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Les voiles traditionnels comme signes de distinction régionale

CHAPITRE II : Le voile et son historicité : Interprétation du texte coranique,

III. Les enjeux du voile dans le projet de modernisation post coloniale : une question

2. Les voiles traditionnels comme signes de distinction régionale

Le voile traditionnel désigne « un grand morceau de tissu, porté de manière à couvrir le corps, la tête et une partie ou la totalité du visage de la femme. Il varie selon les régions du pays. Chaque région correspond à une spécificité soit dans le matériau, soit dans les dimensions, soit dans la couleur du voile.»150Les occasions particulières, (fêtes, deuil, etc.), s’ajoutent aux spécificités régionales pour accentuer la donne du contexte, du milieu et du temps. Par delà l’instrumentalisation politique et les prescriptions religieuses, les coutumes sociales du vêtement dévoilent d’autres objectifs. Les diversités régionales de l’habit témoignent, entre autres, du statut de la femme et de sa position au sein de la société locale. Les distinctions sociales et économiques font partie, également, du jeu d’identification et du fonctionnement de l’habit.

Dans son enquête de terrain à Tozeur, réalisée en 1984, H. GRAEN constate que le voile traditionnel et le voile religieux s’hybrident dans les pratiques vestimentaires quotidiennes des femmes, selon les occasions et les enjeux. L’usage du vêtement dépend du type de sortie : «Surtout les femmes plus âgées, à partir de quarante ans, ne portent que la melhafa. Les

150 GRAEN Helga, Le port du voile traditionnel et religieux des femmes en Tunisie, Université de Tunis, Faculté des

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jeunes filles et femmes portent parfois le sefsâri et parfois la melhafa. Lors des sorties quotidiennes, elles portent souvent la melhafa (…) Mais dans les occasions comme un mariage ou le voyage à Gafsa ou à Tunis, elles mettent le sefsâri pour ne pas être reconnues comme habitantes de Tozeur.»151

Le malhafa est l’habit traditionnel des femmes de Tozeur : «C’est un grand voile noir tissé en soie avec une galon blanc au centre. Il est cousu de deux morceaux de quatre mètres à quatre vingt dix centimètres chacun et le galon blanc est brodé avec quelques points de broderie blanche. La forme géométrique de la broderie ressemble à la construction des maisons en briques qui se fait également d’une manière géométrique»152. La malh’fa de

couleur blanche se porte en cas de deuil153. En outre, les manières de le porter répondent à une typification de statut social et de catégorie d’âge. «Une femme âgée peut se permettre de laisser son visage découvert, mais une jeune fille ou bien une jeune femme doivent se cacher soigneusement et se couvrir y compris le visage entier»154.

A Sfax, le voile traditionnel régional, très peu utilisé, dans les années 1980, se distingue du safsârî, comme habit traditionnel national. La « khâma », abandonné par la jeune génération sfaxienne, est « (…)un morceau de tissu cousu dans la forme d’un demi-cercle en soie noire portée comme un foulard encadrant le visage sauf les yeux(…)ne cache que le partie supérieure du corps»155. Ce type de voile spécifique à la région était remplacé par le tarf qui

désigne« un voile de sortie tissé en laine fine blanche ou noire(…) la majorité des femmes ne cachent pas leurs visages mais il y a quelques années, elles ne laissaient qu’un œil découvert.»156

La variété du voile traditionnel est remarquable à M’saken ; les femmes originaires de la ville portent la wazra ou le hâyik, en noir ou en blanc, le safsârî et /ou le hijâb157. La wazra est définie par l’auteure, comme « un voile de sortie, tissé en laine brune ou noire de cinq mètres

151 Ibid., p. 92. 152 Ibid., p.88. 153 Ibid., p.89. 154 Ibid., p. 90. 155 Ibid., pp. 114-115. 156 Ibid., p. 115.

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sur un mètre cinquante»158. Il est porté par les femmes âgées en hiver. La nature du tissu et ses

dimensions varient selon l’âge, les circonstances et l’objet de la sortie du foyer.

Le type du vêtement adopté dans les régions participe, pour les acteurs sociaux qui en sont originaires, de l’ordre social et permet d’identifier les statuts des personnes qui l’adoptent. En effet, les pièces portées, les couleurs, la manière de s’habiller, etc., indiquent la catégorie d’âge, le niveau économique de la personne, voire, la durée de la sortie, et le type de personnes à rencontrer. Le safsârî est un voile qu’on peut qualifier d’émancipé par rapport au voile traditionnel régional. En quittant le territoire local, les femmes se permettent d’abandonner le voile traditionnel régional et le remplacent par le safsârî, voile traditionnel commun à toutes les tunisiennes.

Le safsârî, comme habit de « civilisation citadine »,159 s’associe à l’accentuation de la visibilité des femmes dans l’espace public. Remplaçant progressivement les tenues vestimentaires locales, il est «devenu publiquement visible au cours de l'entre-deux-guerres, et ayant survécu en bon nombre le long de la période allant de 1950 à 1970, voire jusqu'à nos jours dans les régions de l'intérieur du pays mais aussi dans la ville de Tunis (…)»160.Le

contexte sociohistorique du débat sur cet objet s’accompagne de changements au niveau du rapport de la femme à l’espace public et aux revendications relatives à sa participation à la vie publique. Il est considéré comme voile émancipatoire, par rapport au voile traditionnel régional. Son usage a facilité l’accès de la femme à l’espace public bien qu’il soit perçu, plus tard, comme une contrainte entravant sa participation à la vie publique.

Les habitudes culturelles, liées à la manière de s’habiller et de se présenter en public, connaissent des transformations révélant les conditions de la femme et son statut social. En outre, les métissages vestimentaires, entre ce qui représente la spécificité régionale, devenu actuellement un patrimoine et utilisé rarement ou célébré dans des occasions officielles, et ce qui est considéré comme habit traditionnel national, préservé par une minorité de femmes âgées, et les voiles actuels, à connotation religieuse, traduisent des références idéologiques. Le maintien de la visibilité de la femme, la manière de paraître dans l’espace public, propose des alternatives vestimentaires adéquates, sans toutefois le rejet total du voile comme tenue de circulation. Le

158Ibid., p. 135.

159 M’HALLA Moncef, « La Médina, un art de bâtir », in AFRICA, série Arts et Traditions populaires, N° 12, 1998. 160 KERROU Mohamed, « Les débats autour de la visibilité de la femme et du voile dans l'espace public de la

Tunisie contemporaine (Milieu XIX e – début XXI e siècles) », CHRONOS, Revue d'Histoire de l'Université de

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comportement vestimentaire correspond aux domaines d’activités et témoigne d’une attitude affranchie des contraintes morales interdisant aux femmes l’accès à l’espace public ou lui imposant une certaine manière de s’y conduire. Le voile dit religieux correspond à une nouvelle forme d’émancipation pour la nouvelle génération de jeunes femmes actives et éduquées qui revendiquent leur place dans l’espace public et dans les activités réservées auparavant aux hommes.