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La culture de la sutra et les codes du regard

CHAPITRE III : Le voile entre conformité sociale et affirmation de la différence

I. Echelles d’évaluation et significations du voile « religieux »

4. La culture de la sutra et les codes du regard

L’usage du voile comme habit, autrement dit, cette forme d’instrumentalisation du voile, ne posait pas de problème et n'attirait pas l'attention, bien au contraire. Ce genre de pratique est assez privilégié dans la vie quotidienne des individus et des groupes. Il faisait partie de la normalité et de la banalité d'usage du foulard en tant que vêtement qui protège, qui cache, qui signifie la pudeur et permet une communication « discrète » avec autrui. Il permet à l’individu d’accomplir son rôle dans le cadre d’une interaction sociale ritualisée : Il se perpétue à travers le temps comme signe de marquage des statuts et des rôles « genrés ». Mais, actuellement, nous assistons à une confusion entre le signe et sa fonction, d’une part, et entre l’usage utilitaire du voile-foulard, pour se protéger contre le froid ou la chaleur, et la signification morale et religieuse, d’autre part

Le terme « mastûra » est répété à plusieurs reprises par toutes les personnes interviewées. Il sert à justifier le comportement vestimentaire de la femme voilée. Le terme est largement employé dans la vie quotidienne avec plusieurs connotations. Il couvre un champ sémantique assez vaste. Le terme sitr dont il est dérivé est proche du terme hajb donnant hijâb. En ce sens, le terme sitâr (rideau) est synonyme de hijâb dans l’usage coranique déjà signalé (au sujet des épouses du Prophète auxquelles il faut s’adresser par derrière un rideau). Cependant, sitâr

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désigne n’importe quel rideau, que ce soit pour se dérober au regard d’autrui ou pour atténuer l’intensité de la lumière, qu’il soit tiré ou non, contrairement à l’usage de hijâb qui renvoie obligatoirement à la fonction de dérober au regard illicite. Ainsi, le terme mastûr(a) est utilisé pour qualifier la personne qui cache les parties de son corps qu’elle ne devrait pas montrer dans certaines circonstances, et s’applique aussi bien à l’homme (mastûr) qu’à la femme. Cependant, certaines femmes voilées l’utilisent pour distinguer leur comportement vestimentaire de celui des femmes qui porte le voile dit « islamique ». L’usage du terme, pour décrire la tenue vestimentaire adoptée, a pour objectif une évaluation par rapport à l’idéal de l’habit dit « char‘î » (hijâb

char‘î). Au fil du discours sur les normes vestimentaires de la femme musulmane, certaines

justifient leur comportement en disant que leur manière de porter le voile n’est pas conforme à la norme religieuse. Elles se disent être « mastûra », au sens de couverte de façon pudique qui n’attire pas l’attention. Ainsi, certaines disent : « Je suis mastûra (couverte) et c’est tout ! (…) Ce n’est pas le vrai voile ! (…), le hijâb char‘î qui a ses règles strictes et bien connues ! » (…) Je me dis qu’au moins je suis couverte ! (…) C’est mieux que rien ». Une autre précise : « Je suis mieux que les autres ! (…) Au moins je mets le foulard ». Ou encore : « Ceci ne peut pas être considéré comme un voile ! », « Je sais que ce n’est pas le bon voile ! (…) Je me dis que Dieu me rendra un jour plus pieuse !»

Les multiples usages du voile concernent les différents âges et dans certaines circonstances et événements. Plusieurs épisodes de la vie incitent la femme à mettre le voile d’une manière provisoire ou d’une manière définitive. Le voile est une culture et une habitude culturelle. La femme a toujours des arguments et des excuses pour cacher et dérober son corps du regard indiscret. La femme cache ce qui est considéré «laid » et ce qui est beau. Les contradictions de la culture se manifestent par le jeu du caché et du visible. Les femmes sont appelées à dérober les « défauts », les malformations du corps féminin. L’obésité, la vieillesse, la couleur bronzée, etc., sont classées socialement comme des aspects indésirables à voir. Les femmes négligeant ces critères sont fortement critiquées. En outre, ce qui est considéré beau et admirable fait aussi objet de dissimulation. Le voile dit religieux revendique la dissimulation de ce qui est beau. La beauté féminine est estimé un objet de désir, donc il faut la dérober au regard de celui qui peut la convoiter.

D. Le Breton constate que : « L'anorexie, la boulimie, l'obésité et surtout les blessures corporelles délibérées, sont des critiques par corps de ce que la femme n'a d'autre salut sur

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la séduction qu'elle affiche, elle se sent impitoyablement jugée sur son apparence, sa jeunesse , et elle ne rencontre guère d'intérêt (ou elle le croit ) au-delà»270.

