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Les représentations du voile : du global au local, changement de paradigme

CHAPITRE II : Le voile et son historicité : Interprétation du texte coranique,

IV. Le retour du religieux et la nouvelle question de l’Islam dans la sphère publique

1. Les représentations du voile : du global au local, changement de paradigme

Ces dernières décennies, l’approche du voile a changé de paradigme. La question du voilement féminin s’est imposée dans la scène publique comme dans les débats en sciences sociales. Le port du « foulard », de nos jours, au niveau des représentations comme au niveau des usages, bouleverse la vision du rôle et de la position de la femme en société. La femme qui porte le voile n’’est plus perçue par tout le monde comme une femme soumise à l’autorité masculine et à l’enfermement dans l’espace privé. Nous avons plutôt à faire à des femmes qui assument leur visibilité et leur présence dans la sphère publique comme acteurs sociaux dynamiques.176 Le « foulard » n’est ni forcément ni toujours, un signe d’oppression ou de claustration imposées au monde féminin. En effet, l’envahissement de la sphère publique par des femmes voilées porte plusieurs significations qui mettent en question la modernité, tant au niveau de l’émancipation féminine que de la laïcité excluant la religion de la sphère publique. Le voile, tel qu’il est traité dans les pays non musulmans, N. Göle par exemple, est interprété comme une manière d'émancipation féminine en terre de pays laïques comme la France et la Turquie.

Le voile féminin, qu'il soit référé à des traditions culturelles ou au registre confessionnel, prend le sens d’une marque identitaire, une manière de ritualiser et de dresser le corps féminin pour l’instrumentaliser politiquement au service de projets de modernisation ou de re- traditionalisation : Le fardeau de la civilisation comme celui de l’identité est porté, quasi exclusivement, par les femmes dont le corps est soumis aux manipulations dans un sens ou dans un autre, que ce soit dans les pays qui ont vécu l’expérience de la colonisation ou dans les

176 GÖLE Nilüfer, Ibid.

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réalités postcoloniales (dans les ex colonies ou à travers les migrations dans les anciennes métropoles coloniales). Le corps féminin, en tant que « corporéité modale»177 semble être, selon l’expression de N. Göle, « la pierre de touche178 civilisationnelle» témoignant de la

différenciation culturelle avec une connotation d’un rapport inégalitaire entre l’Occident et l’Orient. « Le statut de la femme est un thème central de conflits autour duquel les oppositions Islam/Occident, traditionnel/moderne, identité/égalité, privé/public, se cristallisent.»179 Le statut de la femme constitue un enjeu des identités et des frontières.

Le voile a pris la dimension d’une affaire internationale. Il s’est imposé comme un thème suscitant des réactions contradictoires faisant couler beaucoup d’encre, voire parfois du sang. En effet, le voilement féminin, adopté par des musulmanes de toutes nationalités, occupe la sphère publique, nationale et internationale et devient l’objet de controverses politiques, scientifiques et médiatiques au niveau de chaque pays comme au plan international. Marque identitaire ou forme de contestation politique, signe de discrimination et d’oppression ou signe de liberté et d’émancipation, les connotations du voile se multiplient et se diversifient. Il est au cœur d’un débat de civilisation, idéologisé, qui met en question l’islam et dépasse les conflits entre musulmans pour devenir le signe d’une relation chargée d’antagonisme avec l’AUTRE.

Notre recherche se focalise sur l’articulation entre la perception du voile et celle du corps, dans une perspective identitaire du corps voilé. Nous nous intéressons au voile d’un point de vue microsociologique qui traite le corps voilé dans son aspect comportemental et sa représentation chez les jeunes filles et femmes qui le portent. Nous essayons d’interroger la réalité sociale dont le comportement corporel et vestimentaire fait partie. De ce fait, la dimension esthétique, qui révèle l’importance de la mise en avant du corps, nous intéresse au même titre que la charge morale et la sacralité accordée à la chair humaine dans l’imaginaire des femmes qui adhèrent à la pratique du voile dit islamique sous toutes les formes que prend cette pratique. Nous verrons quelle est la part des règles religieuses et celle des normes sociales et culturelles dans la manière de considérer le corps féminin comme instrument de réglementation spatiale sexué et d'interaction sociale entre les hommes et les femmes.

Dans les essais et dans les études sociales, la question du voile n’est pas abordée sans lien avec d’autres phénomènes comme les politiques économiques mondiales, les crises culturelles, la

177 BERTHELOT J-M. emploie cette expression au sens d’un ensemble déterminé de traits valorisés du corps dans

une société donnée.

178 GÖLE Nilüfer, Musulmanes et modernes : voile et civilisation en Turquie, Paris, Editions La Découverte, 1993. 179 Ibid., p. 14.

