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Le voile comme prescription sociale et matrice de l’ordre moral

CHAPITRE III : Le voile entre conformité sociale et affirmation de la différence

I. Echelles d’évaluation et significations du voile « religieux »

2. Le voile comme prescription sociale et matrice de l’ordre moral

Parmi les significations sociales les plus revendiquées, relevant de la zone muette, nous trouvons la notion du respect. Le sens du « respect » est la dimension cachée de l’ordre social et des codes de conduite en espace public. La fonction du port du voile, dans sa dimension profane, est d’établir un rapport entre homme et femme basée sur un système normatif précis. Cette signification nous réfère à la définition que donne D. Jodelet des rapports entre représentations et conduites sociales lorsqu’elle dit : « On reconnaît généralement que les représentations sociales, en tant que système d’interprétation régissant notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications sociales. De même interviennent –elles dans les processus aussi variés que la diffusion et l’assimilation des connaissances, le développement individuel et collectif, la définition des identités personnelles et sociales, l’expression des groupes, et les transformations sociales»251.

La distinction entre la morale religieuse et la morale sociale, précisément entre les systèmes normatifs relevant des deux champs, est plus au moins artificielle. La plupart des interviewées confondent les deux niveaux et apportent d’autres distinctions et typifications.

La convertie au voile dit religieux est généralement considérée comme un« idéal type » de la femme musulmane. En effet, elle est l’objet de jugements relatifs à sa conduite et à son comportement vestimentaire plus que ne l’est la non voilée. Dans ce sens, le voile est perçu comme régulateur de tensions, un compromis visant à réactiver la « normalité » de la société traditionnelle, voire la conformité de la conduite féminine avec l’ordre de cette société, traçant les seuils entre le féminin et le masculin par référence à un registre religieux.

La prescription du port du voile, telle que la considèrent les femmes interviewées, a une fonction sociale concrète. L’objectif derrière la crainte de commettre le péché est d’éviter la transgression des normes sociales concernant l’accès à l’espace public. Si l’aspect religieux a comme fin le salut éternel par l’accès au paradis, l’aspect social renvoie à des fins de réglementation sociale. La fonction du voile se focalise sur la manière de régler la conduite des femmes et de codifier la communication entre les deux sexes. Dans ce sens M. Ben Salem dit : «La notion d’égalité des sexes chez les femmes voilées, en adéquation avec les valeurs islamiques, se limite à la sphère morale. L’égalité avec les hommes revendiquée par ces femmes est tributaire du respect qu’elles leurs inspirent. Celle qui accepte cette distribution des rôles sociaux, reconquiert la place honorifique qui lui a été dévolue dans le Coran et

251 JODELET Denise, Op cit., pp. 36-37.

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s’impose comme la salvatrice des valeurs sociales, garantissant l’équilibre de la société, en se consacrant à l’éducation des générations futures et en préservant sa chasteté»252.

La femme voilée est perçue comme « responsable » de l’ordre social ; on lui attribue un rôle actif dans les interactions sociales entre les sexes. Elle se fait doublement culpabiliser : pour le rôle qui lui est attribué dans le jeu de la séduction, et pour son statut de gardienne de la moralité de la société entière. Ces deux formes de culpabilisation sont en rapport direct avec le sens et la pratique du port du voile dit religieux en rapport avec le divin et avec le salut éternel, mais aussi avec son rôle social. Nos informatrices mettent aussi l’accent sur la valorisation de la femme voilée du point de vue de ces dimensions. Le discours est alors général et impersonnel. Les images du voile ont trait à la conduite en société dans laquelle la femme voilée est appelée à « faire bonne figure », pour reprendre l’expression d’E. Goffman. L’intériorisation de l’image de la femme voilée en tant que femme «exemplaire » dans sa conduite est illustrée par des expressions qui se répètent telles que : « le respect », « la dignité de la femme », « la chasteté », « la vertu », « le respect de soi », « le respect du foulard qu’elle porte », « la prise en considération de l’habit », « la peur de Dieu », « elle doit honorer ce qu’elle met sur sa tête. », « elle doit donner l’exemple », « quelle est la différence entre celle qui porte le voile et la non voilée ?», « qu’elle l’enlève si elle n’est pas capable de l’assumer !», « les voilées ne sont pas toutes voilées », etc.

La réglementation des rapports de genres constitue la finalité du voile du point de vue de sa dimension profane. La femme voilée constitue le prototype de la « bonne croyante », de la « femme respectable ». Elle est perçue comme l’idéal type du modèle de femme. L’idée partagée, par toutes les informatrices interrogées, est qu’elles sont passées à une situation meilleure. De ce fait, elles se sentent doublement engagées. Le premier engagement est en rapport avec le divin, réconciliation avec le religieux en termes de retour à la foi et de soumission à Dieu, par la peur de son châtiment et la quête du salut éternel. Le second engagement doit se traduire en conduite sociale, à travers la contribution au rétablissement de l’ordre social où la femme doit « faire bonne figure ».

