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La table rase de l'économie genevoise

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 40-43)

Introduction à la partie

Chapitre 2. La bourgeoisie face aux défis économiques et sociaux de la restauration (1814-1841)

1. La table rase de l'économie genevoise

Après les faillites liées à la révolution française, et les troubles politiques qui émaillent l'histoire genevoise dès 1792, l'économie de la République est dans un mauvais état. Le tableau de la situation genevoise en 1800, dressé par Sismondi dans sa "statistique",161 dont la première publication date de

1804, est éloquente. "L'état du commerce dans ce département est affligeant".162

Une situation qui choque Sismondi, alors acquis aux théories libérales.

"Ne craignons donc pas de le dire, le commerce de ce département est dans un état de décadence, de langueur et de ruine, d'autant plus effrayant que s'étant déjà prolongé plusieurs années".163 "Les

principales manufactures (…) cruellement contrariées par les circonstances, ne laissent plus voir que ruine pour leurs chefs et misère pour leurs ouvriers, et leur rétablissement paraît impossible de toute autre manière que par la paix maritime".164

Cette remarque se vérifiera pendant le XIXe siècle, comme le montre Béatrice Veyrassat, qui a étudié pour les cas du Brésil et du Mexique, l'importance du commerce transatlantique pour le développement économique suisse.165

Dès la restauration de 1815, elle remarque un mouvement d'émigration de négociants suisses en Amérique Latine. Mouvement qui donnera naissance à une activité commerciale importante.

Pendant la période française, malgré le tableau catastrophiste dressé par Sismondi, les activités bancaires reprennent et plusieurs établissements naissent pendant cette période troublée, sur les cendres des grandes maisons du XVIIIe siècle. S'il est une certitude qui touche à la structure des établissements bancaires en activité en 1815, c'est que plusieurs de ces derniers, appelés à jouer pendant tout le siècle un rôle essentiel, sont des créations récentes. Les faillites retentissantes de la fin du XVIIIe siècle ont sans doute créé un vide, que certains jeunes négociants, parfois issus de la

Fabrique, se sont empressés de remplir. Jacquet, Richard & Cie (1785), Ferrier, Léchet & Cie

(1785), Calandrini & Cie (1791), Lullin & Cie (1796), Henry Hentsch & Cie (1796), Galopin

père et Fils & Cie (1798), sont autant d'établissements bancaires qui se créent parallèlement aux

troubles révolutionnaires.166

Ces créations, conformément à ce qui prévalait pendant le XVIIIe siècle, sont des associations de négociants, disposant parfois de liens familiaux. Mais l'élément central concerne l'origine modeste d'une partie de ces nouveaux banquiers. En effet, parmi ces établissements, plusieurs sont issus de familles récemment bourgeoises, alliées à des familles non-bourgeoises. Les Ferrier n'acquièrent leurs Lettres qu'au début du XVIIIe siècle,167 quant aux Darier, ils ne sont devenus bourgeois qu'en

161

Cet ouvrage est un témoignage unique de la situation économique de Genève en 1800. Sismondi dresse un diagnostique aussi précis que possible, aussi bien sur l'état du commerce que des infrastructures routières, de l'instruction publique, etc. SISMONDI, Charles, Statistiques du Département du Léman, [publiées d’après le manuscrit original et présentées par H. O. Pappe], Genève, 1971.

162 Ibidem, p. 190. 163 Ibidem, p. 91. 164 Ibidem, p. 100. 165

VEYRASSAT, Béatrice, Réseaux d'affaires internationaux, émigrations et exportations en Amérique Latine

au XIXe siècle. Le commerce suisse aux Amériques, Genève, 1993.

166

MOTTET, Louis, Regard sur l'histoire de la banque et des banquiers genevois, Genève, 1982, p. 132-137.

167

Plusieurs familles Ferrier existent à Genève. Celle dont il est question concerne Henri Ferrier, originaire d'Uzès dans la sud de la France. Elle a reçu l'Habitation en 1691 et la Bourgeoisie en 1705. Elle n'est donc pas anciennement bourgeoise. BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II-Suisse, t. 1, Gaillard, 1998, p. 312.

