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Les représentations culturelles du corps féminin : « jeune » et « beau »

CHAPITRE I: Les représentations du corps chez les femmes voilées : le contexte

2. Les représentations culturelles du corps féminin : « jeune » et « beau »

Notre enquête vise à étudier la catégorie des jeunes filles et des jeunes femmes tunisiennes, dont l’âge oscille entre 15 ans et 45 ans tout en essayant de toucher les trois catégories d’âge, à savoir : l’adolescence, la jeunesse et l’âge adulte.

Nos informatrices sont les jeunes filles qui portent le voile. Cette catégorie a été choisie en référence aux notions de puberté et de virginité.70 Le terme de « jeune fille » apparaît dans

son acception moderne de « fille nubile ou de jeune femme non mariée »71. L’état de jeune fille, qui dure un temps « allant de l’apparition des règles au mariage, est marqué par une série de rites et d’expériences au travers desquelles les filles acquièrent progressivement leur féminité.»72 Durant cette période, le corps de la jeune fille connaît une « saturation » de codes et

de signes. Ces codes qui lient le corps et la sexualité à une conduite normative de la femme avant le mariage. Par ailleurs, nous avons adressé nos questions aux jeunes femmes mariées, pour mieux cerner la comparaison de la conception de l’esthétique du voilement et l’impact de l’interaction normative et statutaire de la femme sur le rapport au corps et l’estime de soi. Notre objectif est de dégager les caractéristiques d’un système normatif en mutation, évaluer la distance qui sépare la femme mariée de celle qui n'est pas engagée encore dans l'institution du mariage, et « repérer les déplacements de valeurs et détecter les nœuds de la résistance.»73

C’est ainsi qu’on va essayer de saisir l’aspect interactionnel entre mariée / célibataire, et femme/ homme.

Les femmes mariées : Ce sont celles qui sont engagées dans l’institution de mariage. Elles sont soit des jeunes mariées sans enfants, soit des femmes qui ont le statut de mère. L’important pour nous est de saisir le rapport de la femme mariée avec l’espace privé où le regard de l’homme est présent (même dans la vie intime et personnelle de la femme). Quelle est sa manière de se comporter et de se présenter en privé ? La notion du paraître prend ici un autre sens avec l’existence d’une vie sexuelle reconnue.

70 KNIEBIEHLER Y, BERNOS M., RAVOUX-RALLO E, RICHARD E., « De la pucelle à la minette. Les jeunes

filles de l’âge classique à nos jours », Paris, Messidor-Temps actuels, 1983, in Dictionnaire du corps en sciences

humaines et sociales, CNRS Éditions, Paris, 2006, pp. 275-276.

71 Ibid., p 276.

72 FINE A., « A propos du trousseau ; une culture féminine ? », Une histoire sans femmes est-elle possible ? M.

Perrot éd, Marseille, Rivages, 1982, pp. 156-188

73 HORCHANI Malika, « Rôles féminins et identité de genre dans une société en mutation », in DORE-AUDIBERT,

Andrée, KHODJA, Souâd (Dir.), Etre Femme au Maghreb et en Méditerranée du mythe à la réalité, Paris, Karthala, 1998, p. 116.

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Le choix de la population ciblée est centré sur la catégorie de jeunes filles74 et jeunes femmes,75 celles qui représentent la jeune génération des voilées. Ce choix est motivé par l’importance accordée par les jeunes filles à leur corps en tant que « réservoir d’honneur ».

2.1. Le corps et le statut social ?

Les représentations sociales se conjuguent avec des images cognitives. P. Mannoni dit à ce propos : « Situées à l'interface du psychologique et du sociologique, les représentations sociales sont enracinées au cœur du dispositif social. Tantôt objet socialement élaboré, tantôt constitutives d'un objet social, elles jouent un rôle déterminant dans la vie mentale de l'homme dont les pensées, les sentiments, les plans d'action, les référents relationnels, leur empruntent tous quelque chose»76. Chaque individu incarne dans son imaginaire un ensemble d’images qui lui sert à déchiffrer les codes sociaux ou à réagir dans des situations précises. Dans cette perspective s’inscrit la représentation du corps féminin en tant qu’objet socialement construit. Enveloppé par la dimension socioculturelle, le corps de la femme constitue un point d’ancrage pour saisir la conception imaginaire et réelle du statut de la femme, son interaction sociale en public, les liens sociaux qu’elle tisse à partir des rapports de pouvoir.

2.2.Être une jeune fille en Tunisie : un corps sexuellement tabou

Pour analyser les moments de rupture et de continuité, il nous a fallu écouter et relire tous les entretiens effectués auprès des jeunes filles et femmes tunisiennes. L’objectif est de comprendre le processus de changement social, qu’il soit dans une dimension individuelle ou sociétale. Nous nous intéressons au pourquoi et au comment du cheminement de chacune de ces femmes en analysant leur parcours sous l’angle de plusieurs dimensions qui se complètent : psychologique, sociale, culturelle, économique, politique. Nous prendrons en compte également les interactions entre le local et le global

Nous traitons la question du corps en tant qu’objet sociologique en rapport avec la question de la piété (représentée par le voile), de la pureté, de la chasteté (représentée par la virginité), ainsi qu’avec les techniques de séduction chez les jeunes filles et jeunes femmes tunisiennes. Nous nous intéressons au corps voilé des jeunes filles et jeunes femmes, en tant que « site » de réglementation sociale de la sexualité en rapport avec les conceptions sociales et

74 Le nom jeune fille est une classification sociale de la femme célibataire, et connaît une saturation de sens et de

codes sociaux les plus liées au registre normatif traditionnel. La jeune fille est l’équivalent de la fille vierge.

