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Vocation et mariage

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 152-155)

première moitié du

Chapitre 6. Le mariage bourgeois pendant la restauration

7. Vocation et mariage

Le mariage et son évolution au cours des siècles est un exemple type d'une pratique sociale qui est constamment en équilibre précaire entre le respect d'une tradition basée sur des textes religieux clairs, et la volonté de répondre à des intérêts entrant parfois en contradiction avec la liberté de choix que préconise la religion. Le libre choix effectif du conjoint peut fréquemment être mis en doute par des témoignages écrits, qui illustrent bien l'important poids familial qui pouvait peser sur un mariage. "Vers ce moment Antoinette revint à Genève, et n'accepta pas la vocation que lui adressa la famille Gallatin-Grenus, par l'intermédiaire du pasteur Cellérier, le 4 mai 1821".654 Ce témoignage de Naef, qui décrit le cas d'un refus extérieur à sa propre famille, met en évidence une situation de crise. En effet, même si dans ce cas la liberté de choix semble avoir été respectée, ne pas accepter une "vocation" est un acte extrêmement fort, car il démontre un comportement contraire à une volonté divine. Il pourrait s'agir d'un crime, bien que les conséquences des refus en question semblent ne pas avoir été à la mesure de "l'hérésie".

La famille Hentsch donne une autre illustration de ce délicat équilibre. A moins de 20 ans, Jean-Paul Albert reçoit une lettre de son père qui délimite parfaitement la volonté familiale

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Jacques Laurent Amiel (1797-1857) épousa en secondes noces le 3 octobre 1829, Alix Roux. SOCIETE VAUDOISE DE GENEALOGIE, Recueil de généalogies vaudoises, vol. 3, Lausanne, 1939, p 61.

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LENOIR, op. cit., p. 31. 651 Ibidem, p. 32. 652 Idem. 653 Ibidem, p. 32-33. 654

quant au mariage, en réussissant même à indiquer à son fils les personnes à consulter pour guider le choix du conjoint, ainsi qu'une échéance.

"Il faut s'amuser quant on est jeune, et les plaisirs honnêtes ne laissent pas de regrets. Pour ce qui concerne les demoiselles, garde-toi bien de faire un choix. Ton caractère, et celui de la personne qui pourrait te convenir ne peuvent être encore formés. Ainsi, jouis de la vie et sois papillon voltigeant de fleur en fleur, mais garde-toi de te placer dans une situation où elle ou les siens pourraient dire par la suite que par soins, gestes, soupirs ou discours, tu as pris une espèce d'engagement quelconque. L'homme étant le plus fort, doit éviter de compromettre jamais aucun être de ce sexe intéressant que Dieu a formé pour notre bonheur. Lorsque ton caractère sera mieux formé, tes frères et belles sœurs pourront t'aider. Il me semble que 4 ou 5 années sont encore nécessaires pour fixer ton choix".655

Dans cette lettre, la liberté de choix semble totalement dirigée par le père, qui fixe lui- même un délai d'attente de plusieurs années. La volonté que ce père affiche de voir son fils effectuer un bon mariage est en lien avec sa position de banquier, soucieux de pérenniser ses affaires. Etant donné que Jean-Paul Albert est le cadet de quatre fils, et que l'aîné, Isaac Henri est plus âgé d'une vingtaine d'année,656 la délégation du rôle de conseiller à ce fils n'est pas surprenante, d'autant plus que la famille Hentsch est divisée entre Paris et Genève. Il est cependant symptomatique de constater que les bons conseils du père ne sont qu'en partie intégrés par le fils. Il attendra bien pour se marier, mais seulement deux ans, et affirme que ce choix lui appartient.657

Malgré une relative liberté de choix, toute famille bourgeoise demeure très attentive de toute question matrimoniale, même lorsqu'elle ne se trouve pas au centre du mariage. Et lorsqu'elle est tenue à l'écart de l'approche d'un parti, comme cela a été le cas de Pierre Prévost, une légère amertume est perceptible: "Hier, mon neveu Franck Marcet m'annonça son prochain mariage avec Mademoiselle Amélie Beaumont. Je dis m'annonça, car tout conseil eut été inutile, puisque, dans le moment même où il m'en parlait, sa mère faisait une démarche, qui, toute indirecte qu'elle était, entamait l'affaire. Je n'ai donc eu que mon approbation et mes biens sincères vœux à lui donner pour son bonheur".658 Ce qui n'est déjà pas mal!