1787.168 Henri Ferrier et Jean-Louis Darier, qui fondent Ferrier, Léchet & Cie ont tous deux

épousé des filles de Jean-Jacques Léchet, un non-bourgeois. Les liens que ces familles entretiennent avec la Fabrique sont évidents. Le père de Jean-Louis Darier-Léchet (1766-?), Hugues (1739- 1815) est présenté comme "maître monteur de boîte".169

De plus, la famille Léchet est liée à la famille Chaponnière, également issue du milieu horloger. Abraham Chaponnière (1742-1828) beau-père de Jean-Louis Léchet, est présenté comme "Maître monteur de boîte à Genève".170

Une certaine confusion entoure d'ailleurs les origines de la famille Chaponnière. Bungener les prétend anciennement bourgeois, en faisant remonter leurs Lettres de Bourgeoisies au XVIe siècle.171

Or, il apparaît que la réalité est bien plus complexe. Si effectivement les Chaponnière ont compté plusieurs réceptions à la Bourgeoisie dès le XVIe siècle, Galiffe précise que "par une sorte de fatalité, nullement exceptionnelle, le rameau qui s’est le plus distingué172 conserva sa qualité de simple

habitant, jusqu’à l’Edit du 12 décembre 1792, qui appela tous les Genevois de la ville et de la campagne à la citoyenneté égalitaire".173 Active dans le secteur horloger, la branche d'Abraham

Chaponnière n'avait sans doute aucun intérêt à acquérir de coûteuses Lettres de Bourgeoisie, qui octroyaient des privilèges commerciaux inutiles pour eux. Henry Hentsch est sujet à la même confusion. Bungener lui attribue la citoyenneté en 1792,174

ce qui est une lapalissade, puisqu'à partir du 12 décembre 1792, tout Habitant ou Natif est automatiquement devenu Citoyen. Si Galiffe n'étudie pas la famille Hentsch, Choisy ne précise que la date d'admission à l'Habitation, le 8 septembre 1784.175 Ce type de confusion est symptomatique de l'aura incontestable que conserve

l'ancien statut bourgeois. Il est même possible de mettre en évidence un paradoxe découlant de cette tendance. Alors que les classes non-bourgeoises avaient obtenu, après de longues luttes, l'égalité entre tous, plusieurs familles issues de ces rangs effectuent un rapprochement en direction du statut bourgeois qu'elles semblent désirer.

Henry Hentsch, qui a fondé son établissement en 1796, se rapproche d'un autre type d'associés. Il s'associe trois ans plus tard avec son cousin germain Jean-Gédéon Lombard, issu d'une famille anciennement bourgeoise et transforme son affaire qui devient Hentsch, Lombard & Cie.176

L'année suivante, Jean-Gédéon Lombard quitte Henry Hentsch pour rejoindre son beau-frère Jean-Jacques Lullin,177

associé avec Jacques Plantamour178

au sein de Lullin & Cie, qui devient Lombard, Lullin

& Cie, active jusqu'en 1816. Pendant la période française, l'établissement De Candolle, Mallet &

168

Soit cinq ans seulement avant la fin du statut bourgeois. La famille Darier est originaire de Beaune en Dauphiné et est présente à Genève dès 1738. Ibidem, p. 243.

169 Ibidem, p. 244. 170 Ibidem, p. 134. 171 Ibidem, p. 132. 172

En l'occurrence celui alliée aux familles précitées.

173

GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos

jours, vol. 6, Genève, 1892, p. 74.

174

BUNGENER, Eric, op. cit., p. 416.

175

CHOISY, Albert, DUFOUR-VERNES, Louis [dir.], Recueil généalogique suisse, vol. 1, Genève, 1902, p. 285.

176

HENTSCH, Robert, Hentsch, Banquiers à Genève et à Paris au XIXe siècle, Paris, 1996, p. 27.

177

La famille Lullin est anciennement bourgeoise. Ses Lettres datent d'avant la Réforme. Le lien familial entre les deux beaux-frères passe par la famille Morin. BUNGENER, op. cit., p. 454. Pour un bref historique de la banque, voir 1795-1995 Ferrier Lullin & Cie, Genève 1995..

