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Le rayonnement de la toile d'araignée au-delà des frontières

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 189-200)

première moitié du

Chapitre 8. Les pôles familiaux d'affaires

2. Le rayonnement de la toile d'araignée au-delà des frontières

Les trois familles Duval, Prévost et Ador connaissent chacune une histoire qui les lie avec une autre ville européenne. Le lien qui s'établit naturellement entre les pôles familiaux d'affaires et diverses agglomérations européennes amène obligatoirement à considérer les élites genevoises comme extrêmement mobiles. L'étendue presque tentaculaire des familles genevoises a touché systématiquement toute ville d'affaires,764 principalement en France, en Italie, en Angleterre et aux Pays-Bas. Sans reprendre systématiquement le cas de toutes ces villes, l'exemple de Turin, qui concerne notamment les Duval, illustre ce que sont ces communautés d'expatriés genevois.

2.1. Les Suisses de Turin

La capitale du Piémont accueille une communauté de négociants et banquiers protestants très active. La famille Aubert, divisée en plusieurs branches au XVIIIe siècle, a un rameau qui s'est installé à Turin où se trouvent notamment les familles Martin, Nadal et Long,765 toutes

761 Les Van Muyden obtiennent la Bourgeoisie de Founex et de Lausanne en 1824. Dictionnaire historique et

biographique…, vol. V, p. 69.

762

Ce dernier se remariera avec une fille Fazy-Pasteur en novembre 1833. GALIFFE, op. cit., vol. IV, 1908, p. 212.

763

Voir BANQUE CANTONALE VAUDOISE, Banque cantonale vaudoise : 1845-1945, [Lausanne], 1945. 764 LÜTHY, Herbert, La banque protestante en France: de la Révocation de l'Edit de Nantes à la Révolution, tome 2, Paris, 1959, p. 77ss.

765

réparties entre les pays genevois et vaudois. Les deux dernières sont associées avec Antoine François Haldimand, allié aux Prévost. Jacques-Louis Aubert (1718-1796), descendant de marchands drapiers, a obtenu la bourgeoisie de Genève en 1708, avant d'aller faire du négoce en Italie, à Livourne puis à Turin.766

Marié à Judith Colladon767 en 1756, "négociant et banquier à Turin dès avant 1748",768 Jacques-Louis Aubert fonde la maison Aubert Tollot & Cie,769 reprise par ses fils en 1792 et qui devient la maison Frères Aubert fils & Cie, une "maison de commission et de banque, une des plus importantes de Turin".770

Au sein de la communauté suisse de Turin, c'est la famille Lo ng qui apparaît comme centrale dans les alliances familiales. Originaire d'Yverdon, elle fait souche à Turin suite à l'émigration de Jean-Jacques (1693-1794).771 Ses enfants se marient avec deux Lullin (frère et sœur), deux frères Martin, ainsi qu'un Haldimand. C'est Pierre-François Long (1727-?), fils de Jean- Jacques et banquier à Turin,772 qui allie sa famille avec les Aubert en mariant trois de ses enfants avec des Aubert (frère et sœurs, voir schéma généalogique 7.4).

Schéma généalogique 8.10. Liens de parentés entre la famille Aubert et la famille Long.

Elaboré à partir de: Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530 -1908, Genève, 1908.

Des affaires de ces trois familles interalliées, Long, Nadal et Haldimand, présentes toutes les trois à Turin découle le futur pôle familial Prévost. Mais les Suisses de Turin éclairent aussi les liens privilégiés qu'entretiennent certaines familles vaudoises et genevoises. Les Haldimand sont, à l'image des Long, originaires d'Yverdon, tandis que les Aubert viennent de Genève.773 La concentration familiale des Genevois de Turin autour des Aubert-Long intègre les familles Lullin, Colladon et Martin, qu'on retrouve dans les alliances touchant aux pôles familiaux qui ont été précédemment présentés.

766 Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530-1908, Genève, 1908, p. 35 767

Tante de l'ingénieur Daniel Colladon. 768

Notes sur la famille Aubert…, p. 35. 769

Ibidem, p. 36. 770

Idem. L' établissement Frères Aubert fils & Cie est repris en 1826 notamment par William Mestrezat, petit- fils de Jacques -Louis Aubert. L'établissement se transforme en W. Mestrezat & Cie, puis en A. Mestrezat & Cie (reprise par le fils de William) avant de disparaître définitivement en 1865. Ibidem, p. 60.

