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Partie I: Cadre théorique et problématique de recherche

3. Les relations de voisinage

3.1 Habiter et habitat

Avant d’entrer plus en détail dans les rapports de voisinage, il est nécessaire de rappeler quelques dimensions de base se rapportant au logement et à son environnement. C’est en effet en fonction de ces deux niveaux de rapport à la résidence que se définissent les relations de voisinage.

3.1.1 Habiter

Habiter, c’est « occuper (une habitation, un logis) de façon durable », selon la définition concrète donnée par le Petit Robert (Robert, 2008, p. 1207). Au sens figuré, c’est « être comme dans une demeure. (…) L’âme, l’être qui habite ce corps. » (Robert, 2008, p. 1207). L’on voit ici que se dessine une dimension qui engage l’entier d’une personne, sa pensée, son esprit, dans le fait d’habiter.

Morin (2008, p. 16) précise que « l’habitation nous inscrit dans un territoire, dans un mode d’existence sociale ». Pour les personnes exclues de la sphère économique, elle constitue d’ailleurs l’empreinte principale d’appartenance à « (…) un plus vaste réseau et, de ce fait, représente l’un des éléments clés de toute politique sociale visant à contrer la pauvreté et l’exclusion sociale. » (Ulysse & Lesemann, 2004, cité dans Morin, 2008, p. 16). Citant Clapham (2005), Morin & Baillergeau (2008, p. 3) relèvent trois types principaux de relations sociales : « (…) les liens familiaux, d’amitié et de voisinage. ». Dans la société actuelle, où se développent des réseaux réels et virtuels sans rapport avec un territoire, à l’échelle mondiale en quelque

sorte, cet ancrage permet de définir une appartenance localisée. Viry, Kaufmann, & Widmer (2009, p. 91) vont aussi dans le sens de rapports sociaux qui s’inscrivent de moins en moins dans le lieu où on réside : « habiter n’est plus synonyme de résider ».

Malgré cette relativisation qui s’explique à la fois par la multiplication des lieux d’ancrage, séparation entre les lieux d’activité professionnelle et de domicile, migrations et nouvelles technologies de communication, le lieu d’habitation joue encore des rôles essentiels, que rappelle Breviglieri (2009, pp. 99-101). Il a tout d’abord une fonction réparatrice, offrant du repos, le sommeil, mais aussi une intimité permettant de se déconnecter des obligations et de l’attention permanente exigée dans les autres lieux de vie comme dans l’espace public. Le domicile constitue ensuite un point fixe, une sorte de refuge, dont l’importance est peut-être le mieux révélé par son absence : être sans domicile fixe. Enfin, il est un lieu de liberté personnelle dans le comportement et dans la communication, un pont « (…) vers l’affirmation de soi, (…) enveloppe affective familière (…), offre de pouvoir s’attacher et se reconnaître dans ces choses et ces êtres familiers. » (Breviglieri, 2009, p. 100). L’habiter, comme l’écrit Breviglieri (2009, p. 100) constitue un ancrage essentiel à partir duquel on peut s’ouvrir vers l’extérieur. Il est un « (…) espace d’identification personnelle et de reconnaissance sociale. » (Breviglieri, 2009, p. 101). L’intimité du logement offre un espace dans lequel on peut momentanément échapper aux rapports de domination et « (…) esquiver, au moins partiellement, les déterminismes et les mécaniques de l’appartenance. » (La Mache, 2003, p. 474).

Dans ce cadre, les politiques sociales du logement prennent un sens plus fondamental. Elles vont au-delà d’une réponse à un simple besoin (de type « droit au logement »), en permettant d’articuler le développement individuel et l’intégration à la société. Les notions de mixité sociale, de convivialité et de bon voisinage s’inscrivent ainsi dans la problématique du rapport à l’autre.

3.1.2 Habitat

Si habiter renvoie d’abord au logement, qui est un espace privatif par excellence, sa réalité ne s’arrête pas à la porte palière. Le logement se situe dans un immeuble – si on laisse de côté la villa et les différentes formes de maisons mitoyennes – qui a lui-même son environnement bâti ou vert, ensemble ou grand ensemble, quartier d’une commune ou d’une agglomération urbaine. Différents aspects de ce cadre plus global de résidence ont été abordés dans la partie de ce travail de bachelor consacrée aux politiques de mixité sociale. En préparation à la partie empirique de ce travail, il s’agit maintenant d’en développer quelques dimensions renvoyant plus directement aux rapports de voisinage.