Conclusion

Au sein de l'ancienne bourgeoisie de la République dans la première moitié du XIXe siècle, le mariage est une question d'équilibre. Délicates à trouver, ses multiples composantes rendent l'élaboration d'un modèle difficile à réaliser. Par essence, la liberté de choix du conjoint est ancrée profondément dans les mœurs calvinistes, mais cette liberté se dresse à l'encontre de toute logique, surtout si l'enjeu touche aux affaires.

Le mariage est dès lors habilement encadré par les parents, afin que le choix de leurs enfants corresponde au mieux à leurs aspirations. Peut-il seulement en aller autrement parmi une jeunesse étroitement surveillée et encadrée? En fin de compte, il y a de fortes chances pour que le choix des parents ne plaise aux enfants que par absence d'alternative. Une collusion

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Lettre datée de janvier 1824, citée par HENTSCH, Robert, Hentsch, Banquiers à Genève et à Paris au XIXe

siècle, Paris, 1996, p. 88.

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Un arbre généalogique de la famille Hentsch se trouve en première page de HENTSCH, Robert, op. cit. 657 HENTSCH, Robert, op. cit.

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le 25 février 1827 BPU, PREVOST, Pierre, journal,[document manuscrit], vol. 2, cote Ms Fr 4742. Dans le même journal, on trouve une mention du mariage qui s'est effectivement réalisé le 7 mars de la même année.

d'intérêts se forme alors entre des parents soucieux de voir leurs rejetons réaliser un bon mariage, et leurs enfants désireux de profiter de leur apparente liberté de choix. Ces derniers ne peuvent que prendre conseil auprès de leurs père et mère. Cela pourrait donner à penser que les mariages de raison sont plus fréquents que les mariages d'amour, mais en fait, au sein d'une bonne société ou les jeunes gens ne se rencontrent que rarement et toujours de manière très contrôlée, la question n'a que peu de sens.

D'un point du vue formel, le mariage bourgeois répond à un rituel immuable qui vise à une préservation maximale de l' honneur, de la réputation et des intérêts de tous. En particulier, le recours systématique à un intermédiaire qui effectue la demande au nom de la famille de l'époux n'a finalement qu'un seul but: éviter le déshonneur qu'impliquerait pour une famille respectable un refus direct. Une fois les familles accordées, l'éclat du mariage peut briller. Il ne brille cependant pas au travers des fastes d'une cérémonie religieuse particulière que Calvin a exclue, mais uniquement dans les hôtels particuliers des familles, lors de la signature du contrat de mariage. Véritable cérémonie ouverte à un grand nombre de personnes, cette signature se situe au cœur du mariage bourgeois.

Il est particulièrement révélateur de constater que la publicité du mariage bourgeois est l'affaire du seul microcosme des élites, par le biais des personnes présentes à la cérémonie de signature. En absence de célébration religieuse particulière, les époux ne pouvant que faire bénir leur union lors d'un culte habituel, ce n'est que par la correspondance qu'entretiennent les familles bourgeoises entre elles que circule l'information. Cette caractéristique est à mettre en regard de la particularité de la formation bourgeoise, également organisée par la toile des liens familiaux.

Ces tendances à l'autarcie du monde bourgeois sont renforcées par les habitudes aux renchaînements d'alliances. Grâce à ces bouclages, deux familles peuvent cultiver sur plusieurs générations une proximité propice au développement de réseaux familiaux solides, sans avoir recours à des unions de parents (comme le mariage de cousins germains), contraires aux principes calviniens.

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 152-155)