gourcy et Rakoto-Raharimanana (2008) constatent que c’est la conformité qui domine : ils tirent le plus souvent une satisfaction du respect des normes et des règles, ainsi qu’un sentiment de valorisation personnelle par cette contribution à la vie commune.

Les contacts ne sont d’ailleurs pas si fréquents, comme nous l’avons vu avec quelques données suisses. Après avoir fait le tour de la littérature scientifique anglo-saxonne, Kirszbaum arrive aussi à la conclusion que les interactions entre personnes partageant un même espace sont très limitées (Kirszbaum, 2008, p. 80). Cette limitation ne dépend pas seulement de la répartition spatiale des différents types de logements, mais aussi et sans doute surtout des diverses sources de clivage entre groupes : revenus, âge, composition de la famille, niveau d’éducation, ainsi qu’aux différences dans les façons de vivre. Une enquête conduite sur sept sites américains où cohabitent des groupes sociaux différents conclut que « le niveau d’interaction entre les différents groupes apparaît insignifiant » (Brophy & Smith, 1997, cité dans Kirszbaum, 2008, p. 80). La plupart des études évoquées par Kirszbaum (2008) aboutissent à ce type de conclusion, qu’elles soient anglaises, néerlandaises ou françaises.

Comme nous venons de le voir dans la partie précédente de ce chapitre, De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008) estiment que le voisin, « proche et lointain à la fois, (…) suscite intérêt et curiosité. ». Cette tension entre proximité (spatiale) et distance (sociale) nécessite des apprentissages divers et progressifs pour trouver la bonne combinaison. Il faut notamment apprendre à respecter la variété des modes d’habiter et des façons de vivre. Des « ajustements réciproques » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008) sont nécessaires, débouchant idéalement sur des compromis permettant de désamorcer et de résoudre les conflits. Pour ces auteurs, le degré de tension entre proximité et distance relationnelle diminue ou augmente en

fonction de la proximité spatiale. « La proximité induit des devoirs – formes morales d’une attention à l’autre – auxquels on choisit de se plier ou pas (…) » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008), mais elle implique également une distance permettant de préserver l’intimité de chacun. La distance passe tout à la fois par des règles de courtoisie situant la relation au niveau de la bienveillance, et de la réserve. La convivialité, sorte de pas intermédiaire vers une intimité potentielle (cf. ci-dessous), est le plus souvent rare ; dans la plupart des contacts, « elle s’efface au profit de la civilité, principale forme régulatrice du lien social entre proches voisins ». (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008). La civilité est composée de courtoisie et de respect. Elle exprime retenue et discrétion, « (…) conditions nécessaires pour que se manifeste l’‘ invisibilité’ de celui qui habite si proche et si loin à la fois. » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008) et permet ainsi de s’accommoder à l’autre. La civilité peut déboucher sur des formes d’entraide et de solidarité, le plus souvent ponctuelles, qui nourrissent la relation.

Dans une dynamique comparable oscillant entre proximité et distance, Lefeuvre (2005, p. 92) estime que la proximité spatiale, notamment lorsqu’elle est contrainte, peut engendrer des efforts de prise de distance, de maintien à distance. Si le quartier est connoté négativement, l’effort de distanciation peut aller jusqu’à la volonté de le quitter. Mais si les chances de mobilité sont réduites, attachement et ancrage social peut en résulter (Lefeuvre, 2005, p. 93). Lorsque les échanges verbaux se réduisent ou disparaissent, il reste la communication indirecte, faite de comportements, de regards, etc., communication qui tend à augmenter avec la proximité spatiale (Lefeuvre, 2005, p. 93). Même avec ce type de communication, le voisinage « (…) non seulement favorise la confrontation des mœurs, mais aussi contribue à la fabrication des différences et des ressemblances entre modes de vie ». (Lefeuvre, 2005, p. 96). Si la proximité spatiale favorise les conflits, Lefeuvre souligne toutefois que « tout le monde est capable, semble-t-il, de s’accorder avec tout le monde pourvu que chacun garde ses distances » (Banton, 1971, cité dans Lefeuvre, 2005, p. 97).

Dans l’enquête « Voisinage » déjà citée, Steinmann (2006, p. 4) constate que le fait de nouer des contacts directs facilite l’installation de bons rapports de voisinage, qui constituent dès lors une ressource en termes d’échanges de services, mais aussi de communication et d’ouverture. On retrouve alors la convivialité qui a été évoquée plus haut, qui contribue selon De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008) à donner forme au vivre-ensemble, permettant une mobilisation des habitants, un appel à la responsabilité de chacun. Mais la convivialité ne s’observe que rarement dans les relations entre proches voisins.

