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Partie I: Cadre théorique et problématique de recherche

3. Les relations de voisinage

3.3 Aspects généraux des relations de voisinage

3.3.4 Liens sociaux, réseaux et capital social

Il y a une quarantaine d’années déjà, Chamboredon & Lemaire (1970) constataient que la politique de mixité voulue par les autorités françaises dans le cadre des HLM avait évité la constitution de ghettos, mais qu’elle avait aussi eu des effets négatifs sur les modes de vie et sur le lien social. Elle avait en effet mis en contact direct des ménages dont les valeurs et les comportements divergeaient, notamment dans leurs rapports au temps et à l’espace. « Le

rapprochement contraint crée en lui-même une humeur ségrégative, dès lors que les petites différences finissent par occuper tout l’espace. » (Avenel, 2005, p. 70). La réhabilitation d’une cité HLM de Dreux en est un bon exemple. Les travaux de Tribalat (1999, cité dans Avenel, 2005, p. 70) montrent que la modification partielle du peuplement de cet ensemble, effectuée dans le but d’une plus grande mixité de sa population, a engendré des liens sociaux segmentés d’après des caractéristiques ethniques. Les politiques publiques de mixité sociale sont confrontées aux réactions des habitants qui mettent à distance les voisins socialement ou culturellement différents. Pire, on peut se demander si de telles politiques n’aboutissent pas au contraire à « (…) des effets ‘désolidarisants’ et à noyer les identités collectives et communautaires, installant alors en lieu et place des rapports individualisés de dépendance à l’égard des dispositifs d’assistance, là même où on en appelle à la ‘participation des habitants’. » (Avenel, 2005, p. 71).

Au-delà des rapports quotidiens de qualité et d’intensité variables analysés dans les pages qui précèdent, les relations de voisinage exercent une influence sur l’intégration sociale, comme le montrent Chamboredon & Lemaire. Celle-ci peut être abordée selon trois niveaux, qui jouent un rôle dans les différents aspects de la vie des gens, de la quotidienneté à l’emploi et à la vie économique et sociale, de l’insertion dans son habitat à l’intégration à de plus vastes regroupements sociaux.

Le premier niveau porte sur la nature et l’intensité des liens que l’on noue avec son entourage, qui peuvent être faibles ou forts. Au contraire des liens faibles, les liens forts s’inscrivent dans la durée, dans une fréquence d’échanges élevée « (…) avec une forte connotation émotionnelle (…) » (Granovetter, 2000, cité dans Viry, Kaufmann & Widmer, 2009, p. 73). Le plus souvent les liens forts sont constitués avec les proches, famille et amis. Les liens faibles concernent plutôt de simples connaissances rencontrées au travail, pendant les loisirs ou dans le voisinage de son logement.

Dans leur étude d’un quartier interethnique et défavorisé de Montréal, Rose & Iankova constatent l’existence d’une sorte d’« apprivoisement » (2005, p. 136) réciproque des différentes ethnies, qui peuvent s’expliquer par une sorte de « ‘routinisation’ des contacts » (Rose & Iankova, 2005, p. 136) qu’elles entretiennent, tout à la fois fréquents et peu impliquant (Germain, 1998, Simon, 1992, cités dans Rose & Iankova, 2005, p. 136). Ces contacts relèvent de ce que Granovetter (1973, cité dans Rose & Iankova, 2005, p. 136) appelle des « liens faibles », entre simples salutations, conversations anodines et petits gestes de bienveillance. C’est grâce à ces liens que se développent, comme nous l’avons vu précédemment, des regards croisés facilitant le dépassement des préjugés et de la peur de l’autre. Ce sont aussi les liens faibles qui permettent à de nouveaux venus ou à des habitants plus anciens mais marginalisés de ne pas se sentir exclus, mais reconnus et acceptés dans une certaine mesure. L’apparition de liens faibles est notamment favorisée par le partage d’approches éducatives similaires des enfants (Dowling, 1998, Holloway, 1998, cités dans Rose & Iankova, 2005, p. 147). Ces contacts peuvent déboucher par exemple sur de l’entraide en matière de gardiennage des enfants.