75 La représentation sociale du statut de la femme signifie qu’elle est mariée, divorcée ou veuve. Cette nomination

sociale se base sur son initiation à la sexualité indépendamment de son âge.

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culturelles de l’honneur inhérente à l’imaginaire arabo-musulman (l’honneur s’étend à l’inviolabilité du foyer (harîm) et au patronyme (nasab).77

La représentation du corps de la jeune fille est articulée à une multiplication d’interdits socioculturels, le mythe de la féminité et le tabou de la virginité. Ainsi, dans l’imaginaire arabo- musulman, il incombe à la femme de garantir le maintien l’ordre social et de préserver les liens sociaux de toutes atteintes. Le corps de la jeune fille ne représente pas une propriété individuelle mais plutôt une affaire familiale ou communautaire. Dans les pays du Maghreb, l’influence de la religion demeure importante ; les normes sociales continuent à s’en inspirer. Le corps, principalement celui de la femme, en subit les effets puisque la sexualité féminine est contrôlée au nom de conceptions référées à la religion ou à des traditions consacrées.

Certains, comme Malek Chebel, en concluent : «En terre arabe, une femme n’existe jamais d’une manière autonome. Elle est toujours fille, épouse, mère ou amante d’un homme. Son individualité sociale et politique est refoulée au profit de son lien de parenté, de son engagement matrimonial ou même, à l’extrême, de sa simple proximité géographique avec ce tuteur»78.

Dans le cadre de ces conceptions, la «virginité est l’un des mythes les plus rigides de l’histoire sexuelle de la femme arabe »79.Le symbolisme de la virginité s’étend au corps

féminin qu’il faut entretenir pour qu’il reste « beau et jeune ». Le corps vierge est supposé être porteur d’une beauté spirituelle (par sa pureté) et physique (par sa jeunesse). Il est considéré comme « réservoir d’honneur » et garant de la virilité de l’autorité masculine. Nous montrerons comment la femme, à travers son corps, semble être réduite au statut d’un objet sexué destiné à satisfaire le désir masculin et non son propre désir.

En rappelant les représentations relatives au corps féminin, au corps vierge, à ce qui est attendu de la catégorie de jeunes filles dans l’imaginaire collectif, nous voulons mettre en relief une conception persistante considérant le corps de la jeune fille comme « le tabou des tabous ». Si le corps de la femme est un corps désiré au point qu’il en devienne un « danger » pour l’ordre social, le corps de la jeune fille est un corps fantasmé. Sur son corps s’érigent les fondements d’une morale excessive, construite et reconstruite au fil du temps, pour maintenir un système de

77 D’après la définition de CHEBEL Malek, Dictionnaire des symboles musulmans : rites, mystique et civilisation,

Paris, Albin Michel, 1995, p. 204.

78 CHEBEL Malek, L’imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, « Sociologie d’aujourd’hui », 1993, p. 342 79Ibid., p. 322.

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contraintes normatives auxquelles les jeunes filles sont tenues de se conformer pour être socialement « acceptées ».80

Les manières traditionnelles de dressage du corps féminin, avant le mariage, ne trouvent plus leurs places dans les rituels de la société tunisienne, particulièrement dans les milieux citadins. Le rythme de vie des femmes, l’éducation et la scolarisation des mères, ainsi que les progrès dans le domaine de la santé, étaient parmi les facteurs principaux limitant le rituel de protection de la virginité féminine appelé taçfih.81 Cependant, le tabou de la virginité demeure important dans la considération du corps féminin avant le mariage. L’affranchissement par l’accès à l’espace public n’a pas mis fin à l’influence des conceptions liées à ce tabou et au statut de la chair féminine.

La production sociale du corps vierge se traduit à travers sa transformation en « site » à partir et autour duquel s’établit la réglementation sociale de la sexualité. C’est un corps saturé par les interdictions sociales et les tabous dont ceux qui le concernent en tant que chair et qui sont relatifs à la virginité.

II Significations du corps dans le discours des acteurs

Dans les images du corps, telles qu’elles apparaissent dans le discours de nos interviewées, comme dans la culture dont il se nourrit, se combinent trois niveaux : une vision sociale en termes de jugements, le regard de l’entourage proche, une représentation personnelle individuelle des rapports entre le physique et le moral, des mobiles utilitaires ou pragmatiques et des motivations spirituelles ou religieuses.

A la base de la conception religieuse du corps, nous trouvons la notion de ‘awra que A.

Bouhdiba définit comme suit : « Le radical cAWR (…) est fort riche. Il signifie d’abord la perte d’un œil. La qualification c

Awra a fini par signifier la parole ou l’acte car, précise le Lissan al cArab, tout se passe comme si la parole ou l’acte obscène crevaient l’œil et

l’empêchaient de porter le regard très loin et avec vivacité»82.

80 HORCHANI Malika, Op.cit., p. 108.

81 Voir BEN DRIDI Ibtissem, Le tasfih en Tunisie : un rituel de protection de la virginité féminine, Paris,

l’Harmattan, 2004. Littéralement, le terme veut dire « ferrage » au sens de « ferrer le sabot du cheval pour le protéger».

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La notion de ‘awra n’est pas la même dans les discours des différentes interviewées. Certaines considèrent que le corps entier est ‘awra, d’autres estiment que la notion concerne en particulier la peau.