Du point de vue des représentations du corps et de la signification du regard, l'homme et la femme ne sont pas pareils pour nos interviewées : « L'homme est toujours celui qui regarde la femme. Par exemple si un bel homme passe devant toi tu vas, à la rigueur le regarder, mais tu ne vas pas imaginer des choses ! Ce qui veut dire que c'est normal, un homme beau ! Il est beau, et c'est tout ! Mais l'homme, allah ghâlib (ce n’est pas sa faute mais la volonté invincible de Dieu), Dieu l'a créé avec beaucoup de désirs et des instincts (chahawât et gharâ’iz), différents de ceux de la femme (…). Donc lorsqu'une femme passe avec une

allure laissant voir tous les détails de son corps (mfaçla), ou bien étalant sa beauté, subhâna

allah ! (…) Il y a celle qui a toute sa beauté dans sa tête, (zinhâ l-kull fî râs’hâ) ! (…) Il

(l’homme) va la regarder avec convoitise ! Donc il va commettre un péché, (yartakib

dhanb) ! Et ce péché, qui l’a provoqué ? Par contre, si elle est couverte, (mastûrra), qui va la

regarder ? ( ) Personne ! »271

Le regard est sexué. La manière de voir au féminin ne ressemble pas au regard masculin. La vision des hommes, portée sur les corps des femmes, est chargée de désir. Elle est plus audacieuse, moins discrète ; le regard se pose longuement sur ce qu’il voit. Par contre, le regard de la femme, est généralement à l’opposé de celui de l’homme. La femme est appelée a être discrète, timide et à avoir un regard rapide et non fixe. Les femmes voilées considèrent que les regards insistants et concupiscents des hommes sont provoqués par ce qui est « exposé » du corps de la femme. Certaines femmes voilées considèrent que les hommes n’ont pas froid aux yeux en même temps, elles leur trouvent des justifications en trouvant cela naturel ou normal. Ceci est illustré par le propos d’une jeune fille disant : « Les hommes n'ont pas froid aux yeux ; ils ne peuvent pas s'empêcher de vous déshabiller du regard ; c'est malgré eux ! Dieu les a créés ainsi ! »272

La culture de la sutra impose des codes de regard. Ce qui est objet d’admiration et de désir pour les hommes, chez les femmes, doit être dissimulé, afin que cela évite la provocation de leurs instincts. En revanche, les femmes n’ont pas les mêmes désirs ni la même attraction par

270 LE BRETON David: « Adieu le corps, multiplication des corps, biffures du corps », in GASPARD Jean-Luc, et

DOUCET Caroline (Dir.) Pratiques et usages du corps dans notre modernité, Paris, Erès, 2009, p.185.

271 Jeune fille, âgée de 30 ans, titulaire d’une maîtrise en sciences économiques, issue d’une famille modeste,

résidant à la Manouba.

272Jeune fille, âgée de 23 ans, niveau troisième année secondaire, serveuse dans un café mixte, issue d’une famille

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rapport aux corps masculins. Elles ne regarderaient pas les hommes comme objet sexuel. Leur regard est toujours timide, les yeux baissés, sinon elles sont considérées comme des femmes de mauvaise conduite.

Le champ sémantique du terme sutra recouvre d’autres sens en rapport avec les pratiques sociales illicites ou transgressant les normes. On dit : « us’tur ma star rabbi » (cache ce qui n’est pas dévoilé par Dieu). Cette signification révèle la volonté d’occulter et de ne pas voir la transgression ou la déviance, de sauver les apparences afin de préserver l’ordre social. La société invente des ruses et des moyens de se dérober des contraintes de l’ordre moral, tout en reproduisant, malgré tout, les règles et les normes les plus traditionnelles. Le voile qui est considéré comme un habit de « sitr » est utilisé pour des raisons qui contredisent sa finalité, dit une jeune fille : « Il y a beaucoup d’hommes qui ne respectent pas la femme voilée (al-

mitdayna, littéralement, qui observe la religion) parce qu’il y a un nombre de filles qui se

couvrent, (tustur rûh’hâ) pour sortir avec le Libyens ! »273

L’esthétique du nouveau voilement, dans la mise en scène du corps et l’importance accordée à la beauté physique et l’apparence, semble être une spécificité. Le nouveau voile se définit par la dissimulation de la chair et la chevelure, en « exposant » les formes et la silhouette. Ce nouveau voile se distingue du voile traditionnel ainsi que du voile dit islamique : il tend à montrer le corps d’une manière qui le met en valeur. Néanmoins, le voile est appelé à préserver le corps entier du regard des hommes. Son fonctionnement est d’atténuer les effets de la visibilité de la femme hors de l’espace privé et de rendre sa présence dans l’espace public inaperçue. M. Chebel remarque à ce propos : «Toutes les écoles théologiques (une nuance cependant pour les Hanéfites) sont ainsi d’accord pour la priver de disposer d’elle-même, de montrer la moindre parcelle de son corps. Pour éviter qu’elle indispose l’homme en suscitant chez lui trop de grands désirs, il fallait la couvrir, lui imposer un voile (niqâb, hidjeb, haïk, lithâm, khimâr, mlayâ, idjâr, sitâr, etc.)»274.

