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Changement de l’approche du corps en sciences sociales

CHAPITRE I: Les représentations du corps chez les femmes voilées : le contexte

1. Changement de l’approche du corps en sciences sociales

J. M. Berthelot distingue trois niveaux d’action sur le corps ou, selon ses propres termes, trois modalités de la production sociale du corps à travers les situations de sa mise en jeu. La première modalité est la ritualisation du corps, c'est-à-dire l’ensemble des pratiques de marquage qui produisent l’apparence corporelle comme signe46. La deuxième modalité concerne les

pratiques de perpétuation47 ou de reproduction du corps ; celles qui visent à garantir la continuité de l’être, non seulement dans son aspect biologique, mais aussi dans sa dimension sociale la plus valorisée culturellement. La troisième modalité est celle du corps outil48 qui s'inscrit dans le

44 Ibid., p. 125.

45 Ibid.

46 Berthelot prend comme exemple de production sociale ritualisée du corps : parures du corps, masques, habits,

mais également dressage, apprentissages posturaux, par exemple : G Vigarello, le corps redressé, Paris, 1978, contrôle gestuel Voir à ce sujet : N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris 1973.

47 Les pratiques de perpétuation se définissent en tant qu’entretien quotidien du corps visant non seulement à sa

reproduction comme être biologique, mais à sa perpétuation comme être social concret, c'est-à-dire à la préservation de qualités socialement valorisées : santé, minceur, jeunesse, etc., Berthelot, J.-M., Op.cit., p. 127.

48 Nous dirons qu'il est celui du structurel, entendu comme systèmes de rapports : un corps est ici produit, non en

fonction de représentations, mais en fonction des nécessités : corps formé/ déformé, épanoui/mutilé, résistant/fragile, qu'un système de contraintes modèle. La question n'est plus ici « quel corps pour quelle société? Mais "quel corps par quelle société? »

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processus de production sociale. Toutefois, ces trois niveaux d’analyse ne doivent pas être isolés ni séparés l’un de l’autre ; ils doivent être appréhendés en rapport les uns avec les autres afin que l’analyse soit cohérente et rigoureuse. Cependant, sur le plan méthodologique et analytique «Toute la difficulté des recherches en sociologie du corps consiste même peut-être à pouvoir repérer l'articulation souple, mobile, changeante, de ces trois niveaux à un moment donné pour une population donnée»49.

L’étude sociologique du corps nécessite un champ conceptuel ; Berthelot propose deux concepts heuristiques qui peuvent articuler ses trois niveaux d’analyse : l’espace de corporéité50

et la corporéité modale51. La notion de corporéité est définie comme étant l’ensemble des traits concrets du corps comme être social. Ces deux concepts-clefs (l’espace de corporéité et le concept de corporéité modale) sont définis comme suit : « le premier, matrice du corps-outil, du corps producteur et de son double, le corps consumé, le corps mutilé ; la seconde matrice du corps-signe, du corps-spectacle. Entre les deux, le corps ludique, le corps érotique, s’installe dans l’espace qu’une société donnée abandonne ou institue à la réappropriation personnelle du corps»52.

Par ailleurs, dans ce même cadre conceptuel, le corps humain est défini par plusieurs sociologues, anthropologues et historiens le décrivant comme souche forgée par le processus social et culturel, une matière identitaire et un outil d’établissement des normes sociales. Les travaux antérieurs abordent le corps en tant qu’outil qui explique la structure sociale, un objet qui subit le changement sans être au centre d'intérêt des chercheurs en tant que tel. Or, sa conceptualisation date depuis l’invention pour Marcel Mauss de la notion « des techniques du corps ». Selon la théorie de Mauss, la culture modélise le corps par des techniques appropriées qui correspondent à des spécificités culturelles53. Les techniques du corps sont appropriées et incorporées par les individus communicants qui déterminent ainsi la manière d’agir et de se conduire dans les détails les plus ordinaires.

49 BERTHELOT Jean-Michel, Op cit., p. 128.

50 Ce concept est défini en tant que nombre de possibles corporels. 51 Un ensemble déterminé de traits valorisés

52BERTHELOT Jean-Michel, Op cit., p 128.