Le voile est présenté comme un habit confessionnel assujetti à des normes rigoureuses. Bien que ces normes ne soient pas les mêmes pour toutes les interviewées, l’utilité de l’habit est admise par toutes comme un moyen de réglementer les mœurs. Le port du voile exige des converties une « bonne conduite » pour honorer l’habit qu’elles portent. Une jeune femme,

252 BEN SALEM Maryam, Op cit., p. 67.

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exprimant son point de vue quant à la manière de se comporter en public, dit : « Il faut que je donne une valeur à l’habit que je porte, un point et c’est tout ! (…) Encore, je me sens concernée par le sort de ma religion ! (...) Soucieuse de respecter l’habit lui-même, je ne supporte pas que quelqu’un le salisse !»253

L’intériorisation du caractère religieux du voile incite, parfois, certaines femmes à intervenir contre celles qui ne respectent pas son statut confessionnel. L’informatrice précédente, reprend son argument pour justifier son propos. Elle dit : « Une fois j’ai vu deux filles accompagnées de deux garçons passant devant moi. Elles étaient bras dessus bras dessous avec les garçons (…) Je leur ai fait un scandale, un vrai scandale ! Je lui ai dit (à celle qui porte le voile), tu enlèves le foulard que tu mets sur ta tête et après fais tout ce que tu veux ! Tu le prends par la main ou tu fais tout ce que tu veux, ou bien tu respectes le foulard que tu mets sur ta tête et tu t’éloignes carrément de lui ! (…) Le garçon s’est excusé et m’a dit : ‘‘tu as raison Madame !’’ La fille a baissé la tête sans rien dire. Je lui ai dit ‘‘est-ce que j’ai adressé la parole à ta copine dénudée (‘ariâna) ? Pas du tout ! (...) Ou bien tu respectes le

foulard que tu mets sur la tête ou bien je vais te l’enlever tout de suite et te mettre la tête par terre !’’ (…) Je suis soucieuse du respect des prescriptions religieuses et de ce qu’elles impliquent ! Je n’aime pas les personnes qui n’en respectent pas la valeur !»254

La comparaison entre celle qui porte le voile et celle qui n’est pas convertie au voile est fréquente dans les discours des interviewées. En effet, les jugements moraux portés sur le comportement de la femme voilée traduisent un contrôle social plus strict à son égard. Elles sont surexposées à des critiques permanentes. Pour certaines femmes voilées, l’autocontrôle en public est un réflexe permanent. Dès lors, elles sont considérées comme responsables de donner l’exemple de la femme pieuse. Par ailleurs, certaines femmes voilées se sentent responsable de l’image de toutes les femmes qui portent le voile. Ces « promotrices de la morale » se considèrent comme les gardiennes de la norme religieuse et veulent imposer leurs propres conceptions à toutes celles qui portent le voile.

L’agressivité verbale ou symbolique contre celles qui transgressent les normes du vêtement, ou qui n’en respectent pas les implications par leur manière de se conduire en public, est motivée par une volonté de« purification » du modèle de la femme voilée. La convertie au

253 Jeune femme, âgée de 43 ans, mère de cinq enfants, niveau secondaire, couturière, issue d’une famille modeste,

résidant à Sidi Thabet.

254Jeune femme, âgée de 43 ans, mère de cinq enfants, niveau secondaire, couturière, issue d’une famille modeste,

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voile dit religieux est représentée comme « supérieure » à celle qui n’est pas convertie. En même temps, le pouvoir symbolique que lui confère le port du voile lui donne la «légitimité» de juger les autres et d’exercer une pression sur elles. L’esprit « communautariste », voire de marginalité sectaire, génère l’interaction entre les adeptes comme mécanisme de sauvegarde de ce modèle longtemps stigmatisé. En effet, l’exclusion des réfractaires se justifie par la préservation de l’image du voile et de la femme voilée. Nous avons là un mécanisme de défense plus ou moins agressive commun à toutes les communautés de types sectaires et aux minorités vivant dans l’insécurité et la peur de disparaître.

