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Le corps féminin : normes physiques et enjeu moral

CHAPITRE I: Les représentations du corps chez les femmes voilées : le contexte

3. Le corps féminin : normes physiques et enjeu moral

Selon nos interviewées, l'apparence physique est la base du charme de la femme et fait partie de son capital social. Mais elle est aussi source de troubles, de tentations et peut donc provoquer le désir. C’est pourquoi elle doit toujours être l’objet d’une surveillance et d’un

87Jeune femme, âgée de 29 ans, mère d’un enfant, ingénieur de formation, femme au foyer, d’une famille aisée et

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contrôle social. Une jeune femme voilée nous dit : « En fait tu ne sais pas s’il est à toi (ton corps) (…) ; tu ne vis pas seule dans ce monde ! » 88

« Le corps de la femme est un danger, un vrai danger surtout pour les hommes, je ne sais pas pourquoi (silence) ! Il séduit vraiment ! Le moindre geste, la moindre partie du corps de la femme peut séduire !»89 Ce propos est représentatif de ce que pensent quasiment

toutes les femmes voilées, du moins celles que nous avons enquêtées. Il constitue le noyau dur de la manière dont elles se représentent le corps féminin. Le rapport du corps féminin à la séduction et au désir sexuel est au centre des conceptions communes à tous les acteurs que nous avons rencontrés. Certes, la beauté physique, qui donne au corps féminin son charme, ne concerne pas seulement les femmes voilées. Elles pensent que « toute femme est belle » et la beauté du corps est considérée comme un don précieux. Cependant, elles se considèrent comme supérieures par rapport aux non voilées, et pensent qu’elles assurent, par leur comportement vestimentaire, l’intégrité morale de la société tunisienne.

La « faveur » que Dieu leur a accordée, en leur donnant un beau corps, est à la base de la morale considérant le corps féminin comme un « régulateur » de l’ordre social. La femme est appelée à préserver son corps pour ne pas commettre de péchés. Le corps est considéré comme le jeu et l’enjeu de la séduction entre homme et femme. Non seulement par la différence physique, mais aussi par la conduite (gestuelle, mouvements du corps, manière de se présenter, paraître), le corps de la femme est un objet central dans la construction sociale du féminin et du masculin. La plupart des femmes interviewées ont une perception de la beauté physique fondée sur sa considération comme une « image de Dieu », « un don du ciel », « la création de Dieu », mais elles considèrent aussi que la bonne conduite fait partie de cette beauté. En d’autres termes, le physique ne peut paraitre beau que dans la mesure où les codes sociaux concernant sa gestion sont maîtrisés et respectés : « Le corps est une fausse évidence, il n'est pas une donnée sans équivoque, mais l'effet d'une élaboration sociale et culturelle.»90

La morale religieuse et la conduite sociale sont parfois unifiées et dans d’autre cas très séparées et même contradictoires. La concordance et la discordance entre règles religieuses et pratiques profanes se construisent dans une recherche combinant l’estime de soi, les liens d’appartenance, le regard de l’autre, la reconnaissance sociale, les normes sociales adoptées en

88 Jeune fille âgée de 27 ans, titulaire d’une licence en gestion des entreprises, animatrice dans un jardin d'enfant,

issue d’une famille modeste, résidant à Bab Souika.

89 Jeune fille âgée de 22 ans, étudiante en sciences sociales, issue d’une famille modeste, résidant au Bardo. 90 LE BRETON David, La sociologie du corps, Paris, PUF, 5éme Ed., 2004, pp. 29-30.

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rapport avec les attributs sociaux de chaque acteur social. Le corps voilé reste un corps tiraillé entre volonté individuelle, conditionnement collectif (des groupes d’appartenance ou d’identification) et « volonté divine » incarnée par les valeurs sacrées.

La religion est définie, selon Comte-Sponville dans son dictionnaire de la philosophie comme « un ensemble de croyances et de pratiques qui ont Dieu, ou des dieux, pour objet.»91 Toute religion se réfère à un système idéologique dans le sens où elle touche la foi de

ses adeptes. La croyance constitue la sémiologie de l’existence humaine. Toutes les doctrines présentent des explications relatives à la vie, à la mort et à l’existence. La religion est « (...) une réponse à l’angoisse existentielle de l’homme»92.

La religion peut être présente dans tous les actes de la vie quotidienne «Toute religion est soutenue par un mythe fondateur qui explique l’origine du monde, mais aussi celui du groupe, son ordre social et moral. Elle propose ainsi à ses adeptes une grille de lecture pour comprendre leur environnement naturel, social et humain. La religion s’érige aussi comme un système de valeurs et de règles. Elle prescrit et interdit. Elle s’institue comme cadre, comme repère, orientant les conduites sociales et individuelles. La religion se pose donc là comme un véritable référent culturel qui unit, dans une même communauté, l’ensemble des individus qui adhèrent et s’identifient au modèle de société et d’homme qu’elle valorise»93.

