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Le voile comme norme de conduite en société : le contexte actuel de la réinvention

Chapitre I : Le processus du rétablissement de la pratique du port voile en Tunisie :

I. Le port du voile : une norme religieuse ou une pratique de mode ?

1. Le voile comme norme de conduite en société : le contexte actuel de la réinvention

Le voile constitue l’une des revendications sociales et culturelles de l’islam politique contemporain. Toutes les idéologies (des plus conservatrices aux plus modérées) de l’islam politique, propagées et transmises par les médias (via les chaînes satellites, les sites internet et les autres réseaux sociaux) sont unanimes pour considérer le voile religieux comme un devoir prescrit à toutes les musulmanes.

La norme du port du voile sert, entre autres fonctions, à marquer les distances symboliques et réelles entre les hommes et les femmes. Le corps de la femme est l’objet d’un tabou à ne pas transgresser : Il ne doit être ni touché ni regardé par celui qui ne fait pas partie des mahârim. Le voile sert de bouclier. Il renforce la protection des hommes de la fitna, (la séduction et le désordre social qui lui est associé), et évite aux femmes de commettre des péchés en montrant leur corps et provocant ainsi les fantasmes masculins Dans cette logique culturelle, la femme ne peut paraître en public qu’à la condition d’éviter tout ce qui peut provoquer l'attraction des hommes. Elle ne doit attirer l'attention des hommes ni par sa beauté, ni par ses atours. Sinon, selon certaines interprétations religieuses, elle commet la faute d’amener l'homme à commettre le péché, par le regard ou par ses désirs. En d’autres termes, le voile est un élément nécessaire à la préservation de l'ordre social.

A partir d'une médiatisation333 intensive, par les différents moyens de communication, les dits « hommes de religion » rappellent aux groupes et aux individus musulmans les normes « abandonnées de l'islam ».

Le prophète est présenté et représenté comme « l'homme idéal » de la communauté musulmane. Son imitation est donc érigée en règle de conduite ; il est la référence pour ce qui est de la conduite exemplaire. Qu’elle soit réelle ou mythifiée, sa vie (sa manière de faire, d'être dans les actes les plus minutieux) est interprétée et transmise par les hommes religieux à la jeune génération des musulmans, tel un idéal-type. Dès lors, les femmes musulmanes doivent elles aussi s’efforcer de correspondre à ce modèle idéal de société musulmane. C’est dans ce cadre que la pratique du port du voile est revendiquée et fait l’objet d’un consensus dans les interprétations des hommes de religion.

De ce fait, le port du voile est défendu comme une obligation religieuse incontournable. Les comportements sociaux qui ne correspondent pas aux règles normatives

333Il s’agit des chaînes satellitaires, des sites Internet, des pages facebook, des livres et des brochures spécialisés

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sont condamnés. Les « promoteurs de la morale », rappellent dans leur discours les sanctions et les châtiments à toute femme déviante. L'appel à la conformité aux normes et aux règles de conduite fait l’objet d’un long processus d’intériorisation par la jeune génération des femmes tunisiennes. Les leçons religieuses, les interprétations du texte sacré, portant sur l’éducation du bon musulman, ciblent les jeunes et les femmes. La conduite de la femme semble être un point central de la resocialisation de la communauté musulmane.

La norme du port du voile représente la femme comme la première responsable de la morale dans ses sociétés, tout en valorisant son rôle en tant que mère et éducatrice des enfants. Les propos moralisant la conduite des femmes insistent sur l’utilité éthique ainsi que pragmatique du port du voile. Le contrôle social concernant la présence de la femme dans la sphère publique, est une contrainte qui, intériorisée par ces femmes, se transforme en norme, tout en conservant un caractère d’obligation évidente. De ce fait, [d’] externe qu’elle était, la contrainte est devenue interne et prend la forme d’une obligation morale ; le contrôle social est saisi cette fois sous son aspect positif, celui de la régulation»334.

Parmi ses objectifs sommaires, le voile a pour fonction de réduire la visibilité de la femme en public. La norme du port du voile sert à préserver les femmes et les hommes de la sexualité illicite. Une interprétation, parmi d'autres, qui, d’après ses défendeurs, explique la « nécessité » du port du voile par la femme. La dissimulation du corps féminin sert à protéger la femme de toute agression, l'homme de toute déviance morale et vise à empêcher la destruction du corps familial, voir sociétal. C'est en résumé, le principe de cette pratique, tel qu’il était présenté par les interviewées. De plus, l’habit porte, pour certaines, un usage pratique, moins contraignant au niveau de l’esthétique et de la présence en public.

