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CHAPITRE I: Les représentations du corps chez les femmes voilées : le contexte

4. Du corps à l’estime de soi

4.3. Corps intime/ corps social

L’une des questions importantes qui retient l’attention concerne le rapport personnel au corps à travers la relation entre les formes d’appropriation du corps et les normes sociales par lesquelles se réalise l’intégration au corps social (autrement dit, les rapports entre le corps dit « mécanique », « social », et le corps « individualisé », le rapport entre l'appartenance du corps à soi et son appartenance à la société). Cela nous permet de comprendre le degré d'appropriation

101 GUERRAOUI Zohra, Op cit., p. 29.

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du corps comme objet social qui se fabrique suivant le parcours individuel de la personne, son expérience personnelle, son capital symbolique, culturel, social et économique.

Le rapport au corps diffère selon la socialisation, l'estime et l'image de soi, le rapport avec l'autre, le modèle incorporé, ainsi qu’avec l'hygiène, l'esthétique, le bien-être, l'élégance, le soin et l’entretien (du visage, du corps, de la peau, de la chevelure), le paraître. Le port du voile est une expérience corporelle qui peut être durable ou momentanée : on peut le considérer comme un signe corporel et identitaire (au niveau de l'engagement) comparable au tatouage, même si le tatouage est plus difficile à supprimer. Le port du voile est une marque corporelle qui peut durer toute une vie comme il peut être abandonné à tout moment. Cette expérience peut s’accompagner de sentiments qui oscillent entre la gêne, la peur, l’insatisfaction et la frustration, d’un côté, et la fierté, la quiétude, la confiance en soi, de l’autre.

En analysant les facteurs liés à la construction sociale du corps féminin voilé, nous avons cherché à comprendre le processus de la réinstallation de la norme du port du voile en Tunisie à partir des différents types de pratiques de cette norme. Prenant en compte les dimensions locales et globales, les interactions entre modernité et tradition et la diversité des facteurs plus ou moins déterminants dans ces différents types de pratique du port du voile, nous avons cherché à voir comment les acteurs sociaux puisent dans le stock de connaissances, de normes et de symboles qui leur est offert pour choisir ou se construire un modèle de conduite auquel ils donnent un sens plus ou moins privilégié : religieux, social, esthétique, etc.

Les significations accordées à la pratique du port du voile s’ordonnent, d'après la démarche théorique interprétative, en une hiérarchisation de sens des éléments constitutifs de cet objet (pris comme un phénomène religieux, social, culturel, politique, individuel ou autre). L’analyse tient à expliciter le point de vue et le raisonnement de l'acteur social à partir des circonstances sociales et les situations de mise en jeu du corps. Cela fait que les mêmes conditions peuvent pousser certaines femmes à porter le voile et n’ont pas le même effet sur d’autres femmes. Les femmes, de toutes catégories sociales, selon différentes variables (facteurs socio-économiques, niveau d'instruction, origine sociale, profession, type de famille conservatrice ou moderne...) continuent à s'engager dans la pratique et vivent l’expérience avec une grand part de subjectivité. Les facteurs agissent en rapport avec la perception et l’usage des acteurs qui peuvent renforcer l’effet d’un facteur aux dépens d’autres, selon des logiques propres à chacun.

En d’autres termes, la perception du voile dépend d’une stratification de sens propre à chaque femme voilée. En effet, le port du voile peut concerner différentes catégories de femmes,

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selon des croyances interprétées et élaborées différemment, à travers des attitudes contradictoires auxquelles l’acteur social donne un sens selon ses intérêts individuels et collectifs.

L'acteur social investit le stock de connaissances à partir d’un dispositif qui répond à son profil. Il projette sa manière d'être et adapte les données et les informations recueillies selon son estime de soi, son image sociale, ses attributs sociaux. Dans sa définition identitaire, l'acteur social est situé dans une dynamique permanente de la construction de son identité. Il est, toujours, dans une situation de filtration des informations recueillies. Ses attitudes ne sont pas figées ; au contraire, elles dépendent d'un mécanisme d'existence qui répond à la manière de se situer par rapport au monde extérieur.

Le mécanisme de fonctionnement du voile répond à deux registres : celui des idées (croyances abstraites, regard porté sur le monde et sur l'existence, manière de définir autrui) et celui des les actions (manière de se présenter en public, rôle social, comportement social, manière d'agir sur les choses, interactions sociales avec autrui …).

Berthelot pense qu’il y a une émergence relative du corps en tant qu’objet d’étude en précisant que « dans le discours contemporain des sciences de l’homme, ce corps se présente comme éclaté, segmenté, monstrueusement développé ou atrophié selon la manière dont le rencontre telle ou telle discipline»102.

Notre recherche s’inscrit dans une perspective sociologique compréhensive de la quotidienneté,103 selon une approche qui s'intéresse plus à la variété et à la diversité du sens que donne l'acteur social à ses actions, dans une dynamique par laquelle il cherche à accomplir son rôle (mais aussi la diversité et la multiplication des rôles de l'acteur social). Cette perspective s’apparente à l’approche de l’anthropologie interprétative de Geertz, approche qui «vise à rendre compte de la lecture d’une population donnée. Il ne s’agit pas de trouver des lois générales mais d’expliciter le sens que les actions sociales ont pour les acteurs».104

Dans cette perspective, Le Breton traite le corps comme emblème identitaire. Il montre comment le corps devient propre à soi même, dans une dimension identitaire individualisée.105 D’après ses recherches, les marques corporelles comme le tatouage, le piercing, les coupes de cheveux, semblent pour les adolescents une manière de se différencier d’autrui, une façon

102 BERTHELOT Jean-Michel, Op cit., p. 125.

103 BERTHELOT Jean-Michel considère l’approche de la quotidienneté comme visée d’étude du corps cohérente. 104 GEERTZ Clifford, The Interpretation of Cultures, Basic Books, 1973.

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d’affirmer une identité distincte de celle des parents, aussi bien qu’un long chemin pour affirmer tout les jours une identité individuelle. Ce constat peut être valable pour les jeunes générations de femmes voilées, dont la manière de se présenter et les techniques de porter le voile sont marquées par la recherche d’une démarcation par rapport à leurs mères. La jeune femme se distingue par ses signes de marquage comme l'ornement du foulard et le style d'habit qu’elle porte. L’esthétique du voile révèle une nouvelle perception du corps à travers laquelle les jeunes femmes affichent une identité « personnalisée », s’éloignent des signes de marquage communautaire ou de l’uniforme religieux.

CHAPITRE II : Le voile et son historicité : Interprétation du texte