178

Cie est fondé par Jean-Augustin De Candolle, issu d'une famille anciennement bourgeoise.179 Il est

significatif que presque tous ces établissements, fondés entre les banqueroutes de la fin du XVIIIe siècle et la restauration, ont donné naissance, au fil des associations successives, aux plus importantes banques privées du XXe siècle. Ferrier, Léchet & Cie devient Ferrier & Cie en 1827. L'établissement d'Henry Hentsch prend le nom de Hentsch & Cie en 1836. L'établissement où se trouve Jean-Jacques Lullin prend le nom de Lombard Odier & Cie en 1830,180

et Lullin en reste commanditaire. Enfin, De Candolle, Mallet & Cie et Calandrini & Cie tombent entre les mains de la famille Pictet, et deviendront Pictet & Cie dès 1829.181

Le dynamisme des liens familiaux et d'affaires reste donc entier, même pendant ces années agitées politiquement. Par manque de sources, il est difficile de connaître précisément les activités de ces établissements. Un élément structurel est toutefois à souligner: Jusqu'en 1840, aucun de ces établissements ne fusionne ou ne regroupe ses activités avec un autre. Au contraire, d'autres banques se créent après la restauration. Paccard & Cie est fondée en 1819, la même année que Mirabaud

& Cie. Paul-Frédéric Bonna, apprenti chez Ferrier, Lhoste & Cie,182

devient associé de Jean- Gédéon Lombard, au sein de Lombard & Cie. Contrairement à la situation qui prévaut dans la seconde moitié du siècle, ces firmes semblent évoluer indépendamment les unes des autres. Cela est d'autant plus important qu'il n'existe pas encore à Genève une banque mixte, susceptible d'aider et de soutenir l'activité économique locale. Les tentatives existent cependant.

Le premier essai avait été la Caisse d'Escompte, d'épargne et de dépôts, fondée en 1795.183 Cette

Caisse d'Escompte avait vu dès l'annexion ses affaires reprises et gérées par la Société

Economique, et constitue pendant la période française "un établissement de crédit auquel

recoururent les artisans et ouvriers genevois".184

A côté de cet établissement la Caisse Revilliod

Mare, dont on ne trouve que trop peu de traces, semble avoir été une pierre angulaire de la banque

privée, en tant que "caisse de virement et de compensation des banquiers [privés]".185

Le terreau économique de la restauration, la faillite du commerce et de l'industrie de Genève sous l'annexion, suscitent de grands espoirs. Selon Sismondi, seule une indépendance politique est à même de garantir la stabilité indispensable à l'activité économique d'un territoire minuscule, sans accès à la mer. La création en 1816 d'une Caisse d'Epargne,186

se déroule simultanément à un débat plus vaste sur la nécessité de créer certaines institutions, dont une banque mixte, propres à relancer l'économie locale. Le projet de banque tarde cependant à aboutir. Les établissements de la place ne

179

Les De Candolle, originaires de Provence, sont arrivés à Genève en 1552. Ils obtiennent la bourgeoisie dès 1555. Ibidem, p. 123.

180

LOMBARD ODIER & Cie, Nos deux cents premières années, Genève, 1998, p. 94.

181

Voir CANDAUX, Jean-Daniel, Histoire de la Famille Pictet, Genève, 1974.

182

Créée en 1805, elle a repris les activités de Ferrier, Léchet & Cie. Jean-François Chaponnière y est associé pendant trois ans. 1795-1995 Ferrier Lullin & Cie, Genève 1995, p. 39.

183

MOTTET, op. cit., p. 145.

184

Ibidem. P. 143.

185

Ibidem, p. 148. Cette caisse sera à l'origine de la Banque du Commerce, créée en 1846.

186

Au sujet de cet établissement, voir COUGNARD, Jules, La Caisse d'épargne du canton de Genève, 1816-

1916, Genève, 1917; HILER, David, De la caisse d'épargne à la banque universelle : l'exemple de la Caisse d'Epargne de Genève, Genève, 1993.

se sentent pas du tout impliqués par une banque qui se situe en dehors de leur champ d'activité, qui est international.

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 40-43)