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Une certaine persistance du pouvoir conservateur lors des élections du 17 juin

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 96-101)

Introduction à la partie

Chapitre 4. Vocation contre Révolution, les élites pendant les troubles politiques (1841-1842)

5. Une certaine persistance du pouvoir conservateur lors des élections du 17 juin

Les résultats des élections des membres du Grand Conseil, qui ont lieu pour la première fois le 17 juin 1842, confirment l'échec du 22 novembre pour les radicaux. Lullin, dans son journal, a pris soin d'inscrire sur la liste des premiers résultats, présentée par collège, les appartenances politiques. Naturellement, cette classification est arbitraire et appartient à Lullin seul. Or, les totaux issus de ce classement ne correspondent pas à ce qui est indiqué dans l'Histoire de Genève,446 montrant que Lullin a classé différemment les élus. Paul- Edmond Martin ne considère que trois groupes politiques (conservateurs, radicaux et catholiques), alors que Lullin a divisé les élus en 5 groupes: conservateurs, radicaux, catholiques conservateurs, catholiques radicaux, et ceux qu'il appelle les "flottants", et qui sont en majorité des libéraux. Malheureusement, la comparaison entre ces deux points de vue se complique car même en regroupant tous les catholiques, groupe logiquement le plus facilement identifiable, les chiffres donnés par les deux sources ne correspondent pas.447 Le classement de Lullin dispose de plus de radicaux, mais ce sont surtout les personnes flottantes qui se placent en parfaits arbitres, dans la répartition des sièges (voir graphique 1).

Graphique 4.1. Répartition des forces politiques des élus du 17 juin 1842 selon Lullin

Elaboré à partir de: BPU, LULLIN, Paul, Journal des événements de 1841 à 1846, document manuscrit.

Lullin, en tant que conservateur, a tendance à grossir le camp des libéraux. Les élus flottants regroupent selon nous des libéraux et des conservateurs pragmatiques, parmi lesquels Jean- Jacques Rigaud. Indiscutablement, les personnalités flottantes ont été dans la majorité des cas

446

Les résultat de cet ouvrage de référence sont de 91 élus conservateurs (52%), 53 catholiques (30%) et 32 radicaux (18%). SHAG, Ibidem, p. 106.

447 Les catholiques sont 42 chez Lullin, alors qu'on en trouve 53 dans l'Histoire de Genève. SHAG, Ibidem, p. 106; LULLIN, op. cit.

7% 1% 18% 33% 21% 1% 19% Catholique Conservateur Catholique Flottant Catholique Radical Conservateur Flottant indéterminé radical

placées par l'historiographie dans le camp libéral, et plus rarement conservateur. Mais ce groupe de flottants embrasse des personnalités très diverses. Son rôle d'arbitre a donc été la clé de voûte du nouveau pouvoir qui s'est installé en 1842. Cependant, même dans le classement de Lullin, la majeure partie des élus qualifiés de"flottants" se caractérisent par leur respect des autorités.

Le premier enseignement simple à tirer de l'émiettement des forces politiques genevoises, concerne l'hétérogénéité des élites, face à des radicaux en apparence plus unis. Mais cette hétérogénéité a eu une limite, soit la mise en danger de l'équilibre politique traditionnel. Le second enseignement à tirer est la réunion de la majeure partie des libéraux avec les conservateurs, pour permettre au canton de retrouver au plus vite une stabilité. Guillaume- Henri Dufo ur par exemple participe à ce mouvement de ralliement. Dufour fait partie de

l'Association du Trois Mars dès ses débuts. Sollicité par le Conseil d'Etat, il adopte une ligne

de conduite sinueuse, en refusant de prendre la défense armée des autorités pour la journée cruciale du 22 novembre, tout en acceptant de conseiller les autorités. A nouveau sollicité pour prendre le commandement militaire après le 22 novembre, il accepte cette même fonction, une fois la "révolution" consommée.448 Ce changement d'attitude ne peut s'expliquer que par la crainte qu'inspirent les radicaux à la plupart des libéraux, qui avant toute autre chose ne désirent pas de révolution violente. Défendre les autorités le 22 novembre aurait été contraire aux idées de Dufour, mais étant donné l'absence d'apaisement des radicaux après les troubles, il change sa position.

Cependant les libéraux ne rallient pas aveuglement un pouvoir qu'ils ont tant combattu. Dans la plupart des cas, ils se sont rapprochés des conservateurs par le simple respect qu'ils ont des institutions en place. La raison de ce respect était purement historique. Genève gardait des souvenirs pathétiques des troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle. Ces hommes de progrès, aussi résolus qu'ils soient du bien-fondé de leurs idées, ne sont pas prêts à tout entreprendre pour les réaliser, et en tout cas pas une révolution. Cela ne les empêche pas de prendre la nouvelle Constitution avec prudence, et de considérer, dès le vote acquis, qu'elle doit rapidement évoluer.