Pour celles qui renoncent à leur manière d’être, avant le port du voile, cette pratique constitue un moment de bien être et de soulagement. L’image « acceptée » socialement rend la femme « bien dans sa peau ». Ainsi, dans l’entourage social qui valorise la femme « respectable », le port du voile établit un rapprochement ou une conformité au modèle. Concernant la définition de la femme respectable, d’après les interviewées, c’est celle qui admet les codes sociaux du paraître en public. Ces codes se traduisent par la gestuelle du corps et l’allure adoptée. En effet, la femme, mariée ou célibataire, est appelée à contrôler son corps et ses mouvements de manière à se conformer à la norme sociale. A titre d’exemple, la femme mariée ne doit pas paraître trop maquillée, car son visage fardé peut attirer l’attention des hommes. S’embellir est un acte de séduction, et la femme est considérée comme un acteur actif dans ce jeu. Cela peut nuire à l’image de son mari. Porter des vêtements courts qui montrent la

91 Dictionnaire de la philosophie, Paris, PUF, 2001.

92 GUERRAOUI Zohra, « De la socialisation à l’identité religieuse : l’exemple des personnes en situation

interculturelle », in Psychologie sociale de la religion, (Dir). ROUSSIAU Nicolas, Paris, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 23.

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chair, ou un habit moulant, surtout au niveau de la partie inférieure du corps, constitue un acte provocateur pour les hommes.

L’image individuelle et collective du corps féminin a un sens hiérarchique. Cette image se constitue d’un noyau central basé sur la beauté physique. Le corps féminin porte en lui une spécificité qui le distingue, c’est la beauté. L'aspect physique de la femme, dit une interviewée, « est quelque chose de très beau, tu ne peux pas trouver une chose plus belle que le corps d’une femme (…) Il est très sexy, c’est la beauté même !».94 Ainsi, le corps prend un sens

empreint d’érotisme. Il peut être admiré et peut séduire. Son charme provient de sa morphologie et de ses formes. En outre, les traits de la féminité, comme les seins, les fesses, le pubis et la chevelure sont les parties qui symbolisent le plus cette beauté.

D. Le Breton remarque : «Si la femme a un corps qui la définit pour le meilleur ou pour le pire, l'homme est plutôt son corps, il existe par ce qu'il fait, ou simplement du fait d'être un homme, valorisé déjà en tant tel. La femme doit faire ses preuves par sa séduction»95.

Certaines interviewées considèrent le corps comme la chose la plus distinctive et la plus valorisante de la femme par rapport à l’homme. Elles définissent la beauté en termes de finesse, d’élégance, de manière d’être. Cela veut dire qu’elles confondent l’aspect biologique et l’aspect social. La structure biologique de la femme est belle, en elle-même ; la femme ne fait que l’entretenir par la mise en valeur de ses traits ainsi que par les mouvements et les gestes qui la soulignent.

Le surpoids est considéré par les interviewées comme un contre modèle du beau corps. En effet, et même pour les femmes obèses, la taille fine est un critère de beauté. Mais pour certaines, le port du voile permet de cacher les traits déformés du corps. Le premier critère de beauté est d'avoir le ventre plat. En outre, la taille mince est très évoquée comme critère qui met en valeur les formes féminines et les reliefs du corps « parfait ». En revanche, la taille fine, ne fait pas l’unanimité chez toutes les femmes enquêtées. Le statut social et matrimonial et l’âge interviennent dans l’appréciation de ce critère. Le corps de la jeune fille est considéré comme un corps plus beau. Le corps de la femme doit faire plus l’objet d’attention pour qu’il soit entretenu et pour atténuer les effets des transformations dues à l’âge et l'accouchement. Le surpoids est

94 Jeune fille âgée de 27 ans, titulaire d’une licence en gestion des entreprises, animatrice dans un jardin d'enfant,

issue d’une famille modeste, résidant à Bab Souika.

95 LE BRETON David: « Adieu le corps, multiplication des corps, biffures du corps », in GASPARD Jean-Luc, et

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plus toléré pour les femmes qui sont initiées au rôle d'épouse et de mère. Ceci renvoie à la représentation de la chair comme enjeu de charme et de valorisation de la silhouette de la femme sur le « marché » du mariage. Parmi les réponses les plus significatives à ce propos, nous retenons ce propos d’une jeune fille soucieuse de sa ligne surtout après l’adoption du port du voile : « Je me souviens que je n'ai pas pu fermer le bouton de mon pantalon taille 36 ! Je n’arrive pas à le croire ! (...) Dépasser la taille 36 pour moi c’est une catastrophe ! Je me laissais mourir de faim ! (…) Je ne mangeais plus le soir ! Je me suis habituée à avoir faim ; mais l’essentiel est que je ne grossisse pas !»96

Pour d'autres, le corps de la femme est beau en lui-même. Il est esthétiquement admirable par les traits du visage et la longueur des cheveux, par la couleur claire de la peau qu'elles préfèrent blanche, par la rondeur et la jeunesse des seins qui ne doivent être « ni trop gros ni trop petits ». Les femmes intériorisent la perception masculine du corps féminin.

Les jeunes filles étaient plus à même de décrire les critères de la beauté physique. Elles considèrent le charme de la femme comme un capital symbolique et social. De ce fait, elles tiennent à mettre en valeur cette beauté dont elles veulent préserver les atouts. Un beau corps, pour certaines, est le fait de ne pas avoir «un surpoids, d’avoir le ventre plat, une belle poitrine, ni trop grande ni trop petite ( milyânîn), des épaules non courbées, et une taille mince».