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La séparation des biens

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 126-131)

première moitié du

Chapitre 6. Le mariage bourgeois pendant la restauration

1. Le Droit Civil à Genève et en Suisse (1815-1907)

1.2.3. La séparation des biens

Exception suisse, le canton du Tessin est le seul à avoir adopté dans sa législation le régime de la séparation des biens. Cependant, cette séparation des biens est toute relative, puisqu'il semble que les femmes délèguent tout de même la gestion de leur fortune à leur époux. Il n’empêche que le Tessin est un cas à part si on le compare au reste du pays.

Un élément important est à ajouter à ce tableau : celui des biens réservés (Sondergut). Il s’agit en effet de biens que l’épouse peut sortir du régime légal avant son mariage. Ils peuvent être constitués soit d’épargne, soit de mobiliers exclusifs (bijoux, habits, meubles…).

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On trouve donc trois régimes légaux principaux en Suisse, chacun inspiré par un état voisin : France, Autriche ou Allemagne. Mais même si les situations peuvent paraître très inégales entre le régime tessinois de la séparation des biens, et le régime alémanique de l’union des biens, tous les auteurs qui traitent de cette question s’accordent à dire que dans les faits, en considérant simultanément le régime matrimonial et successoral, les situations personnelles des hommes et des femmes des différents cantons ne varient pas énormément. La fin de toute législation civile est la protection des deux époux une fois la fin de l'union arrivée.

En fin de compte, tous les régimes aboutissent, lors du prédécès de l’un des époux, à une situation similaire. Certaines dispositions du droit matrimonial, telle celle du Sondergut, ou du droit successoral n’ont pour but que de garantir à l’épouse, en cas de prédécès de son mari, des compensations d’ordre économique. La particularité de Genève ressurgit puisqu'en ce domaine, la conclusion de contrats de mariage est la norme. Elle permet aux familles d'organiser elles- mêmes, et parfois très différemment, leurs unions et successions. Ce sont presqu' uniquement les contrats de mariage qui renferment les dispositions visant à une sécurité économique future du survivant de l'union.

1.3. Les contrats de mariage dans les régimes légaux

Les disparités régionales, qui touchent aux législations concernant les contrats de mariage sont tout aussi importantes que pour les régimes matrimoniaux. Il est possible de répartir les types de droits cantonaux en fonction des contrats de mariage en trois groupes principaux, comme le montre le tableau 6.3.

A

Régime légal absolu

B

Contrats de mariage limités

C

Liberté des contrats

Uri Nidwald Glaris Appenzell (intérieur) Berne Lucerne Obwald Schwyz Zoug Soleure Saint-Gall Argovie Zurich Appenzell (extérieur) Schaffhouse Grisons Turgovie Bâle Valais Vaud Fribourg Genève Neuchâtel Tessin Jura

Tableau 6.3. Les contrats de mariage dans les droits cantonaux

Elaboré à partir de GAMPERT, Albert, Unification du droit matrimonial en Suisse, Genève, 1893,, p. 27-28.

Les cantons du premier groupe (A) rendent le régime légal obligatoire et absolu, les contrats de mariage n'y sont pas possibles. Les cantons classés sous la lettre B rendent possibles des contrats "pour assurer et reconnaître les biens particuliers de la femme (Sondergut) soit comme pactes successoraux ou dispositions de dernières volontés " .537 Ces dispositions sont à mettre en regard de ce qui a été dit précédemment concernant les différents régimes matrimoniaux. Dans la législation de ces cantons, le contrat en question concerne exclusivement les femmes et leur avenir économique, une fois l’époux disparu. Ces dispositions permettent donc de rendre les régimes d’union et d’unité des biens moins défavorables aux épouses, en matière économique. Dans les cas de Berne et de Lucerne, ils ne peuvent en rien modifier le régime légal, ce qui en limite considérablement la portée. Ce lien avec l’avenir économique se retrouve encore dans le cas de Soleure, où le régime légal est la communauté d’acquêts. En effet, à Soleure, l’épouse a la possibilité de se réserver tout ou partie de ses biens. Dans tous ces cas, il ne s’agit pas de contrats de mariage au sens où nous l’entendons, mais ces actes s’y apparentent dans la mesure ou il s’agit d’actes légaux en rapport avec le mariage.