Le résultat final du vote du 17 juin 1842 à la place de la confirmation d'une révolution, marque la fin d'une parenthèse historique, entamée le 22 novembre. L'évolution progressive du pouvoir cantonal peut se poursuivre sur le même rythme qu'avant 1841. Le terme de Révolution est donc discutable, dans la mesure où, finalement, elle se limite à la seule création d'une administration municipale qui devient à majorité radicale. C'est sur ce point que les changements qui découlent de l'été 1842 sont importants, ce qui fait dire à Lullin (en date du 29 juillet 1842, soit juste après les élections au Conseil municipal): " C’est aujourd’hui qu’a réellement eu lieu la révolution de Genève et à dater d’aujourd’hui que son avenir est perdu".449 Ce qui désole Lullin est évidemment la victoire des radicaux en ville de Genève et la prise de la municipalité par les amis de James Fazy. L'amertume qui se lit dans le journal de Lullin vient de cette défaite conservatrice, issue avant tout d'un manque d'homogénéité des conservateurs qui ne se sont pas battus pour remporter la ville.

La disparition du Conseil Représentatif et celle du système censitaire ne sont par contre pas des mesures révolutionnaires. Elles s'inscrivent avant tout dans une évolution logique, le cens ayant déjà été réduit en 1840 à un montant bien faible. L'organe législatif cantonal a changé

448

SHAG, Ibidem, p. 95. 449 LULLIN, op. cit.

de nom, mais l'exigence radicale d'une diminution drastique de ses membres n'a pas été suivie. Fazy désirait moins de 100 élus, pour remplacer les 250 conseillers de l'ancien parlement. Le chiffre définitif est de 176 élus.

Si l'idée d'une révolution est abandonnée, par contre, la tentative de coup de force de James Fazy et plus généralement des radicaux est évidente, mais elle s'est soldée par un résultat mitigé pour eux. Le pouvoir des élites est encore grandement intact, même si de sérieux clivages sont apparus au grand jour. L'élargissement de l'électorat suite à l'abolition du cens a mis politiquement en évidence, pour la première fois, la particularité du quartier de Saint- Gervais, siège de la Fabrique, comme le montre le graphique 2.

Graphique 4.2. Elections du 17 juin 1842: Forces politiques selon les collèges électoraux.

Elaboré à partir de: BPU, LULLIN, Paul, Journal des événements de 1841 à 1846, document manuscrit.

Le quartier industriel de Saint-Gervais est appelé à jouer un rôle politique déterminant, car il représente une force politique importante et homogène. Dans nul autre collège électoral ne se dessine un bastion aussi clair que celui des radicaux dans ce quartier. Ces résultats annoncent à eux seuls la révolution de 1846.

Les résultats nominaux confirment cependant l'assise encore faible des radicaux au Grand Conseil de 1842. Toute la force du radicalisme provient du Faubourg de Saint-Gervais, et même si James Fazy est considéré comme le grand homme politique genevois de ce milieu de siècle, ses résultats électoraux sont médiocres. Le 17 juin 1842, il n'obtient à Saint-Gervais que 793 suffrages sur 1188 votants,450 ce qui le classe 18e élu (sur 28 représentants du Faubourg) avec un peu moins de 67% des votants de ce collège.

Si l'on classe la totalité des élus du 17 juin par pourcentage de voix, Fazy est élu au 63e rang. En dehors de Montillet, maire d'Hermance, catholique, aucun radical n'arrive avant la 12e place. Or, parmi les 12 élus qui ont été élus dans plusieurs collèges, se trouve en tête le premier syndic Rigaud, qui a été élu dans quatre collèges, soit à la Douane (premier élu avec 450 LULLIN, Idem. 0 5 10 15 20 25 30

Bernex Carouge Chêne Collège Douane Eaux-

Vives

Parc Saconnex St-Gervais Satigny

96% des suffrages), au Parc (premier élu), au Collège (second élu) et à Saconnex (5e élu). Les résultats électoraux confirment sa carrure d'homme d'Etat, et la population est bien consciente que le Conseil Représentatif a dans l'ensemble correctement géré les affaires publiques depuis le départ des Français. Parmi les autres élections multiples, on note la présence de deux radicaux, Castoldi, et le catholique Burgy de Carouge, ainsi que de trois flottants, dont le syndic Rieu.