Les mêmes auteurs font cependant remarquer à la suite de Blokland (2003, cité dans Rose & Iankova, 2005, p. 137) que les liens faibles noués entre voisins ne débouchent pas souvent sur des rapports d’amitié, ni même sur la décision d’avoir des activités communes.

Le deuxième niveau porte sur un ensemble de liens interpersonnels, tissant une sorte de toile de relations, un réseau social.

Rose & Iankova citent des recherches de Aroian (1992) et Cattell (2001) pour souligner que le succès de l’insertion sociale des personnes défavorisées dépend notamment de « (…) la construction de réseaux sociaux incluant des liens faibles diversifiés (aux plans de la classe sociale et de l’appartenance ethnoculturelle) ayant le potentiel de servir de ponts vers les

ressources de la société d’accueil. » (Rose & Iankova, 2005, p. 153). Comme on l’a relevé auparavant, les liens faibles facilitent effectivement la cohabitation sociale et sa négociation.

Wimmer a constaté qu’avec le temps et les générations qui se succèdent, la composition des réseaux des immigrants tend à rejoindre celle des personnes originaires de la société qui les accueille : « (…) la structure des réseaux s’est largement rapprochée, notamment pour ce qui est de l’importance relative de la parenté, de l’amitié, des connaissances et du voisinage (…) » (Wimmer, 2003, p. 153). Ce rapprochement concerne également le contexte dans lequel les relations sont nouées et le développement quantitatif du réseau des immigrants.

Chamboredon & Lemaire (1970, p. 13) observent que les normes de sociabilité diffèrent d’une classe sociale à l’autre. Dans le milieu ouvrier, les relations sont plus totales et empreintes de solidarité, à la façon d’une communauté ; « (…) assurant une protection contre le monde extérieur, elles se doublent d’un système d’aide réciproque qui n’est pas réductible à un échange rationalisé fondé sur un calcul économique. (Chamboredon & Lemaire, 1970, p. 14).

Si le réseau social comprend des éléments éloignés géographiquement de la zone de résidence, cela est dû pour une large part à l’accroissement de la mobilité spatiale dans nos sociétés : « (…) l’habiter ne se résume plus spatialement et socialement à la proximité de son domicile. » (Viry, Kaufmann & Widmer, 2009, p. 71). La pendularité produit aussi des effets sur la structure du réseau social, mais également sur les apports procurés par les membres du réseau. Lorsque la distance parcourue par le pendulaire augmente, les échanges de soutien avec son réseau diminuent. Il est le centre d’un réseau dont les membres sont souvent distants les uns des autres, ce qui peut entraîner une sorte de « virtualisation », les contacts devenant plus potentiels qu’actifs (Viry, Kaufmann & Widmer, 2009, p. 84). Un des avantages du statut de pendulaire est d’échapper plus ou moins largement à la pression normative parfois forte que peut exercer le voisinage de quartier. La contrepartie est bien évidemment la difficulté à pouvoir recourir à ce voisinage et aux réseaux qu’il comporte.

La mobilité résidentielle présente la même caractéristique d’un réseau réparti dans un espace plus large, correspondant aux lieux d’habitation depuis l’enfance jusqu’à l’arrivée dans le domicile actuel (Viry, Kaufmann & Widmer, 2009, p. 87). La combinaison des mobilités résidentielle et professionnelle augmente encore la complexité possible de réseaux plus ou moins grands, mais diffus au plan spatial et offrant moins de soutien.

Avec l’élargissement et la diversification des liens entretenus par une personne et des réseaux que ces liens contribuent à tisser se développe un potentiel de ressources qu’elle peut mobiliser en cas de besoins divers. C’est le troisième niveau d’intégration sociale, que l’on nomme en général le capital social.

Précisons d’emblée que Morin & Baillergeau (2008, p. 7) distinguent le capital humain du capital social. Le capital humain est l’ensemble des connaissances, des compétences et des qualifications ainsi que d’autres qualités possédées par un individu. Cette notion est utilisée le plus souvent par les économistes pour désigner le potentiel de participation au monde du travail qu’il possède. Le capital social concerne, lui, des ressources reposant sur des rapports de confiance et de coopération entre des personnes. Ces ressources constituent des sortes de leviers permettant de résoudre des problèmes qu’une personne rencontre, mais aussi de développer son capital humain. Les compétences à mener une action en public, individuelle ou collective, se forgent en effet au gré des contacts sociaux que l’on a (Morin & Baillergeau, 2008, p. 7). Morin & Dorvil se réfèrent à Bourdieu (1986) pour préciser que « (…) le capital social est ce capital relationnel permettant à certaines personnes d’atteindre des objectifs qui autrement n’auraient pu l’être ; c’est le capital social dit ‘positif’. » (Morin & Dorvil, 2008, p. 27). Le capital « négatif » empêcherait au contraire la réalisation d’objectifs que l’on ne peut pas atteindre en ne comptant que sur soi.