Si les cantons du groupe B (tableau 6.3) rendent possible l'établissement de contrats, leurs marges de manœuvres par rapport au régime légal est limité. Nous avons séparé les cantons soumis à l’union des biens (Güterverbindung) soit Zurich et Argovie, et ceux soumis à la communauté d’acquêts, soit Shaffhouse et les Grisons. Nous retrouvons avec le canton de Thurgovie une situation d’inégalité qu’il est possible de rectifier à l’aide d’un contrat de mariage. Le régime thurgovien de communauté universelle des biens est en effet rectifié par la possibilité de passer un contrat pour garantir à l’épouse de retrouver ses biens une fois l’union achevée.

Enfin, le groupe C du tableau 6.3 comprend tous les cantons où la conclusion de contrats de mariage est laissée à la pleine appréciation des futurs époux. En réalité, les deux cantons de Bâle connaissent un régime subtilement "enc adré" par un régime légal assez souple, tandis que les cantons du Valais et de Vaud imposent quelques restrictions au régime des contrats.

537

Les autres cantons disposent d’une marge de manœuvre totale, à commencer par le Tessin, où comme nous l’avons vu, c’est le régime de la séparation des biens qui prévaut.

1.4. Les limites du pouvoir marital

Lorsque les régimes légaux prévoient pendant l'union une disparité entre les deux époux, il arrive fréquemment qu’une disposition légale permette de rééquilibrer cet état de fait, qui constitue tout de même un danger pour une épouse, laissée sans ressource par un homme peu soucieux. Dans ce registre de dispositions légales, il est nécessaire de compléter ce qui vient d’être présenté par quelques dispositions particulières. Ainsi, par exemple, à Nidwald, l’époux ne peut pas aliéner un bien provenant de sa femme sans l’accord de celle-ci. Souvent les lois considèrent différemment les biens mobiliers et immobiliers. L’origine de ces dispositions réside sans doute dans une volonté de mieux protéger le patrimoine familial immobilier. Ainsi, dans les cantons de Zurich, Lucerne, Unterwald, Zoug, Vaud et Fribourg, le consentement de l’épouse est nécessaire pour toute aliénation d’un bien apporté par elle à l’union. "La communauté du droit fribourgeois comprend tous les biens des époux, à l’exception des immeubles qu’ils possédaient au moment du mariage ou qui leur sont échus depuis à titre de donation ou de succession. (…) [Le mari] n’est limité dans ses pouvoirs que sous le rapport de la disposition à titre gratuit des immeubles de communauté et pour les aliénations des immeubles de la femme, qu’il ne peut pas faire sans le consentement de celle- ci".538 Cette disposition, dont on retrouve l’identique dans la législation en vigueur à Genève,539 est essentielle dans les systèmes de transmission égalitaire du patrimoine. Les biens immobiliers tiennent une place de choix dans les dons et héritages accordés aux filles des familles de l’élite genevoise. Une fois encore, cette disposition ava it un but clair et précis : assurer le devenir de l’épouse lors du prédécès de son mari. Mais pourquoi donc porter son choix sur les biens immobiliers, alors même qu'ils peuvent être vecteurs de problèmes importants, liés aux divisions possibles effectuées lors des successions? Nous y voyons là une démonstration visible du pouvoir oligarchique qui contrôle, à travers la démocratie naissante, les organes décisionnels des cantons suisses. Car avant toute chose, l'immobilier représentait un attribut du pouvoir.

Le prestige qu'apporte un bien immobilier est unique, comme le montrent les comportements de l'aristocratie en France.540 Les biens immobiliers posent problème lors des partages, mais ils confèrent à leurs propriétaires un statut que nul autre bien ne peut donner. Dans le cas de Genève, il est possible d'émettre l'hypothèse suivante quant à la place de l'immobilier dans les fortunes. Plusieurs facteurs propres à la ville limiteraient selon nous le développement de grands domaines fonciers. Les surplus de capitaux ne peuvent être logiquement tous absorbés par un territoire exigu. De plus, le système de transmission égalitaire ajouté à l'idéologie calviniste de la redistribution des richesses, n'auraient pas favorisé le développement du marché foncier. Enfin, il est possible d'émettre l'hypothèse que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les placements sur tête soient biens plus rémunérateurs que d'éventuels revenus