771 Galiffe ne remarque pas l'origine vaudoise, en ne parlant que de Turin, laissant entendre que les Long sont une famille de parvenus: " Quoique naturalisée genevoise, dans un de ses membres, seulement en 1844, cette famille l’état déjà, on peut le dire, par le sang". GALIFFE, op. cit., vol. VII, p. 315ss.

772 Idem. 773

Il existe plusieurs familles Aubert différentes en Suisse Romande. Les Aubert dont il est question dans ces lignes sont originaires de la Drôme et ont acquis la bourgeoisie de Genève en 1708, avant d'émigrer à Turin. GALIFFE, op. cit., vol. I, 1824, p. 137; Ibidem, vol. III, 1836, p. 14; BUNGENER, op. cit., p. 7-13.

Aubert Jacques-Louis 1718-1796 Long Ezéchiel Fr. 1759-1830 Aubert Jean-Louis 1766-1835 Sarasin Renée Bellamy Pierre Long Pauline 1775-1835 Aubert Dorette 1768-1829 Aubert Guillaume 1759-1847 Aubert Antoinette Colladon Judith 1736-1813 Long Marie Justine 1761-? Aubert Antoine Aubert Etienne J.-J. 1770-1847 Aubert Robert 1775-1826 Long Pierre Fr. 1727-? Lullin Esther Chaudoir Jeanne

Schéma généalogique 8.11. Rameau Aubert-Chaudoir.

Elaboré à partir de: Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530 -1908, Genève, 1908.

L'alliance des familles Duval et Aubert, au sein du rameau Aubert-Chaudoir (voir schéma généalogique 7.5), donne naissance à un réseau d'affaires solide. Les trois enfants Aubert- Chaudoir se marient chacun avec un beau parti. L'aînée épouse Alexandre Patry, un banquier, tandis que la cadette se marie en 1836 avec un De la Rive (1804-1872), frère d'Auguste (1801-1873) et qui eut pour première épouse Louisa Marcet-Haldimand (1807-1834).774 Cette dernière alliance est symptomatique des complexes maillages de la toile d'araignée qui apparentent un nombre important de personnes.

2.2. La force des familles : la mobilité entre origine et enracinement

"Dans ce siècle on ne peut compter sur

personne, les voyages emportent tout, personne ne reste chez soi, excepté moi pour vous attendre."775

Les histoires propres aux trois familles (Ador, Prévost et Duval) nous parlent chacune de la mobilité des familles bourgeoises comme étant un dénominateur commun assez particulier, car faisant intervenir un savant mélange de déracinement et de préservation de ses origines. La faculté d'intégration et de migration semble avoir été, pour les élites genevoises, des traits spécifiques. Cette question doit être abordée sur les deux points de vue possibles, soit l'enracinement des émigrants genevois sur une terre d'adoption ou l'intégration de non- genevois au sein des élites de la République. L'internationale protestante ne suffit pas à expliquer ces deux phénomènes. Quand bien même les deux Refuges protestants ont donné naissance à une tradition d'accueil et d'intégration offerte par la cité aux huguenots les plus fortunés, l'adoption par les Genevois de coutumes et de mœurs spécifiques à leurs lieux de

774 BUNGENER, Eric, op. cit., p. 427. 775

Extrait d'une lettre de Madame Frossard de Saugy datée de 1841. AEG, Archives de la famille Forget, portefeuille 1, document n°9. Aubert Jacques-Louis 1718-1796 Aubert Dorette 1768-1829 Aubert Guillaume 1759-1847 Colladon Judith 1736-1813 Aubert Etienne J.-J. 1770-1847 Aubert Robert 1775-1826 Chaudoir Jeanne Aubert Louis 1813-1888 Aubert Nina 1805-1871 Duval Louise 1825-1903 Patry Alex-Henri 1791-1848 De la Rive Eugène 1804-1872 Aubert Léonie 1818-1885 Aubert Eugénie 1845-1923 Aubert Henri 1849-1927 Aubert Anne 1854-1932 Aubert Auguste 1860-1921 Lasserre Gustave Price Ellen 1854-1931

destination prouve que la faculté d'intégration dépasse le cadre d'une simple tradition d'ouverture, enracinée historiquement dans les conflits religieux.