Putnam (2005, cité dans Morin & Dorvil, 2008, p. 27) prend en compte quatre éléments importants du capital social : « (…) une image de soi positive ; le sentiment de pouvoir exercer un contrôle sur son environnement et sur les événements qui nous touchent ; la résilience (…) », soit la capacité de surmonter les problèmes que l’on rencontre et à rebondir ; le poids du réseau de relations en quantité et en qualité. Ces éléments montrent bien le risque encouru par toute personne se marginalisant ou étant déjà marginalisée socialement ; en être faiblement doté augmente la vulnérabilité sociale d’un individu.

Le capital social n’est pas seulement à considérer sur un plan individuel, il représente aussi une ressource collective, un potentiel d’action que possèdent des groupes. Il leur fournit un potentiel de développement communautaire tourné vers l’intérieur du groupe, par exemple sous la forme de partage de responsabilités en matière de sécurité ou de surveillance des enfants, mais aussi à l’extérieur du groupe, lorsqu’il s’agit de définir et d’obtenir des degrés de liberté de la part d’institutions et d’organisations locales ou des infrastructures dans la zone résidentielle qu’il occupe (Morin & Baillergeau, 2008, p. 7).

En résumé, le capital social peut renvoyer soit à un individu, soit à un groupe. Leloup & Germain (2008, p. 157) précisent que l’approche de Bourdieu (1986) va plutôt dans le sens d’un capital social comme ressource des individus, même si bien évidemment ces ressources sont constituées d’un ensemble de relations personnelles directes ou indirectes. Il permet alors d’affronter ou de supporter plus facilement des moments difficiles, « (…) comme la maladie, le chômage ou la perte d’autonomie. » (Martuccelli, 2002, cité dans Leloup & Germain, 2008, p. 157). Mais il offre aussi, comme on vient de le voir, un effet de levier en vue de réaliser un projet personnel, comme entreprendre une formation ou trouver un emploi. Granovetter (1973, 1995, cité dans Kirszbaum, 2008, p. 53) a observé que les liens faibles, soit les relations avec les simples connaissances, rendent plus aisés l’accès à un emploi. Ce sont en effet les simples connaissances qui permettent d’obtenir plus d’informations concernant les opportunités d’emploi, le réseau (ou capital social) étant ainsi plus étendu et diversifié que s’il était limité à la famille et aux amis.

Pour d’autres auteurs, comme Putnam (2006, cité dans Leloup & Germain, 2008, p. 157), le capital social est un ensemble de liens, de réseaux permettant aux individus qui composent un groupe ou à ce groupe lui-même d’améliorer son organisation et de peser sur son destin. Dans cette acception, le capital social est la propriété d’un groupe, non d’un individu comme chez Bourdieu. Il repose sur la vie associative au sens large du terme, lieu d’échanges entre les membres d’un groupe. Au niveau des individus qui en font partie, ce capital social permet « (…) de renforcer la confiance que les individus et les groupes se vouent mutuellement, d’accroître les processus de réciprocité qui fondent la solidarité collective et de légitimer les règles et les identités partagées. » (Leloup & Germain, 2008, p. 157).

Ces deux auteurs constatent à juste titre que, dans l’approche proposée par Putnam, la notion de capital social change considérablement de portée. Elle va notamment au-delà des relations utiles surtout à un individu pour concerner plus largement la culture, l’appréhension du monde et les institutions qui le composent, ouvrant ainsi une porte vers l’économie et la démocratie (Leloup & Germain, 2008, pp. 157-158). La vie associative et communautaire permet ainsi tout à la fois une meilleure intégration au plan local et des synergies avec la société globale. C’est un lien de citoyenneté qui peut alors se développer.