Une jeune femme dit : « Il ne faut pas qu’elle (la femme) parle à haute voix ! (…) Entre parenthèses, je ne suis pas considérée comme une femme se conformant à la religion (mutadayyina) comme Dieu le prescrit, je suis à peine mastûra (couverte), ni plus ni moins ! J’ai porté des trucs comme ça (elle fait signe à ses cuisses, au dessus de ses genoux, pour dire qu’elle a porté des vêtements courts) ! J’ai couvert mon corps (start rûhî) ! Mais si on

273 Jeune fille, âgée de 30 ans, titulaire d’une maîtrise en sciences sociales, issue d’une famille modeste, résidant à la

Manouba.

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veut appliquer la religion, selon ce que Dieu a indiqué, il faut porter un jilbâb, une robe ample ! Ton corps ne doit pas paraitre ! On ne doit plus voir les formes de ton corps ! Mais moi, vu que je travaille, je ne peux pas porter un truc pareil ! Imagine ! Si je porte un jilbâb et que je monte dans le bus, ou bien si je le porte pour aller travailler et que je m’y prends les pieds (…) ! Ce qui veut dire que le jilbâb n’est pas de la rigolade ! Mais tu peux te débrouiller ! Ce n’est pas une excuse, mais bon !»275

Les femmes voilées ne représentent pas une catégorie homogène. Elles se différencient par la perception du voile, le comportement, et la vision de la vie en général. Leurs motivations et les finalités qu’elles poursuivent sont variées et se reflètent au niveau du comportement vestimentaire comme au niveau de la gestuelle en public. Elles n’ont pas la visibilité et elles sont perçues différemment. Le voilement pour certaines filles est un symbole de chasteté et une conformation de leur conduite au quotidien à ce qu’elles considèrent comme une obligation religieuse. Le voilement a la même importance pour cette catégorie de femmes voilées que des pratiques comme la prière, le jeûne et le pèlerinage.

Le retour du voile relève d’une résistance de certaines sociétés patriarcales à des modernisations qui ont bousculé les structures traditionnelles tout en refusant l’accès des femmes à l’espace public. Or, ce ne sont pas les femmes qui n’assument pas leurs rapports à leurs corps, mais plutôt les rapports entre les sexes qui résistent au changement. Malgré les apparences, et malgré le « revoilement » d’un nombre croissant de d’entre elles, les femmes montrent une certaine familiarisation avec les techniques, les institutions et les nouveaux apports de la modernité. Elles assument une certaine image d’elles-mêmes, en tant que femmes actives, éduquées, et même comme « acteurs efficaces » dans le développement de la société. Le travail, par exemple, n’est plus seulement un attribut matériel et un moyen d’autonomie financière ; il représente aussi un statut social et une forme d’affirmation et d’estime de soi. Pour les femmes actives, le travail permet l’accès à l’espace public et assure une sécurité psychologique et financière ; c’est le vecteur de leur intégration dans la vie sociale. Y renoncer serait pour elle la fin des sociabilités et de l’activité dynamique qui sont devenues inséparables de leur condition de femmes émancipées et affranchies des entraves des ordres traditionnels.

La socialisation par le travail a permis à la femme d’adopter une image venue d’ailleurs, de l’Occident moderne, mais devenue depuis des décennies inséparable de la condition féminine tunisienne : l’image de la femme active, débarrassée de son voile, habillée de façon moderne et

275 Jeune fille, âgée de 30 ans, Maîtrise en sciences économiques, issue d’une famille modeste, résidant à La

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accordant une importance à son apparence. Ce modèle introduit, dans la vie de la femme tunisienne, une certaine manière de se conduire dans l’espace public, essentiellement dans les milieux de travail, sans toutefois éradiquer toutes les influences des mœurs et des codes de la société traditionnelle.

Notre approche ne veut pas se réduire à une approche genrée. Nous voulons saisir la dynamique d’un changement culturel complexe dont la compréhension nécessite la prise en compte des apports de différentes approches et les éclairages de toutes les disciplines qui peuvent nous aider dans notre quête.