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Voile et images de soi selon les âges et périodes de la vie

CHAPITRE III : Le voile entre conformité sociale et affirmation de la différence

I. Echelles d’évaluation et significations du voile « religieux »

3. Voile et images de soi selon les âges et périodes de la vie

Les paradoxes de l’usage du voile apparaissent aussi à travers d’autres grilles de lecture. L’image du voile est en rapport avec le paraître de la femme selon l’âge et l’état physique, voire la jeunesse de son corps. Dans les interprétations de certains exégètes du Coran et commentateurs des traditions consacrées, le port du voile serait obligatoire pour la femme musulmane depuis l’âge de la puberté jusqu’à l’âge de la ménopause. Cette interprétation établit un lien entre la pudeur de la femme et la période où elle est fertile. Les habitudes culturelles des femmes tunisiennes montrent en effet un rapport entre le changement de type d’habit et l’âge. Certaines femmes âgées, essentiellement celles considérées comme « respectant leur âge »,267 celles dont les enfants ont grandi, et les rides commencent à apparaître, recourent souvent au port du le voile. Un tel usage du voile, comme le choix des vêtements plus longs et plus amples, répond à deux objectifs : le premier est d’ordre moral et s’inscrit dans le registre de la pudeur ; le second est aussi normatif mais il est lié à l’esthétique en ce sens que le voile sert à dissimuler les

265 Jeune femme divorcée, âgée de 44 ans, mère de deux enfants, niveau primaire, ouvrière, résidant à Sijoumi, dans

un quartier populaire.

266 BEN SALEM Maryam, Op cit., p. 67.

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rides. En effet, la femme couvre sa chevelure et dissimule plus ses membres, ou quasiment tout son corps, (selon la culture, la représentation du corps et l’attitude par rapport à la vieillesse) lorsque sa beauté physique commence à perdre son éclat. Selon l’adage populaire tunisien, la femme avancée dans l’âge doit opérer une « retour à Dieu ».

D’un autre, côté le voile peut être utilisé, temporairement, par la future mariée dans la période de préparation de son mariage. En effet, pendant la période qui précède le jour des noces, la future mariée, se voile (« titahjjib » ou bien « tlim al-çûl ») provisoirement, pour cacher son charme et le préserver jusqu’aux jours de la fête. En hiver, le voile-foulard,268 fait partie de

l'usage quotidien de certaines femmes tunisiennes, pour se protéger contre le froid et le mauvais temps. En effet, le voile est un vêtement-instrument susceptible d’avoir une multitude de sens ou de significations selon l’usage qui en est fait. De ce fait, le voile, ou bien le fait de couvrir la tête, est un langage codifié, réglementé, significatif et symbolique.

La femme, comme nous l’ont rappelé nos interviewées, est représentée comme l’élément actif dans le jeu de la séduction, contrairement à l’homme présenté comme la victime de ce jeu. Selon cette logique, c’est la femme qui est appelée à dissimuler son corps pour ne pas attirer l’attention et provoquer la séduction. La femme n’est pas propriétaire de son corps et ne participe pas à la détermination de son statut dans la société. Elle est toujours la fille de tel, la femme de tel autre. De ce fait, l’obligation pour elle de respecter les codes sociaux est fondamentale pour sauvegarder au quotidien l’image de sa famille, parentale ou matrimoniale.

Une femme couturière pense que le port du voile constitue une manière de retour au droit chemin. Elle est âgée de 44 ans et mère de cinq enfants. Selon elle, son initiation à la pratique n’était qu’une manière de respecter ses obligations envers Dieu. Elle exprime ses regrets quant à sa conduite antérieure et au fait d’avoir porté des vêtements qui ne correspondent pas aux bonnes mœurs. L’adhésion au voile renvoie, selon cette femme, à une conception de la foi et de la morale conforme aux exigences du retour au « droit chemin », mais aussi aux exigences de l’âge. Notre interviewée considère qu’elle a assez profité de sa jeunesse et que son corps commence à vieillir ; c’est pourquoi elle estime que « ça ne se fait pas de continuer à porter des vêtements osés !»

Dans les représentations relatives au voile et à la femme voilée, les interviewées se réfèrent, implicitement et, parfois, explicitement à un modèle de conduite et à une image « plus ou moins idéalisée » de la femme arabe. Le modèle qui inspire leur conduite concerne la manière

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d’être, l’allure, les relations avec autrui, l’esthétique, le langage verbal et non verbal du corps. Cependant, la ligne de conduite valorisant les attributs féminins, ou considérés comme tels, n’est jamais appliquée. Elle sert comme modèle pour orienter les comportements, gérer les mœurs et faciliter les relations sociales. Cette ligne de conduite se modifie, se modélise, évolue, change, régresse, voire permet certaines transgressions. Elle définit le « normal », les règles censées demeurer stables et ce qui est susceptible de changer ; elle permet d’établir et de tracer des frontières souples et, en même temps, de stigmatiser le transgresseur. Les conduites censées incarner ce modèle, qui est en fait une norme, sont indéfinissables, indéterminables. Toutes les conduites peuvent être appelées à s’y conformer pour être « normales » : la manière de marcher, de rire, de parler, de s’exprimer, de regarder, d’agir, etc.