Le respect de l’ordre social se traduit, également, en termes de gestion de la sexualité licite et illicite notamment pour celles qui portent le foulard. La sexualité demeure un tabou ; les mots qui l’expriment continuent à être codés ou codifiés. Le voile est appelé, dans ce cas de figure, à «consolider» la conduite morale des femmes et à les prémunir contre toute tentative de transgression des normes liées à la sexualité255. Pour certaines, le port du voile permet aux converties de mieux contrôler les relations conjugales et extraconjugales. L’aspect sacralisé du voile contribue à rappeler la ligne de conduite des adeptes de son port par la concrétisation du religieux dans la vie quotidienne. Beaucoup de femmes enquêtées introduisent la distinction entre les relations amoureuses qu’elles admettent, des relations sexuelles qu’elles ne conçoivent que dans le cadre licite du mariage.

Dans ce sens, une jeune fille précise : «Le hijâb est un des piliers de l’islam. Tu vois ce qu’on dit de la prière qui empêche l’abomination et l’immoralité (al-salât tanhâ ‘an al-

fahshâ’ wa al-munkar) ; pour moi c’est la même chose pour le voile, concernant la femme. Il

empêche la femme voilée, je dis bien la voilée (mithajjba), de faire beaucoup de choses ; il l’empêche vraiment de faire plein de choses ! Tu sais que l’amour n’est plus acte moralement condamnable (‘îb) ! Lorsqu’une femme, par exemple, fréquente quelqu’un, ou

bien elle aime quelqu’un, si elle porte le foulard, (bi’l-fulâra), elle ne se permet pas d’aller trop loin dans la relation ou de faire des choses ! Tu m’as compris ? (silence et hésitation), (…) l’embrasser ou échanger des caresses (…) Tu imagines ! Une fille voilée ! Ce n’est pas seulement le hijâb qui va l’empêcher, mais aussi la prière ! Moi, avant de me voiler, lorsque je faisais des choses qui ne correspondaient pas aux mœurs, n’importe quoi, je me sentais

255 Même si, comme on l’a vu à travers ce qui s’est passé avec les salafistes occupant dans la Faculté de la Manouba,

le port du voile a permis des rapports sexuels avec les filles portant le niqâb sous couvert de « mariage religieux » polygames conclus en dehors de toute légalité.

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mal. On dirait quelqu’un qui te dit : mais qu’est-ce que tu as fait ? Comment ça ce fait ? C’est là que tu sens que le hijâb te pousse plus à te contrôler !»256

La finalité du voile est donc de créer une sorte d’autocontrôle permettant de se protéger contre les « déviances » par rapport aux normes sociales de la sexualité. Le respect de la prohibition morale de la sexualité hors du cadre licite du mariage se trouve ainsi facilité par le port du voile par la femme considérée, d’après les interviewées, comme exclusivement responsable de la relation sexuelle et érotique au sein du couple. Le respect des normes sexuelles incomberait, selon elles, à la femme estimée responsable de sa propre sexualité et de celle de son conjoint.

C’est ce que dit une femme mariée, portant le niqâb : «(…) Au moins si elle ne pense pas à sa fin, à la vie éternelle, elle doit penser à la vie de tous les jours (…). Elle peut être la responsable du péché d’un homme qui peut la rencontrer par hasard (…) Il peut l’admirer (…) Et ce pauvre homme va la regarder, non ? Et si cet homme n’a pas les moyens pour se marier ? (…) Cela veut dire qu’elle commet un double péché : d’une part, parce qu’elle est dénudée (‘ariâna) et, d’autre part, parce qu’elle était la cause d’un péché commis par un

musulman !»257

Dans cette logique, la femme se pense comme l’acteur actif dans le rapport sexuel. Elle est source de séduction et dispose par là d’un pouvoir important incarné par son corps dévoilé qui la diabolise. Cette image intériorisée n’est pas sans rappeler le mythe d’Adan et Eve d’après lequel la femme a séduit l’homme et l’a poussé au péché à l’origine de leur sortie du paradis. La femme est ainsi associée au diable qui a trompé l’homme en l’incitant à désobéir à Dieu. Cependant, l’homme est représenté comme une personne passive dans cette relation. Il serait incapable de gérer la situation ; sa responsabilité serait donc moindre. L’homme est estimé incapable de contrôler ses pulsions et la femme se trouve seule responsable de la gestion du rapport sexuel.

La reproduction du mythe des origines de l’humanité (dans l’anthropogonie biblo- coranique), par la diabolisation de la femme en tant que responsable de la séduction, prend une forme inconsciente dans le discours des enquêtées. L’homme est représenté comme irresponsable dans le rapport charnel. D’une part, il ne peut pas maîtriser son désir sexuel et il est victime de la

256 Jeune fille, âgée de 30 ans, titulaire d’une maîtrise en sciences économiques, d’une famille modeste, résidant à la

Manouba.

257Jeune femme, âgée de 29 ans, mère d’un enfant, ingénieure de formation, femme au foyer, porte le niqâb, issue

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provocation de la femme, que ce soit par ses gestes ou par son allure. D’autre part, la femme est considérée comme doublement responsable et de sa sexualité et de son influence sur la sexualité masculine supposée tributaire de la séduction féminine.