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La perceptive historique du l’écriture du corps renvoie, entre autres, aux écrits de G. Vigarello qui a montré dans son étude, « la vision du corps en sciences sociales »,54 l’historicité de l’objet dans les sciences sociales. Le corps, comme objet d’étude, était examiné par plusieurs passerelles pour émerger, « finalement », en tant que champ sociologique à part entière. Les approches scientifiques ont traité cet objet d’étude, dit l’auteur, sous des formes diverses, qui correspondent même à la manière de traiter et d’expliquer la société entière, et qui vont d’une théorisation heuristique à une approche microsociologique. Le corps abordé par le paradigme de la contrainte, se traite sous l’angle de visées du langage et se transforme en matière fondamentale dans les analyses du paradigme de l’identité, selon les travaux et la classification de G. Vigarello. L’irruption et la multiplication des travaux et des écrits scientifiques sur l’importance physique et symbolique du corps ne connaissent leur élan qu’avec l’apparition de l’individualisme. Dès lors, le corps se trouve traité en tant que paradigme identitaire par excellence.55

De même, D. Le Breton traite le corps comme un emblème identitaire. Il montre comment le corps devient propre à soi-même, un objet approprié dans une dimension identitaire individualisée56. D’après ses études, les marques corporelles comme le tatouage, les percings, les coupes de cheveux, semblent être, pour les adolescents, une manière de se différencier d’autrui, une façon d’affirmer une identité distincte de celle des parents, un long chemin pour affirmer quotidiennement une identité individuelle.

Dans son article « L’histoire du corps, et la beauté féminine, beauté culturelle : l’invention de la « ligne » dans l’idéal esthétique»57 G. Vigarello parle d’une approche

historique de l’esthétique du corps en mettant l’accent sur la relation entre la norme de la beauté, la culture et le contexte historique. En effet, l’auteur montre qu’à travers les mutations de la mode et de l’esthétique, le corps féminin est passé d’une « beauté décor » à une « beauté active ». Ce changement révèle un autre niveau plus profond qui est celui du statut de la femme et de son rôle social.

Par conséquent, la mutation d’aujourd’hui est double : elle concerne le regard sur le corps, qui est devenu comme site d’individualité, et l’approche de son étude en sciences sociales. A partir du corps, comme témoin de l’histoire de l’humanité et le premier support de l'existence,

54 VIGARELLO George, «La vision du corps dans les sciences sociales », dans WIEVORKA Michel (Dir.) ; Les

sciences sociales en mutation, Paris, Sciences humaines Editions, 2007.

55 Ibid.

56 LE BRETON David, Op cit.

57 VIGARELLO G, « L’histoire du corps et la beauté féminine, beauté culturelle : l’invention de la « ligne » dans

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(car notre existence est d'abord corporelle),58 on se réfère aux changements socioculturels des sociétés contemporaines. A travers le corps, «l'acteur étreint physiquement le monde et le fait sien, en l'humanisant et surtout en en faisant un univers familier et compréhensible, chargé de sens et de valeurs, partageable en tant qu'expérience par tout acteur inséré comme lui dans le même système de références culturelles»59.

Les études sociologiques qui ont traité la question du corps dans le monde arabe sont relativement rares, et très peu contextualisées et conceptualisées. En outre, le corps dans la littérature sociologique arabe n’est pas considéré comme un signe identitaire d’individualisation. Il est présenté comme un objet d’aliénation au groupe d’appartenance où l’individu n’existe que dans la sphère communautaire. Dans son livre Le corps en Islam, Malek Chebel stratifie les significations du corps, membre par membre, en évoquant leurs définitions dans la culture islamique et les métaphores qui leur sont associées. Néanmoins, la production littéraire et poétique nous fournit un vaste répertoire culturel où le corps féminin est l’objet des fantasmes.

Le corps biologique est omniprésent dans toute action et activité où l'être use de son corps selon les modes de sa production, de reproduction et de perpétuation.60 En revanche, le dressage du corps, à travers sa ritualisation, croise les différentes modalités du corps en tant que produit social multidimensionnel. La manière de dresser le corps renvoie aux croyances intériorisées. Ces dernières, quelles que soient leurs origines, les mythes ou les fonctions auxquelles elles sont associées, se traduisent sur la chair par des modifications, par les signes de marquage, ainsi que par la production du corps spectacle. Les modalités de sa reproduction, qu’elles soient biologiques ou sociales, renvoient à une perception de l’existence humaine et aux représentations de la vie et de la mort. C'est ainsi que le corps voilé féminin se présente en situation, dans l'espace public, comme un corps-spectacle, par une mise en scène théâtralisée de la religiosité de l'individu, des groupes ou des communautés. L'émergence du religieux et sa visibilité sur la scène publique, locale ou globale, pose des problèmes, car l’idéologie islamiste prend le devant sur la scène internationale publique et politique,61 et instrumentalise le corps de la femme comme un intervalle culturel entre les sociétés musulmanes et les autres sociétés, comme une empreinte civilisationnelle spectaculaire reflétant les mutations sociétales dans un contexte de globalisation.

58 LE BRETON David, Op cit., p. 3.

59Ibid., p. 4.