La manière de se définir en tant que femme tunisienne renvoie à une multitude de registres d’appartenance. Les manières de s’identifier sont différentes d’une interviewée à une autre, se déclinant selon différents attributs sociaux. En effet, plusieurs traits sociaux, voire critères, contribuent à définir l’identité de la femme voilée tunisienne. Le voile, par delà ses usages et les significations qui lui sont accolées, semblent jouer le rôle d’un vecteur identitaire qui intervient dans la perception et la représentation que les femmes voilées ont d’elles-mêmes. Cependant, la manière de percevoir son « soi », de le définir, pour la femme comme pour l’homme, relève d’un métissage et fait appel à des registres antagoniques.

Les plus « orthodoxes » parmi les femmes et les jeunes filles interviewées, s’identifient aux femmes du Prophète comme référence idéologique, voire utopique. Elles se présentent comme « engagées », des « sœurs musulmanes » plus proches de la tradition prophétique et des missionnaires de la religion. Elles se considèrent comme promises à l’intercession du prophète et, à ce titre, parmi les élues pour bénéficier de sa proximité au paradis ; elles aspirent à être les protégées du Prophète « le jour du jugement dernier ». La majorité, parmi elles, se présentent comme dépositaires de « l’appel islamique » (açhâb al-da‘wa).

Elles se considèrent comme les plus justes et les plus saines et qu’elles sont « des apôtres » pour islamiser la société en rappelant le hadith : « al-dîn al-naçîha » (la religion c’est le conseil !).

La majorité des femmes et des jeunes filles interviewées ne trouvent pas de contradiction entre leur identité religieuse affichée et leur identité sexuée, en tant que femmes émancipées. Elles se comportent en assumant les deux dimensions de leur identité, sans toutefois hésiter à critiquer l’une ou l’autre de ces dimensions. Les plus conservatrices insistent sur la morale religieuse comme identité unifiant tou(te)s les musulman(e)s. Avec une certaine intransigeance,

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elles penchent plutôt vers l’affirmation du caractère moral de la femme musulmane dans toutes les circonstances. Le Coran et le hadith, voire l’interprétation des exégètes, des imâms, des

chuyûkh, constituent pour certaines un repère et une référence orientant leur manière d’être, d’agir et de vivre. Les acquis de leur identité féminine en tant que femmes éduquées et émancipées se réduisent aux prescriptions religieuses. Certaines femmes voilées considèrent que leur rôle en tant qu’épouses et mères est plus important et déterminant que leur statut social et leur équilibre psychologique.

Les femmes voilées les plus éduquées et les plus adaptées à l’espace public trouvent un équilibre entre la composante religieuse et la composante profane dans leur manière de s’identifier.

Du point de vue du processus de changement qui a permis l’accès des femmes à une vie publique, que ce soit par l’éducation, le travail salarié ou par la mixité dans les lieux publics, elles se trouvent en butte avec la permanence des images traditionnelles concernant le statut de la femme, lesquelles images sont intériorisées notamment par celles qui se convertissent au port du voile. En effet, il y a un décalage entre les pratiques sociales modernes qui se sont imposées et les représentations demeurées traditionnelles. Certaines femmes, celles dont les conditions de travail sont difficiles regrettent l’émancipation de la femme. En considérant que les responsabilités « à l’intérieur et à l’extérieur » (il-barra w’il-dâkhil) épuisent leur corps, certaines préfèrent réintégrer complètement leur foyer. Le statut professionnel de la femme, quelle que soit son importance et sa dimension, ne réduit pas les rôles familiaux.

Dans ce sens, C. Dubar remarque : « L’accès massif des femmes au travail salarié, à la maîtrise de la procréation et à l’égalité juridique aves les hommes n’a supprimé ni les inégalités entre les sexes ni toutes les formes de subordination des femmes. Mais il a généré une crise des rôles masculins et féminins et des transformations identitaires qu’il importe de cerner»269.

Concernant la manière de s’identifier en tant que femme tunisienne voilée, il est important de remarquer qu’elle est loin d’être unique et homogène. Les processus de modernisation et de mondialisation leur offrent un large panel de registres et de repères d’identification. Certaines mettent en avant une identité religieuse rattachée à un passé mythifié d’une communauté dont les intérêts et la norme doivent s’imposer au détriment des acquis modernes de l’individu. A l’opposé, d’autres femmes voilées semblent plus attachées à ces

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acquis qu’elles considèrent compatibles avec les paramètres religieux et culturels de leur identité. Entre ces deux catégories, nous trouvons toute une graduation de manières de s’identifier plus proches de l’un ou de l’autre pôle selon la façon de combiner les éléments de la tradition religieuse et culturelle avec les acquis de la modernité.

La féminité est un terme équivoque qui recouvre différentes significations qui peuvent être divergentes, voire contradictoires. Nous retrouvons, chez nos interviewées, différentes conceptions de la féminité où la séduction est parfois évacuée et parfois présente. Les plus « orthodoxes » défendent les attributs féminins liés aux rôles naturels de la femme comme l’éducation des enfants, la préservation du foyer conjugal, voire l’obéissance à l’autorité parentale, au mari ou au futur époux. Certaines trouvent dans la préservation du corps le sommet de leur féminité. D’autres considèrent que porter le voile ne signifie pas nier ou rejeter leur féminité ; « au contraire la femme s’occupe de son corps et de son paraître beaucoup plus qu’avant », précisent-elles. La féminité se traduit en actes (comportement fin, doux, élégant) et en allures (mise en valeur de la beauté), marques d’identité féminine en opposition avec celles de l’homme.