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Le voile entre modèle de costume et modèle de conduite

Chapitre I : Le processus du rétablissement de la pratique du port voile en Tunisie :

I. Le port du voile : une norme religieuse ou une pratique de mode ?

2. Le voile entre modèle de costume et modèle de conduite

Les manières de pratiquer le port du voile peuvent interpeler. Parmi les hypothèses avancées dans plusieurs travaux scientifiques,338 le voile est estimé comme un phénomène éphémère, présentant ainsi l’acte de se voiler comme un effet de mode.

Le discours produit par les Tunisiens reprend les mêmes constats, essentiellement pour les individus qui ne portent pas le voile, ou ceux qui n’apprécient pas cette pratique. Des phrases telles que : « Le voile est un phénomène ! » « Le voile est une mode ! » « Ça ne va pas durer ! », « ça ne fait pas partie de nos traditions » sont prononcés même par les femmes voilées, pour désigner celles, parmi les femmes voilées qui mettent en avant l’ornement du corps. Certaines d’entre elles le considèrent comme un effet de mode et d’imitation, se présentant comme « différentes de celles qui ne respectent pas le voile.»

336 Ibid., pp. 583-584.

337 HAENNI Patrick, Op.cit., pp.49-50.

338 Voir la thèse de BOUKRAA Ridha, Hammamet : études d’anthropologie touristique, Tunis, Centre de

Publication Universitaire, 2008, p. 230, ou KILANI Monther dans son ouvrage Islam et changement social, Payot, Lausanne, 1998.

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Dans les discours qu'elles portent sur la manière d’être et le rapport au mode vestimentaire, certaines jeunes femmes339 contestent l’effet de mode du port du voile dit religieux. Elles considèrent que certaines allures ne correspondent pas et ne conviennent pas à l’image de la femme voilée. Cette prise de conscience, par rapport à l’habit dit religieux exclut l’ornement et le design. La mise en avant de l’esthétique annule la morale du port du voile. (S)340 conteste les foulards colorés et considère que le fait de porter ce type de voile renvoie à une catégorie de voile de mode qui dévalorise le statut de la femme musulmane voilée (mutahajjîba) «Moi, je ne porte ni le jaune, ni le rose fuchsia ni le pistache (…) ; ces couleurs à la mode ! Elles exagèrent ! Je surveille les filles qui portent des foulards de toutes les couleurs et toutes sortes d’habit. Elles ne résistent pas, elles l’enlèvent après quelques mois ! ». Cette déclaration, faite sur un ton véhément, montre clairement combien la pratique du port du voile341 dit religieux est loin d’être identique et homogène ; nous avons, d’une part, une grande diversité au niveau des modèles de voile, et d’autre part l’adaptation à cette norme par les acteurs.

Certaines femmes insistent sur la « valeur » morale du voile, en rappelant la conduite qui en est le corollaire. Le vêtement-voile, qui n’est pas accompagné d’une conduite conforme, est perçu comme inutile. Le voile doit refléter la pudeur de la femme, son obéissance et sa résignation que traduit l’éloignement de tout ce qui peut l’amener à fréquenter des hommes ; le comportement pudique des femmes voilées doit les distinguer des femmes non voilées. La bonne image de la voilée se traduit, selon quelques femmes enquêtées, par l'abstinence et le renoncement au désir charnel ainsi que par des mouvements et des réactions qui signifient sa résignation.

Les femmes voilées qui nous ont parlé de leur « expérience», contraignante pour les unes, se sont exprimées sur leur vie personnelle et intime. Elles se laissent aller à des comparaisons, tantôt conscientes, parfois inconscientes, en s’exprimant sur « l'autre » voile. Elles décrivent le voile « différent », qui ne correspond pas aux normes dites religieuses pour justifier le leur. Le discours porté sur la manière de s’habiller et la manière de se comporter

339 Nous nous sommes focalisée, provisoirement, sur la catégorie des femmes célibataires car elles sont

« sensées » entretenir plus que les autres leur comportement vestimentaire, en raison du rapport entre le soin du corps et de l’apparence, d’un côté, et le « marché » du mariage, de l’autre.

340 Célibataire, âgée de 30 ans, titulaire d'une maîtrise en marketing, responsable commerciale dans une

entreprise privée.

341 Nous considérons que le port du voile est une pratique, car il y a différentes raisons et logiques qui dépendent

des individus, et, en même temps, dont les représentations sont multiples bien qu’il parte d’une représentation initiale ou centrale qui est liée aux autres pratiques religieuses telles que les 5 piliers de l’islam.

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manifeste la légitimation du « type » de voile qu’elles ont adopté. Ce dernier n’est pas un simple habit, mais un statut et une image sociale revendiquée comme « idéale », « meilleure », « exemplaire », « engagée », pour reprendre les termes employés par les interviewées.

Pour certaines, le voile n’est pas seulement une apparence. Il n’est pas « à la portée de toutes celles qui le portent ». Il est une monnaie à double facette pour les plus conservatrices. C’est la trame de l’identité de la femme musulmane. Il est parfois une épreuve, un travail sur soi, et un travail contre soi. Il est allure et pratique. Il peut aller jusqu’à définir un état d’esprit, une vision du monde. Il est enfin, à la fois, l'expression d'une volonté de faire et d’être comme tout le monde et une façon de se distinguer des autres.

La manière de parler des expériences individuelles du port du voile révèle le positionnement de la femme par rapport aux règles normatives. Les femmes voilées sont lucides quant au changement de leurs images sociales, elles sont, en même temps, conscientes du regard d’autrui. La norme du port du voile peut être inventée ou imaginée, voire actualisée. Pour certaines interviewées, la femme se réduit à un corps en public qui agit selon des codes sociaux stricts et fermes. Toutes les réactions, les actions, les allures, les postures (etc.) du corps sont réglementées selon la terminologie du « halâl » et du « haram ». En revanche, le « halâl » et le « haram » ne sont pas identiques pour toutes les femmes voilées. Le corps de la bonne pratiquante s’assujettit à la loi du permis et du non permis, « al masmûh » et « al-

mahzhûr» tels qu’ils sont indiqués dans le Coran, selon elles. D’autres femmes pensent que la norme de la pratique doit être établie en fonction du mode de vie actuel. Elles envisagent une adaptation prenant en compte les données de vie moderne et les conditions actuelles de la femme.