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relecture de l’histoire des pays colonisés, la question des migrations, l’image de la femme en islam, etc. Cette question est invoquée, également, en rapport avec l’exigence d’une redéfinition des approches et des paradigmes scientifiques concernant la manière d’écrire et d’analyser le rapport à la religion islamique. Le phénomène du voilement des femmes musulmanes fait l’objet d’études mobilisant plusieurs disciplines, (sciences politiques, sociologie, anthropologie, psychologie) et recoupe différents domaines tels que le politique, le culturel, le social, l’économique, etc.

Le voile est problématisé en passant d’une perspective religieuse à une perception politique et identitaire, aussi bien dans les pays arabo-musulmans qu’en France et dans d’autres pays. F. Zouari traite la question selon différentes perspectives, (théologique, politique, idéologique, etc.) à partir d’une approche historique. Elle affirme que la question du voilement et du dévoilement de la femme musulmane est une affaire de théologiens qui s’est transformée en enjeu de réforme à l’époque de « nahdha » (la renaissance). Le propos de F. Zouari porte sur la conception du voilement féminin en terre d’islam et ailleurs à partir d’une chronologie historique mettant en relief sa facette politique. Cette transformation l’a surchargé de significations politiques identitaires, dans les pays arabo-musulmans comme en France.180 La question du genre est traitée en rapport avec la question du foulard, en comparant son usage actuel avec celui qu’il avait dans d’autres cultures de pays comme la France.

Le traitement du phénomène du voile pose des difficultés théoriques et méthodologiques. «La difficulté théorique de penser le voile provient de la complexité de ce phénomène émergent et fulgurant, lié à un contexte dynamique et changeant, ainsi qu'au processus de subjectivation découlant des passions déchaînées par les débats entre les acteurs sociaux autour du port ou du rejet de ce signe vestimentaire»181. Il s’impose comme un objet de

recherche dans les différentes spécialités des sciences sociales. Les approches concernant cette question révèlent sans cesse de nouvelles significations selon les angles d’observation adoptés. Les manières de l’approcher sont multiples. Le voile comme objet scientifique se trouve à l’interférence de plusieurs champs épistémologiques, tout en renvoyant à différents épisodes historiques.

En fait, la visibilité des signes religieux dans la sphère publique conduit les sciences sociales à reconstruire le corpus conceptuel de la modernité occidentale au sujet de la

180 ZOUARI Faouzia, Op cit.

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sécularisation de l’espace public, (à travers des questions comme l’émancipation de la femme, le recul et le retour du religieux, l’usage du corps et son bien être, etc.). A partir de ce constat, la modernité dans sa forme occidentale n’est plus universelle. En revanche, les études effectuées sur l’islam, selon une approche « d’aires culturelles », ou même de l’islam politique réduit à un pays ou à une nation, ne permettent plus de lire, de comprendre et d’interpréter sa présence et sa visibilité sur la scène publique internationale, selon l’approche de N. Göle.

Les femmes voilées, qui sont «musulmanes et modernes »182, se trouvent dans l’intervalle entre la modernisation et la civilisation occidentale, d’une part, et la morale ou les traditions dites islamiques, d’autre part. Elles sont à l’intersection de la morale religieuse attribuée à l’islam et des normes de l’émancipation féminine attribuées à l’Occident. En Turquie, la question de la femme représentait « la pierre de touche » des relations entre la civilisation occidentale, d’après la définition de l’auteure, et la tradition culturelle des musulmans. La question du genre, à travers les phénomènes de mode et les mouvements identitaires (féministes et islamistes) définit le corps de la femme à la fois, en tant qu’acteur et récepteur, selon les termes de N.Göle. La femme est un acteur d’identité ou d’altérité ; elle est aussi un indicateur civilisationnel183.

Dans le contexte de la globalisation, l’islam est l’objet d’une controverse quant à son rapport à la modernité et sa diachronie. L’irruption de l’islam interpelle la conscience des sociétés occidentales par rapport à elles-mêmes. Dans son livre Interpénétrations. L’Islam et

l’Europe, N. Göle introduit son propos par un simple constat : «l’islam devient le contemporain

du mode moderne»184.

L’auteure affirme que la rencontre entre l’islam et la modernité bouleverse les références de cette dernière et entraîne une mutation affectant et l’islam et la modernité. Cette rencontre serait caractérisée à la fois par une proximité et un décalage. N. Göle parle à ce sujet d’un « double mouvement d’attraction et de convulsion»185. La rencontre se manifeste clairement, en Europe, par la mise en scène des pratiques individuelles ou par les débats publics186.

M. Kerrou considère le voile comme un « fait social total, ayant une profondeur historique : les traditions culturelles méditerranéennes et mésopotamiennes ainsi que les religions monothéistes. Il revêt aujourd'hui des formes inédites, celles des "nouveaux

182 GÖLE N., Musulmanes et modernes, 1993, Interpénétrations. L'Islam et l’Europe, 2005. 183 GÖLE N., Interpénétrations. L’Islam et l’Europe, Paris, Golaade Editions, 2005. 184 Ibid., p. 9.