La plupart des familles bourgeoises de Genève sont d'origine étrangère, que ce soit de régions voisines du bassin genevois, comme la Bresse ou plus lointaines comme le nord de l'Italie ou le sud de la France. La facilité de déplacement et d'enracinement favoriserait l'argume nt d'une intégration sommaire dans la ville du bout du lac, et à des liens demeurés très forts avec la première région d'origine. Cette idée se heurte cependant à deux faits inéluctables: les familles immigrées qui accèdent à la bourgeoisie ou du moins une écrasante majorité de celles-ci, développent un attachement profond envers la République de Genève. De plus, les seconds lieux d'émigration qui peuvent faire l'objet d'un enracinement ne correspondent pas systématiquement à la première région d'origine. Cela est particulièrement valable pour l'Angleterre, qui a développé au cours des siècles, puritanisme aidant, d'étroits liens avec Genève, et qui conséquemment, dans un contexte de révolution industrielle et d'affirmation de sa puissance économique, reçoit une part importante de l'immigration des jeunes gens issus de familles bourgeoises de Genève, comme c'est le cas au sein de la famille Prévost.

Dans le cas de l'émigration d'une famille genevoise vers une terre étrangère, l'adoption de comportements sociaux différents des familles restées à Genève est curieuse, d'autant qu'elle peut se réaliser sur un temps très court. L'exemple des mariages entre cousins issus de germains est parlant. Le calvinisme a admis de telles unions,776 contrairement au mariage entre beaux- frères et belles-sœurs.777 Pourtant, les alliances de germains restent peu fréquentes au sein des familles bourgeoises. Ce désintérêt pour un type d'union pourtant fort pratique pour préserver le patrimoine familial, trouve sans doute son explication également dans le calvinisme. L'idée selon laquelle les richesses terrestres appartiennent à la communauté et doivent donc faire l'objet d'une redistribution, favorisant un régime successoral égalitaire, va à l'encontre de toute stratégie familiale visant à une préservation du patrimoine. Une exception apparaît cependant de manière empirique. Les branches qui font souche sur une terre étrangère tendent plus à marier leurs enfants avec des germains. Les Duval778, les De la Rive779 et les Mallet780 sont des cas exemplaires.781

Deux petits-enfants de Louis-David Duval (1727-1788)782 s'unissent, soit Jacob-Louis (1797- 1863) fils de Jacob-David (1768-1844) et Marie (1809-1864), fille de Louis-François (-1863). Une sœur de Jacob-Louis, Henriette (1798-1860) épouse également un parent, Franck Duval (1783-1868), mais d'un degré plus élevé (3e degré). Il n'empêche qu'un des rameaux Duval

776

Voir le Corpus Reformatorum, tome X, 1ère partie "Questions matrimoniales", p. 233, cité par FLAMMER, A., Le Droit civil à Genève, ses principes et son histoire, Genève, 1875, p. 83.

777 Cette interdiction n'empêcha pas de telles unions, comme le remarque Flammer de manière amusante: "Quelques -uns [de ces mariages] avaient eu lieu sans que l'officier de l'état civil se fût aperçu de l'affinité qui unissait déjà les époux". Cette explication est peu plausible étant donné la proximité familiale de tous les bourgeois. Voir Idem. Soulignons encore que le remariage de Pierre Prévost avec la sœur de sa première femme, a eu lieu juste après l'abandon de l'interdiction, intervenue en 1792.

778 Branche de Louis -David Duval (1727-1788), installé à Saint-Pétersbourg. 779

Mariage de William De la Rive avec sa cousine Marie. BUNGENER, op. cit., vol II, p. 427. 780 Branche de Jaques Mallet (1724-1815), installée à Paris.

781

Il serait possible d'y ajouter les Delessert, si ce n'est qu'il s'agit d'une famille vaudoise qui s'est divisée en trois branches (trois fils de Benjamin 1690-1765), qui ont chacune fait souche. La branche d'Etienne (1735-1816), qui s'installe à Paris, réalise trois alliances internes à la famille. Sur les cinq mariages des enfants d'Etienne, on trouve deux alliances de cousins issus de germains (les deux avec la branche aînée de Jean-Jacques (1731-1817), et une alliance oncle-nièce. BUNGENER, op. cit., vol. I-2, p. 245ss.