Comme on l’a vu dans le chapitre consacré à la mixité sociale et à la mise en œuvre de politiques du logement cherchant à la favoriser, les différences de race, d’ethnie, de culture rendent les relations de voisinage plus délicates. Selon Rose & Iankova (2005, p. 135), à une échelle très petite (un bâtiment, un bout de rue), la mixité sociale n’est en général bien acceptée que par les personnes qui l’ont effectivement choisie. Ce sont souvent des membres des nouvelles couches moyennes, ouvertes sur les autres et le monde. Pour les autres groupes, comme nous l’avons déjà vu, c’est au contraire une stratégie de retrait des espaces publics locaux et de réduction des contacts qui tendent à dominer (Amin, 2002, cité dans Rose & Iankova, 2005, p. 136). Ces stratégies de repli et de retrait tendent bien sûr à augmenter l’incompréhension réciproque et les tensions, voire les conflits qui y sont liés. Cela est particulièrement vrai, notent les deux auteurs, lorsque la cohabitation n’est pas choisie, ce qui est généralement le cas des logements sociaux (Rose & Iankova, 2005, p. 136).

Une recherche effectuée dans sept quartiers multiethniques de Montréal débouche toutefois sur des conclusions moins pessimistes que celles d’autres auteurs dans les cas de mixité plus ou moins contrainte. Les auteurs de cette étude constatent une cohabitation « pacifique mais distante » (Germain, Archambault, Blanc, Charbonneau, Dansereau & Rose, 1995, cité dans Rose & Iankova, 2005, p. 136), avec des contacts respectueux, mais sans qu’ils débouchent sur

de véritables rapports interculturels. Dans leur étude également réalisée dans une banlieue montréalaise à caractère multiethnique, Rose & Iankova (2005, p. 147) constatent que des pratiques différentes sur la surveillance des enfants d’âge scolaire ne recoupent pas forcément des différences ethniques. Chamboredon & Lemaire (1970, p. 26) relèvent que les jeunes de milieu populaire, contrairement à leurs camarades de milieu plus favorisé, restent confinés dans leur quartier, se réunissent entre voisins, en quelque sorte. Cette présence plus ou moins permanente de ces jeunes dans le quartier les met en conflit fréquent avec les adultes des classes moyennes. Aux tensions et conflits entre personnes de milieux sociaux différents s’ajoute dans cette situation (qui ne concerne sans doute pas que les grands ensembles français) des tensions et conflits entre classes d’âge.

Des positions antagonistes dans le champ culturel ou social peuvent entraîner des rapports de domination, comme on l’a également vu dans le chapitre sur la mixité sociale. A l’extrême, les rapports de domination peuvent déboucher sur des rapports d’exclusion. Le conflit entre de tels groupes peut rester latent ou devenir ouvert. C’est ce qui se passe par exemple dans le grand ensemble HLM Sillon de Bretagne, étudié par Pinçon (1981). Il observe que chaque groupe a des pratiques qui lui sont propres et qui divergent de celles des autres groupes. « (…) aller faire ses courses en chaussons et avec ses bigoudis ou en souliers et coiffée (…) choque, (…) provoque la réprobation réciproque. » (Pinçon, 1981, p. 530). Les pratiques différentes aboutissent parfois à des formes d’exclusion : « (…) les fêtes d’une communauté à Ramadan ou Noël – excluent le repos des autres (…) » (Pinçon, 1981, p. 530). Pour que chaque groupe puisse vivre comme il l’entend, il doit lutter contre les autres pour s’imposer ou être respecté. A défaut, il ne reste comme choix que « (…) la fuite, réelle ou imaginaire ». (Pinçon, 1981, p. 530).

Civilité et convivialité, proximité et distance, accommodements, tensions et conflits, ces modalités de relations de voisinage constituent évidemment un aspect très important du vécu de voisin. Dans leur analyse dévolue notamment à la qualité de vie des familles dans l’habitat, Pattaroni, Thomas & Kaufmann (2009, p. 14) estiment qu’elle dépend de trois types de qualités spécifiques :

- La qualité sensible, soit le contentement de chacun lié aux caractéristiques de l’environnement construit (espaces verts, densité et types de constructions, charme attribué au bâti, etc.).

- La qualité sociale, soit le développement de relations sociales satisfaisantes qui dépend de la conception des rapports aux autres et de l’engagement dans la société (p.ex. individualisme ou communautarisme), de l’environnement social (composition sociale du voisinage, types de relations de voisinage, vie associative, réputation du quartier, etc.) et de l’environnement construit (qualité des espaces intermédiaires et publics et facilité d’accession, répartition privé – public, etc.).

- La qualité fonctionnelle, soit la dimension pratique des activités quotidiennes qui dépend des modes de vie (préférences de moyens de transport, importance accordée à la proximité des infrastructures) et de l’environnement construit (proximité des infrastructures liées à la vie quotidienne, qualité des réseaux routiers et de transports publics).

On peut donc conclure avec De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008) que les relations de voisinage constituent un système complexe du point de vue des personnes en relation comme du point de vue de la diversité des valeurs, des normes et des pratiques concernées. Ce système complexe génère des degrés de participation variés aux relations de voisinage, du retrait à un fort engagement. « Tout se passe comme si habiter un espace résidentiel mettait à l’épreuve une certaine conception du vivre-ensemble fondée sur des devoirs et des obligations qui appellent également des formes de réciprocité. » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008).