Les femmes mariées, à l’exception de quelques unes, considèrent que le port du voile n’a pas eu d’incidences sur les rapports sexuels conjugaux non concernés par les prohibitions à l’origine de l’institution du port du voile. En revanche, elles sont plus soucieuses en ce qui concerne la bonne conduite en société. Certaines considèrent que le port du hijâb est un moyen de protéger la structure familiale. Il protègerait l’épouse de toute possibilité d’être trompée par son mari. Une jeune fille insiste sur les menaces que représentent les non voilées.

Pour monter l’efficacité du voile et son importance dans la vie sociale, elle dit : « Par Dieu, si un homme rencontre une femme bien coquette, parfumée, maquillée, bien habillée (…) puis il rentre, il trouve sa femme habillée comme une femme de ménage, (…) Il va automatiquement faire la comparaison (…) et il va tromper sa femme !»258

Les relations extraconjugales sont ainsi attribuées au manque de respect de l’ordre social par la femme qui se fait belle dans la rue. Le désir sexuel et les fantasmes qu’elle provoque et déclenche chez l’homme seraient la conséquence de l’absence de pudeur des femmes non voilées.

Dans le même sens, une autre jeune femme dit : «Il faut que la femme couvre son corps pour ne pas provoquer le désir (chahwa) des hommes. Même si elle ne pense pas à sa vie éternelle, il faut qu’elle pense aux hommes qui comparent leur femme avec elle, et il est possible qu’elle soit la cause de la séparation de l’homme de sa femme (…) Cela est très fréquent !»259

Le voile fonctionne comme une matrice de l’ordre moral notamment en ce qui concerne les relations entre les deux sexes. Il marque les frontières sociales, culturelles et symboliques entre celles qui le portent et les autres, entre les « bons musulmans » et les « faux » ou non musulmans, entre les hommes et les femmes. Ces frontières ne sont pas exclusivement ni toujours défendues comme une obligation religieuse ; elles sont aussi formulées en termes de négociation faisant appel à des justifications pragmatiques ayant trait aux intérêts des relations conjugales ou à la structure de la famille. En effet, le port du voile est défendu comme un moyen

258 Jeune fille, âgée de 32 ans, propriétaire d’une boutique de cosmétique, issue d’une famille modeste et résidant à

la Manouba.

259Jeune femme, âgée de 29 ans, mère d’un enfant, ingénieure de formation, femme au foyer, porte le niqâb, issue

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d’assurer, d’après certaines converties, la quiétude et l’entente au sein du le couple ; il établit la confiance et protège la famille (surtout lorsqu’il y a des enfants) de la destruction et de l’échec. La pérennité de l’ordre social serait donc tributaire du comportement conservateur de la part des femmes en public.

Le type de vêtement adopté par la femme est en soi un langage. Il définit un type de relations entre les acteurs dans l’espace public. Les sorties de la femme l’obligent à entrer en contact avec des hommes dont beaucoup ne font pas partie des mahârim. Certaines femmes voilées, les plus conservatrices, choisissent l’évitement comme manière de se protéger de tout risque d’être convoitées. Elles évitent de se trouver dans des situations de face à face avec des hommes par la séparation de l’espace, en espaces réservés aux femmes et d’autres réservés aux hommes, ou par l’utilisation de l’habit comme signe de refus de communication : «Lorsque je rends visite à une personne, bien sûr, il y aura une séparation entre les femmes et les hommes ! Déjà lorsqu’on me voit comme ça (elle fait signe vers son habit), aucun homme ne va me saluer (sourire) !»260

Les raisons utilitaires du port du voile, ainsi évoquées, trahissent un manque de confiance au niveau des relations conjugales. Les rapports homme /femme apparaissent comme des rapports marqués par la suspicion, la méfiance et une stratégie de défense préventive. La femme prend le devant pour s’assurer, croit-elle, la fidélité de l’homme par la préconisation du port du voile. Le voile est présenté comme un régulateur et un moyen de contrôle social ; il est surtout une forme d’autocontrôle des rapports entre les sexes en public que seule la femme est censée devoir assumer. Il serait essentiel pour établir une distance entre les genres. Myriam Ben Salem remarque au sujet des normes régissant les relations entre les femmes et les hommes : « La conception du rôle et du statut de la femme dans la société est fondée sur une échelle de valeurs morales qui selon le registre domination/ patriarcat semble réactionnaire et conservatrice. Cependant, ce qui est considéré comme l’instrument de leur enfermement et de leur oppression est pensé et revendiqué par ces femmes comme une libération d’une