3.1.2.1 Entre espace privé et espace public

Entre l’espace privé que constitue le logement proprement dit et l’espace public qu’est la rue dans laquelle il se trouve existent des lieux de transition. Ces lieux sont nommés par des auteurs comme Pattaroni, Kaufmann & Rabinovic (2009a, p. 7) des espaces intermédiaires, qui sont les parties dans lesquelles tous les habitants d’une allée ou d’un immeuble sont susceptibles de se croiser ou de se rencontrer, pour prendre un terme plus actif, au gré des allées et venues. Cage d’escalier, ascenseur, entrée d’immeuble, chambre à lessive, garage, cours commune à un immeuble ou à un ensemble d’immeubles deviennent ainsi des lieux où on observe et où on s’observe, où peuvent se nouer des échanges épisodiques ou plus réguliers, ou au contraire tout faire pour s’éviter. Dans les grands immeubles, c’est par excellence le lieu de rencontre avec « l’inconnu familier » (Paris, 2005, cité dans De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008) auquel on a déjà fait allusion. Observations et rencontres impliquent aussi une forme de gestion, de négociation implicite des rapports, comme aussi du contrôle sur les autres et leurs actions. Le caractère commun de ces espaces intermédiaires implique également le partage de leur usage et donc, pour un habitant donné, la perception positive ou négative de l’usage qu’en font les autres,

notamment en termes de bruit, de propreté, d’activité permise ou non (jeu d’enfants, par exemple). Contrairement à l’espace public, où on peut s’ignorer, les parties communes constituent donc par excellence l’endroit où doivent se négocier les frontières entre l’espace privé et l’espace public, entre la plus grande et la plus petite liberté d’usage. Le contrôle réciproque a pour conséquence que « les modalités d’intervention des habitants ne peuvent franchir certaines bornes sans être perçues comme abusives, voire carrément intrusives selon le type de partie commune (…) » (De Gourcy & Rakoto-Raharimanana, 2008). Source potentielle de conflits, ce contrôle réciproque doit tendre vers une juste mesure, précisent De Gourcy & Rakoto-Raharimanana (2008), c’est-à-dire une distance adéquate entre voisins et un ajustement réciproque des actions.

Ces tensions, ajustements ou conflits sont plus difficiles à gérer et à maîtriser lorsque l’habitat est caractérisé par la diversité de ses habitants. Comme l’écrit Pinçon (1981, p. 530), « ce qui est en jeu, c’est un espace de la vie quotidienne qui soit conforme, autant que faire se peut, aux dispositions intériorisées, où puissent s’épanouir un ensemble de pratiques propres au groupe et qui, en se réalisant, tendent à constituer le groupe comme entité réelle, concrète (…) ». Lorsque la diversité dans un même habitat devient trop difficile à gérer, Rose & Iankova (2005, p. 152) estiment qu’elle risque de déboucher sur un renforcement de la distance sociale, notamment lorsqu’elle est non choisie et que les occasions de contacts réguliers banals et non intimidants sont rares. Les espaces intermédiaires jouent alors un rôle essentiel, puisqu’ils peuvent être des lieux de sociabilité, mais aussi des lieux de tensions et de conflits. Dans ce dernier cas, certains groupes peuvent développer des stratégies d’évitement, consistant comme nous l’avons vu à d’autres propos à se retirer dans leur logement en abandonnant l’espace partagé.

Ce constat est partagé par Pinçon (1981, p. 540) lorsqu’il observe que si, pour certains groupes, les conditions de l’habitat rendent impossible l’affirmation de soi de ses membres, alors il n’y a pas d’autre solution possible que la fuite. Celle-ci peut consister à changer d’espace de vie quotidienne, soit concrètement, dans un projet plus ou moins maîtrisé, soit si cela devient impossible en se réfugiant dans l’imaginaire. C’est l’alternative entre appropriation et fuite, entre pouvoir modeler une partie de l’espace d’habitation à sa convenance, en fonction de ses pratiques et désirs, ou devoir s’en retirer lorsqu’il est trop défavorable. Les projets liés au lieu de résidence dépendent du niveau d’intégration dans l’espace d’habitation : « (…) les intentions de départ et les rêves de fuite sont le fait de ceux qui, n’ayant pas réussi à définir un lieu qui leur soit propre, sont condamnés à rechercher ailleurs l’espace où puisse s’affirmer leur mode de vie » (Pinçon, 1981, p. 541).