185 Ibid. 186 Ibid.

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voiles" apparus au cours de la dernière décennie, et des significations spécifiques qui sont à connaître de près par le biais d'une investigation situant le phénomène étudié au sein de son contexte actuel, en soulignant les différences et les similarités entre le présent et le passé»187.

Z. Samandi s’arrête sur la distinction entre le « voile traditionnel » et le « hijâb », pour envisager la problématique du point de vue des rapports de genre. Le voile traditionnel est un « voile total puisqu’il couvre tout le corps de la femme y compris le visage qui est caché par une ‘‘khama’’, il reproduit au plan symbolique la séparation des sexes à partir de la distinction du –dedans et du-dehors, du privé et du public»188. Quant au « hijâb », considéré

comme religieux, il est un signe identitaire et un accessoire qui permet à la femme de circuler dans l’espace public sans transgresser l’éthique communautaire et les prescriptions coraniques.189

Pour sa part, M. Kerrou parle du « hijâb » « à vocation militante islamiste et qui ne s'est manifesté dans l'espace public qu'au début des années 1980. Ce voile à dominante noire s'inspirait du tchador iranien propulsé par la révolution khomeiniste de 1979 plus que de la

’abaya maghrébine ou de celle des pays du Golfe arabo-persique»190. Il précise, dans une

note où il cite A. Bouhdiba, que le voile religieux à tendance militante prend, également, la couleur blanche qui est « inspirée de la tenue d'ihrâm191des lieux saints de la Mecque et de

Médine. Dans la culture arabe, les deux couleurs du noir et du blanc sont positives et appréciées. Si le noir a des résonances spirituelles et religieuses comme le prouve la pierre noire du temple de la Ka'ba, le blanc est également associé à la spiritualité et constitue le signe distinctif des savants religieux sunnites»192.

N. Allami consacre un chapitre de son ouvrage Voilées, dévoilées. Etre femme dans le

monde arabe à la recherche des origines du voile. Elle montre que le port du voile chez les femmes est une tradition préislamique. «Dans la péninsule arabique, les bédouines avaient l’habitude de couvrir la tête même avant l’apparition de l’islam ; cette habitude était largement liée à la conception de l’honneur de la famille qui considère le corps de la femme

187 KERROU, Hijâb, nouveaux voiles et espaces publics, Op cit., 2010, pp. 15-16.

188 SAMANDI Zeyneb, « Le hijab révolutionnaire contre le voile traditionnel. Le corps de la femme et l’ordre

social »in Revue Tunisienne des Sciences Sociales, 1999, N° 119, p. 40.

189 Ibid., pp. 39-48.

190 KERROU Mohamed, « Les débats autour de la visibilité de la femme et du voile dans l'espace public de la

Tunisie contemporaine (Milieu XIX e – début XXI e siècles) », CHRONOS, op.cit., N° 12, 2005, p. 39.

191 Nous reprenons la transcription de l’auteur.

192 KERROU Mohamed, « Les débats … », CHRONOS, Op.cit., N° 12, 2005, p. 39. A. Bouhdiba, « Les arabes et la

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comme une ‘‘hurma’’, sacré»193.En outre, le voile est aussi une tradition religieuse chrétienne et

hébraïque dont l’origine remonte aux époques antérieures à l’apparition de ces religions. Cette habitude est bien enracinée dans d’autres religions et traditions culturelles de la Méditerranée orientale.

Dans son actualité, mouvante, le voilement féminin s’impose sur la scène publique et dans les débats académiques en sciences sociales194. La femme qui porte le voile ne représente plus seulement la femme soumise à l’autorité masculine et l’enfermement dans l’espace privé, mais un acteur social qui a sa visibilité et sa présence dans la sphère publique. Le port du voile connait une propagation à la faveur de l’intervention des médias qui jouent un rôle considérable à l’ère de la globalisation ; une tribune permanente est offerte aux prédicateurs religieux dont les discours sont focalisés sur le hijâb.

Dans la perspective de notre recherche, nous considérons le port du voile (que ce soit dans son aspect politique, religieux, communautaire ou individuel) comme une « expérience ». Il semble être une grammaire capable de traduire la dynamique du changement de la société. La modernisation de la société est liée à la question féminine. Le processus du changement social devient comme un fardeau porté par la femme à travers le rôle qui est désormais le sien dans l’espace public. Ce qui est considéré comme un processus universel, dans le récit de la modernité en Occident, ou dans telles ou telles expériences de pays arabo-musulmans, se trouve remis en question. Dans ce sens, M. Kerrou soutient que les « femmes sont au cœur des changements sociétaux et étatiques qui sont en cours au Maghreb et au Moyen-Orient»195.