782

effectue la moitié de ses unions au sein de la famille et qu'il s'agit d'une branche établie à l'étranger. Le schéma généalogique 7.3 illustre ce cas de figure, reproduit dans d'autres généalogies comme celle des De la Rive. En 1852, William De la Rive (1827-1900), fils aîné d'Auguste, épouse sa cousine germaine Marie De la Rive (1831-1893), fille d'Eugène. Or, cet événement intervient dans une période particulièrement difficile pour Auguste De la Rive, ancien professeur d'Académie licencié par la Révolution de 1846. En 1850, il est nommé Ministre plénipotentiaire de Suisse en Grande-Bretagne,783 où se trouvent ses familles alliées Marcet et Haldimand. On ne peut que voir dans cette nomination une position de repli pour un conservateur très impliqué dans la politique genevoise, à l'image de ce que son père, Gaspard De la Rive (1770-1834), avait vécu.784 Au milieu de ces troubles politiques, l'alliance entre William De la Rive et sa cousine participe à cette logique de mouvement de repli, en tissant un lien familial entre deux branches d'une même famille séparée par la révolution radicale. La famille Mallet est une troisième illustration étonnante de l'adaptabilité des familles genevoises sur une terre d'émigration. Bien étudiée par Choisy785 la généalo gie des Mallet fait apparaître plusieurs branches au XIXe siècle, toutes issues de Jaques Mallet (1530-1598), dont deux sont installées à l'étranger, à Londres et à Paris. Avant le XIXe siècle, les mariages entre parents sont rares chez les Mallet: à peine 2 sur 125,786 et qui concernent des liens de parenté au 2e et au 4e degré. Subitement, la branche parisienne, initiée par le banquier Jaques Mallet (1724-1815) adopte, parallèlement au développement de ses affaires, un comportement spécifique. Son fils Guillaume (1747-1826) devient Régent de la Banque de France, et marie ses deux fils avec deux filles Oberkamp. La Régence se transmet à l'aîné de la fratrie aînée pendant trois générations, puis saute de rameau. Parmi les Mallet de Paris, on dénombre en quatre générations, 27 mariages, dont 3 de parents (deux de cousins issus de germains). Il y a un comportement apparemment différent des autres branches, lié à l'activité écono mique. En alliant un de leurs enfants avec un membre d'une branche de la famille restée à Genève, les émigrants répondent, consciemment ou non, à leur déracinement. Ce dernier peut, dans certains cas qui restent tout de même largement minoritaires, être compensé par un renforcement des liens familiaux.

La question de la nationalité offre une autre chance d'approcher la flexibilité des migrants et la force des liens les unissant à la mère-patrie. Bien des Genevois qui émigrent adoptent au bout de quelque temps la nationalité de leur terre d'adoption. Cette démarche ne les empêche pas de conserver une relation très forte avec Genève, qu'ils considèrent toujours comme leur terre d'origine. La fratrie Prévost est exemplaire de ce cas de figure. Alexandre Prévost, consul de Suisse à Londres, finit par se naturaliser anglais dans les années 1820. Lorsqu'il est de passage à Genève en 1811, plusieurs années après son départ, mais avant sa naturalisation, il a déjà l'apparence d'un étranger, accent anglophone compris.787 Lors de la négociation de

783

BUNGENER, op. cit., vol. II, p. 426. 784

Ce dernier avait été forcé de quitter Genève suite aux troubles révolutionnaires de 1794, après avoir été destitué de ses fonctions de trésorier de la Chambre des blés par le Grand Club en 1793. Vo ir GOLAY, Eric,

Quand le peuple devient roi, mouvement populaire, politique et révolution à Genève de 1789 à 1794 , Genève,

2001, p. 352-353. Au début du chapitre 2 de cette thèse se trouve une citation extraite des archives de Gaspard De la Rive qui narre son expulsion quelque temps après.

785

CHOISY, Albert, Notice généalogique et historique sur la famille Mallet de Genève, Genève, 1930. 786

Le mariage de Gabriel (1647-?) et Judith (1644-1682) Mallet, cousins germains et le mariage de Paul (1667- 1724) et Eve (1688-1764) Mallet, cousins au 4e degré.

787

C'est son frère qui rapporte cette anecdote. BPU, PREVOST, Jean-Louis, Histoire de la famille Prévost, [document manuscrit], [s.d.], cote Ms Fr 4731 A, p. 93.

son mariage avec les intermédiaires, la question d'une éventuelle installation définitive en Angleterre lui est posée. Sa réponse, qui laisse toutes les possibilités ouvertes, montre à quel point il ne peut se fixer sur un état ou l'autre. Finalement, il reviendra à Genève en 1829 et y jouira d'une retraite paisible avant d'y mourir. Ses autres frères font un choix différent et restent en Angleterre.