Les règles de conduite, culturellement mentionnées, fragmentent l'espace privé et l’espace public. Le foyer - la maison, l’espace clos, dit protégé - est considéré comme l’espace féminin. La femme est donc appelée à respecter les codes sociaux, en intériorisant l’idée qu’elle est objet de désir et un être de désordre social. La modernisation, (suite à ses différentes configurations présentées ci-dessus), son accès à l'espace public, ne lui permettent pas d’échapper à ses contraintes. Selon les circonstances, la femme doit montrer bonne figure, en respectant l'enjeu d’une présence conditionnée et règlementée. Elle ne doit pas s’approprier l'espace, quelle que soit sa configuration, y compris son corps en tant qu'espace d'existence.

334 CHAZEL François, Op. cit., p. 583.

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Les normes liées au corps se fondent sur deux enjeux qui se complètent : le rapport du pouvoir homme-femme et la sexualité.

Les circonstances favorisant l’installation ou la réinstallation de cette norme de conduite sont multiples et complexes. L’idée propageant le port du voile comme un devoir religieux évident ne trouve pas de forte contestation. L’interprétation de cette question a relevé exclusivement des hommes de religion. En Tunisie, une femme qui porte le voile est considérée comme plus pieuse que les autres. Cette conviction n’est pas propre à celles qui ont adhéré à la pratique. Elle est partagée par de nombreuses femmes, même si elles ne souhaitent pas s’y convertir. Il s’agit d’un rapport complexe au sacré mais aussi à l’autorité masculine qui est à l’origine des normes en question. Les interprétations du texte religieux et les discours relatifs au port du voile sont multiples et différents. En conséquence, l'engagement des femmes qui adoptent cette norme ne signifie pas que les pratiques sont identiques ou que le sens qu'elles lui donnent est le même.

La pratique et l'usage prennent plusieurs formes, selon les circonstances et les intérêts des acteurs sociaux. « Les normes sont des règles de conduite, stipulant quelle est la conduite appropriée pour un acteur donné dans des circonstances déterminées(…) Les normes incarnent généralement des valeurs, mais il ne faudrait pas en déduire qu’elles ne sont qu’un simple reflet de motivations plus profondes qui s’exprimeraient à travers les valeurs»335.

L’attitude par rapport à la norme du port du voile évolue de façon constante. La prise de distance par rapport à la règle religieuse est remarquable. Par le biais de l'esthétique, le voile prend une visibilité nouvelle sur la scène publique tunisienne.

La (re)définition de la norme prend deux dimensions : celle de la nouvelle apparence et celle des nouveaux comportements. Cela se traduit au niveau de la pratique et de l’usage comme au niveau de la perception. La visibilité théâtralisée des femmes voilées dans l'espace public augmente les marges de manipulation et d’écart par rapport à cette norme. Les modes vestimentaires interrogent les « limites » des attentes collectives relatives à l’observation de la norme. L’ornement du corps voilé montre l’écart entre ces attentes et la conduite des acteurs.

Le nouveau voilement révèle des contradictions de perception et de pratique. Il est ainsi chargé de tous les indices du phénomène de mode. La pratique du voile est une

335 CHAZEL François, Ibid., p. 583.

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dynamique interne et externe qui interagit avec la perception de la norme et les manières de pratiquer ses règles. La conformité énigmatique devient discutable dans les sous-groupes d’appartenances. En effet, «l’importance que la personne attache à tout ce qui relève du groupe, sa volonté et son souci d’en apparaître comme un membre exemplaire. Ainsi, la recherche de l’acceptation ou de l’approbation d’autrui peut répondre à des motifs très différents, selon qu’il s’agit d’un sens bien compris de ses intérêts, d’une complémentarité des attentes, due à l’intériorisation par les divers partenaires des droits et des devoirs propres à leurs rôles, ou enfin d’un effort pour préserver –et quelquefois gagner- la participation à une vie de groupe hautement valorisée.»336

Les identités religieuses s’inscrivent dans une perspective d’afficher la différence. Elles incarnent une distance, variée voire souple, à l’altérité. Les corps et les objets sont des signes de marquage des identités dites propres à la religion islamique. En effet, «la conformité à la norme importe moins que la mise en avant des « identités signatures ». L’accent est mis sur les griffes et les logos pour des raisons qui doivent autant à la nature propre des identités urbaines qui se sont constituées bien avant et hors du religieux, qu’à une volonté de s’adapter à un public non musulman»337.