60 Berthelot Jean-Michel, Op.cit.

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Le corps de la femme est un vecteur de changement et de stabilité, régulateur de conflits et de rapports de pouvoir à différentes échelles. La question est au cœur de rapports passionnels où s’articulent projections et altérité. Le corps féminin apparaît comme « enjeu d’une bataille inépuisable ». N. Göle considère que la question féminine constitue un objet central d’opposition entre « l’islam et l’Occident ». « Les sociétés modernes se définissent et se transforment par le biais du principe de l’égalité, ce qui n’est pas sans répercussion sur les usages du corps, l’organisation des espaces intérieur et extérieur et l’agencement entre les sphères du privé et du public»62. Or dans les sociétés musulmanes, d’après l’auteur, la notion de l’égalité de

droits entre genres s’est manifestée à travers la visibilité de la femme dans l’espace public et l’abandon du voile. En effet, «la valeur de la sécularisation prend un autre sens, que celui de l’Occident, par un usage différent du corps (la sécularisation se traduit par le dévoilement de la femme) et de l’espace (la séparation des sexes)»63. En outre, la femme est représentée en

tant que marqueur de différenciation interculturelle. Elle est « le maillon qui articule la différence civilisationnelle avec sa traduction à l’échelle réduite des formes concrètes de civilité»64.

C'est à travers cette conception du corps que nous voudrons aborder la question du corps voilé, dans une perspective qui vise à comprendre et à interpréter les situations de mise en jeu du

corps.65 La question du voile-vêtement, en tant que dimension esthétique du paraître, est privilégiée dans notre analyse. Nous traitons la question du voile en tant qu’outil et langage qui traduisent, transmettent, communiquent et interprètent le rapport de l’individu à la société, à la culture et à son contexte social et historique.

La dimension morale se constitue de mythes, de croyances, de préjugés, etc. « Parce que le corps humain est l'"instrument" dont il est le plus facile de se servir pour transmettre du sens, il joue un rôle essentiel comme expression de la société dans son ensemble. Le corps

62Ibid., p.91.

63Ibid. 64 Ibid.

65 Le concept est analysé par BERTHELOT Jean-Michel sous forme de réponse à la question de l’objet de la

sociologie du corps ; son objectif était d’aborder la question selon les situations de mise en jeu du corps. L’auteur considère que : « le corps développe ses pouvoirs sociaux, qui précisément le constituent comme support de ces pouvoirs et lieu d’inscription de ces significations. Ce sont ces situations et plus précisément leur mode d’action sur le corps qui peuvent fournir un premier cadre d’analyse : tout travail social du corps peut être conçu simultanément comme travail social sur le corps. Mais le corps n’intervient pas là seulement comme support universel des pratiques : il peut également en être l’objet et la fin ». « Corps et société (problèmes méthodologiques posés par une approche sociologique du corps) », in Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol LXXIV, 1983, p. 126.

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possède une capacité immédiate à exprimer les valeurs sacrées, la sexualité humaine et le pouvoir social»66.

A travers les phénomènes de mode et à travers les mouvements identitaires (féministes, religieux), le corps de la femme prend sens à la fois comme acteur et récepteur. La femme est un « acteur d’identité ou d’altérité », un indicateur civilisationnel. N. Göle prend l’exemple de la Turquie, qui est représentatif, selon elle, pour analyser le sens que peut prendre le corps de la femme en tant qu'acteur de changement. L’auteure focalise son attention sur la période du 19éme

siècle, avant l’avènement de la République et les réformes politiques et juridiques de la période kémaliste, pour montrer qu’il y avait, déjà au XIXème siècle, des idées développées sur la question de la femme. Le débat principal consiste à « mesurer » l’impact de l’occidentalisation de la société sur les mœurs et sur le statut de la femme. Les termes du débat à cette époque sont quasiment les mêmes que ceux alimentés de nos jours par les mouvements islamistes. Il était déjà question de «modes d’interaction et des conflits de civilisation qui se cristallisent autour de la question de la femme et du voile islamique»67.

Le corps est riche de signification, «il n’est ni naturel, ni culturel. Il est le résultat de l’interaction de sa matière génétique avec un environnement socioculturel qu’il incorpore au fur et à mesure de sa construction, de ses régulations et de son adaptation au monde extérieur et ses représentations du monde»68.

L'invention conceptuelle de Marcel Mauss concernant les techniques du corps demeure une référence théorique incontournable. Selon la thèse qu’il a développée à ce sujet, l'auteur considère que la culture modélise le corps d’après des techniques appropriées qui correspondent à la spécificité culturelle69, non seulement par le paraître, mais aussi par le biais de la gestuelle. Or, l’irruption et la multiplication des travaux et des écrits scientifiques concernant l’importance physique et symbolique du corps sont en rapport avec l’apparition de l’individualisme. Le corps est traité en tant que paradigme identitaire par excellence.

66MARZANO, Michel, (Dir.) Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007, p. 813. 67 GÖLE Nilüfer, 2005, Op.cit., p. 94.

68 ANDRIEU Bernard, Dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, CNRS Éditions, Paris, 2006, p. 103. 69 MAUSS Marcel, Sociologie et anthropologie Paris, PUF, 1964.

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