3.1.2.2 Quartier et HLM

L’importance du quartier comme habitat fait l’objet de points de vue contradictoires dans la littérature, selon Authier (2005). Pour certains auteurs, il est « l’instance sociétale de proximité » qui va éviter l’exclusion économique et permettre de créer, voire de recréer un sentiment d’appartenance sociale chez ses habitants (Genestier, 1999, Tissot, 2002, cités dans Authier, 2005, p. 208). Pour d’autres, le quartier est en voie de disparition comme lieu de vie et de rapports sociaux. Ses habitants ne s’y investissent plus comme en dénote « (…) l’affaiblissement des sociabilités de proximité et le développement des sociabilités de mobilité (…) » (Authier, 2005, p. 208). Ils vivent en somme leurs pratiques et leurs relations sociales entre leur logement et la ville, voire plus loin, dans une logique d’ouverture vers l’extérieur.

Mais il ne faut pas exagérer cette évolution, estime Authier (2005, p. 208). Dans certaines villes ou parties de villes, le quartier reste un lieu important de pratiques et de relations, sans devenir pour autant un lieu d’enfermement, même s’il le reste parfois, comme dans les anciens quartiers populaires de la périphérie parisienne ou dans certains grands ensembles. Le quartier fonctionne alors comme « (…) un espace de proximité au sens social du terme. » (Authier 2005,

p. 218). Dans ce cas, les habitants sont souvent plus attachés au quartier qu’à leur logement, en particulier s’il offre un accès facile à toutes sortes de commodités : commerces, cafés, lieux d’activité sportive, sociale et culturelle. Mais selon l’enquête « Rapports résidentiels » (Authier, Bensoussan, Grafmeyer, Lévy & Lévy-Vroelant, 1997, cité dans Authier, 2005), ce rapport traditionnel de proximité au quartier ne concerne plus actuellement que 18% de la population (Authier, Bensoussan, Grafmeyer, Lévy & Lévy-Vroelant, 1997, cité dans Authier, 2005, p. 215) des neufs quartiers centraux étudiés dans cinq villes françaises. Dans le cas de Genève, on pourrait peut-être retrouver ce rapport à la résidence dans certains quartiers de la ville de Genève (comme La Jonction ou Les Pâquis) et dans certaines communes périurbaines (dont sans doute Carouge).

Le rapport au quartier d’habitation est sans doute plus compliqué dans le cas de zones HLM. Dans une ville comme Montréal, elles sont souvent peuplées d’étrangers qui y vivent faute d’autre choix, dans la précarité et la dépendance de l’aide sociale. Selon Leloup & Germain (2008, p. 168), les habitants de cinq ensembles HLM montréalais ont peu de liens avec l’extérieur, qu’il s’agisse du voisinage immédiat, des services sociaux et de santé, voire du lieu de travail quand il y en a un. Comme dans les anciens quartiers, les résidents en sortent peu. Leurs rares relations sociales restent dans ce cadre et offrent un sentiment minimal de chez soi. Ils connaissent les règles de voisinage et peuvent s’y sentir plus ou moins à l’aise, éloignés de la stigmatisation qui prévaut en dehors. Le rapport au quartier devient dans ce cas ambigu, à « (…) deux faces ; l’une, positive, puisqu’il permet à des individus fragilisés et marginalisés de se protéger, et, l’autre, négative, puisqu’il confine une partie de la population à l’enfermement (…) » (Leloup & Germain, 2008, p. 169). La situation personnelle des habitants des HLM est aggravée selon ces auteurs par l’orientation essentiellement individuelle de la lutte contre la pauvreté, et sa centration sur la situation économique, non sur les liens sociaux. Les personnes concernées tendent donc à se considérer comme responsables de leur situation ; elles perdent confiance en elles et tendent à défendre le peu qu’elles possèdent contre des voisins considérés d’abord comme des concurrents, voire des ennemis potentiels. Ceci explique leur tendance à l’enfermement, qui est à son tour considéré par les services sociaux comme un état problématique ! Faute de moyens pour s’en sortir, ces personnes tendent à construire un isolement social croissant.