Les résultats totaux nominatifs renforcent la tendance qui se dégage.451 Jean-Jacques Rigaud obtient 1825 suffrages, soit 28% des votants. Le second est le radical et avocat Castoldi qui obtient un score bien inférieur, soit 1261 suffrages et 19% des votants. Parmi les 25 premiers élus, se trouvent seulement un conservateur et trois flottants. Le raz-de-marée radical est la conséquence du vote groupé du Faubourg de Saint-Gervais. Mais même au niveau de ce bastion politique, James Fazy ne brille guère. Il en est le 22e élu, avec 793 voix, soit 7% des suffrages.

La chute du pouvoir conservateur est décrite par Lullin comme une grande catastrophe pour la République, mais son récit est également empreint d'une certaine résignation. Le coup de force avorté explique en grande partie la révolution de 1846. Les radicaux sont sortis de leur marginalité en conquérant la ville, et le législatif cantonal n'est resté sous le contrôle des conservateurs que grâce à l'appui décisif des libéraux effrayés par la tournure de la contestation.

Conclusion

La journée du 22 novembre 1841 et ses conséquences, qui marquent un tournant dans l'histoire genevoise, représentent surtout un moment charnière de l'histoire des élites. Encore maîtresses du pouvoir politique de la République en 1841, les élites se retrouvent une nouvelle fois face à une crise majeure qui remet en question leur rôle et leur position. Face à l'agitation politique croissante nourrie de plusieurs revendications légitimes, les anciens bourgeois opèrent un mouvement ambivale nt de ralliements à l'ancestral pouvoir bourgeois et de règlements de compte. Dans les faits, la non-révolution de 1841 est particulièrement significative d'un pouvoir bourgeois en pleine mutation, voire en repli, même s'il donne encore des signes incontestables de force.

Charles de Sismondi a, quelques années avant 1841, théorisé le régime démocratique suivant un schéma fort simple, ce qui lui valut un certain succès auprès des libéraux et de la population. Mais s'il est indéniable que Sismondi cherche par tous les moyens à remplacer le vieil équilibre politique, il n'en élabore pas moins un système dans lequel les élites d'hier conservent une place prépondérante. La seule nouveauté que Sismondi admet, c'est un système méritocratique, qui ne verrait que quelques- uns être admis dans la "souveraineté nationale". Si ces idées plaisent aux milieux libéraux, il n'y a aucune raison pour qu'elles ne s'imposent pas aussi au sein des milieux bourgeois. Elles sont en effet proches des idées calviniennes, et ne remettent guère en question la suprématie du pouvoir bourgeois. De fait, elles correspondent relativement bien à l'ancien système d'acquisition des Lettres de Bourgeoisie, réservé à quelques rares privilégiés.

451 Tous les résultats nominatifs sont tirés du placard officiel que Lullin a collé à l'intérieur de son journal. LULLIN, Idem.

Les divisions bourgeoises qui peuvent s'articuler autour de ces théories, n'en demeurent pas moins des oppositions d'idées au sein d'une même classe sociale. Même si les libéraux, Sismondi en tête, animent le débat démocratique, ils ne sont en aucun cas prêts à mener une révolution contre leurs pairs. L'Association du Trois Mars, qui pourtant s'était donnée pour but de brasser les idées et de moderniser le système politique local, recule alors qu'elle se trouve en position de réaliser la totalité de ses objectifs. Devant l'imminence d'une révolution dont l'association pourrait en organiser les énergies, elle préfère se dissoudre. Seuls à mener la contestation après un vaste regroupement des anciens bourgeois, les radicaux n'ont ni l'expérience politique ni la force suffisante pour empêcher la constituante de se transformer en texte de concessions minimums. Pour autant, ils acquièrent une position stratégique décisive puisque leur isolement même fait d'eux les seuls dépositaires des idéaux du progrès.

Le camp qui s'impose surtout après le 22 novembre 1841, c'est celui de la modération. Les souvenirs tragiques de la révo lution de 1792 et la peur de l'inconnu ont précipité l'échec, tout provisoire, des radicaux. La conséquence la plus importante sans doute de cette journée est bien l'homogénéisation du monde bourgeois. De plus, les résultats électoraux de l'été 1842 démontrent que 50 ans après l'instauration des règles d'égalité entre les citoyens, les élites bourgeoises conservent un incontestable ascendant sur l'ensemble de la population. Le pouvoir bourgeois n'est pas une fiction en 1842. Il s'appuie sur une volonté démocratique, qui n'ose encore se débarrasser de ses dirigeants d'un autre âge.

Partie II

Parcours de vies

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