La famille Baumgartner est un autre exemple, encore plus spectaculaire, car elle était très active dans la politique genevoise: on n'imagine pas le Docteur Baumgartner émigrer. Pourtant son fils, en apprentissage à Birmingham, essaye de convaincre son père de venir le rejoindre pour s'établir définitivement en Angleterre.788 Lui- même, après un peu moins de trois ans passés en Angleterre, se sent "déjà plus anglais que suisse".789

Les motivations à ce double enracinement sont diverses. Les conséquences sont évidentes pour des hommes d'affaires comme les frères Prévost. Etant en relation à Genève avec bon nombre d'investisseurs potentiels, un lien de confiance particulièrement étroit peut s'établir entre ces deux terres d'adoption, faisant du financier doublement attaché, à l'image d'Alexa ndre Prévost, un intermédiaire idéal pour les placements genevois à Londres. Parfois cependant, un déchirement plus problématique peut apparaître. Le ressentiment d'Antoine Baumgartner est par contre différent, vis-à-vis d'un état auquel père et fils vouent une grande admiration, comparé à leur canton d'adoption790 tombé sous le joug radical en 1846. Dans le cas de la famille Baumgartner, l'enracinement du fils, en cours de formation, se transforme en levier potentiel pour aider le père, chahuté par les événements politiques.

"(…)Quand mon excellente aïeule ne sera plus, j’espère (& en ceci, je joins mes souhaits à ceux de nos bons parents ici) que nous pourrons te voir abandonner un pays, qui quoique peut-être le plus beau au monde, est gouverné & habité en bonne partie par des canailles, & t’établir d’une manière permanente en Angleterre, où tu as des amis sincères".791

"J’ai reçu en temps et lieu ta lettre du premier de ce mois. Je lis avec chagrin ton récit des changements opérés dans la pauvre Genève792 & de la décadence de la Suisse. La fin que tu anticipes pour cette dernière n’est que trop probable. Tu me donnes un conseil qui était presque superflu ; c’est de ne pas parler des Suisses avec enthousiasme & de ne jamais les comparer à la nation anglaise. Les Suisses d’aujourd’hui sont tant dégénérés, que ce qui serait vrai de Suisse d’autrefois, ne peut l’être d’eux".793

Si l'acquisition de la nationalité d'accueil peut apparaître comme le stade ultime d'une intégration bien menée, cet événement n'hypothèque pourtant en rien les chances d'un éventuel retour à Genève quelques années plus tard. Cette observation renforce l'idée d'un sentiment extrême de mobilité de la part des anciens bourgeois. De plus, une longue absence de la patrie d'origine n'est pas synonyme de handicap pour mener à bien une carrière politique au sein du Conseil Représentatif. Plusieurs bourgeois réussissent à être élus peu de temps après leurs retours. C'est par exemple le cas d'Antoine Odier-Baulacre (1779-1858), absent de

788

AFB, Lettres d'Antoine Baumgartner (fils) à son père, du 15 avril 1850. L'apprentissage du jeune Antoine Baumgartner en Angleterre est traité dans le chapitre XX. De cette thèse.

789

AFB, Lettres d'Antoine Baumgartner (fils) à son père, du 15 mars 1851. 790

La famille Baumgartner est originaire de Liestal, dans le canton de Bâle. 791

AFB, Lettres d'Antoine Baumgartner (fils) à son père, du 15 avril 1850,.

792 Dès la fin de l’année 1850, les fortifications sont démolies à Genève. Et nous savons par ailleurs que le docteur Baumgartner était contre cette décision.

793

Genève dès l'âge de 17 ans. Rentré en 1821, il est élu au Conseil Représentatif en 1823.794 Le cas de Stefano Aubert795 est plus éloquent encore. Bien qu'il ne réussisse pas à obtenir les suffrages suffisants lors des élections de 1831, il en recueille tout de même 358, alors qu'il dirige une affaire de commerce à Turin et ne peut donc être présent à Genève.796 Stefano Aubert avoue lui- même être surpris de ce résultat, montrant que sa candidature répond à une motivation de prestige: "(…) ce n'eut été guère qu'un mouvement d'amour-propre. Car je vois après moi bien des personnes mieux à même de connaître le canton et ses intérêts".797 Il est évident que ces migrants n'ont pu se faire connaître auprès des électeurs que par le biais de leurs parents ou simplement en référence à leurs noms de familles.

La facilité d'intégration des familles genevoises sur une terre étrangère peut dans certains cas se révéler extrêmement délicate. L'exemple de la famille Dufour et de ses liens très étroits noués avec la France autour de l'occupation est révélatrice de l'attrait qu'a pu constituer le puissant voisin auprès de certaines familles bourgeoises. Famille bourgeoise modeste,798 acquise aux théories libérales, les Dufour semblent accepter très bien l'annexion. En 1799 ils acquièrent avec quelques amis un château en France voisine, dans les environs d'Annecy,799 où Benedict Dufour (1762-1837) s'installe définitivement en 1807.800 Son fils Guillaume- Henri, après avoir suivi les cours au collège de Genève, connaît une brillante carrière militaire en France.801 En 1814, le futur Général Dufour participe aux Cents jours. Après l'échec de la

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