538

Tiré de GAMPERT, Albert, op. cit., p. 34. 539

Ce point est précisé dans l'article 1428 du Code Civil. AEG, Code Civil des Français, Paris, An XIII (1805). 540

Voir par exemple le chapitre 7 de l'étude de Guy Chaussinant-Nogaret, intitulée: "La Restauration: triomphe de l'aristocratie foncière"; CHAUSSINAND-NOGARET, Guy, Une histoire des élites: 1700 -1848, Paris, 1975, p. 263-283.

fonciers.541 Dans les faits, même si les élites genevoises du XIXe siècle disposent de belles propriétés hors les murs, ces dernières ne représentent pas des surfaces importantes.

1.5. Le régime matrimonial genevois

A Genève, la liberté de passer un contrat de mariage est laissée aux époux. Dans ce cas, le contrat doit être rédigé et enregistré par un notaire avant la célébration du mariage (art. 1394 du Code Civil).542 Les époux doivent en outre décider et clairement stipuler ce qu’ils choisissent comme régime légal, entre le régime de la communauté et le régime dotal (art. 1391). Si rien n’est précisé dans le contrat, le régime de la communauté s’applique par défaut (art. 1400). Ces dispositions correspondent au régime en vigueur à Genève au XVIIIe siècle, décrit par Alfred Perrenoud, notamment en ce qui concerne "l'acte notarié [qui] est la règle sans être de rigueur".543

Premier cas possible de régime matrimonial, car régime par défaut, la communauté était composée "1) de tout le mobilier que les époux possédaient au jour de la célébration du mariage, ensemble de tout le mobilier qui leur échoit pendant le mariage à titre de succession ou même de donation, si le donateur n’a exprimé le contraire. 2) De tous les fruits, revenus, intérêts et arrérages de quelque nature qu’ils soient, échus ou perçus pendant le mariage et provenant des biens qui appartiennent aux époux lors de sa célébration ou de ceux qui leurs sont échus pendant le mariage à quelque titre que ce soit. 3) De tous les immeubles qui sont acquis pendant le mariage".544 Les immeubles qui sont propriété de l’un des époux avant le mariage ou que cette personne reçoit à titre de succession ou de donation échappent à la communauté (art. 1404). C’est l’article 1428 qui précise que les biens immobiliers de la femme ne peuvent être aliénés par l’époux, même si ce dernier "a l’administration de tous les biens personnels de la femme".545 Lors de la fin de l’union régie par la communauté, chacun prélève de l’actif ce qui lui revient, puis le reste est divisé en demies, entre les époux ou ceux qui les représentent.

Mais le contrat de mariage peut établir un régime dotal. Dans ce cas de figure, était considérée comme dot tout bien que la femme apporte lors de son mariage, la dot ne pouvant être constituée ou augmentée après le mariage (art. 1543). On retrouve la même protection sur les immeubles que dans le régime de la communauté (art 1554, qui exclut la possibilité d’aliénation des biens immobiliers dotaux). De plus "l’immeuble acquis des deniers dotaux n’est pas dotal".546 Enfin, l’épouse garde un contrôle sur tous ses biens propres, ceux qui ne sont pas dotaux (appelés biens paraphernaux), sans toutefois pouvoir les aliéner. Il arrive

541 Ce qui n'est pas difficile à imaginer étant donné les rendements de ces placements viagers, qui ont explosé parallèlement aux progrès de l'espérance de vie. Herbert Lüthy indique que les placements viagers calculés par Necker se basaient sur une espérance de vie de 20 ans, tandis que les demoiselles concernées présentaient une espérance de vie trois fois supérieure. Voir LUETHY, Herbert, La banque protestante en France: de la

Révocation de l'Edit de Nantes à la Révolution , vol. II, Paris, 1959, p. 467-468.

542 Toutes les références de cette partie renvoient à FLAMMER, A. Le Droit Civil à Genève, ses principes et son

histoire, Genève, 1875.

543

PERRENOUD, Alfred, La population de Genève du XVIe au début du XIXe siècle, étude démographique,

thèse d'Histoire Economique et Sociale, n°257, Univ. De Genève, 1979, p. 207. 544

Article 1401, cité dans FLAMMER; op. cit., p. 166-167. 545

Ibidem, art. 1428, p.173. 546

Ibidem, art. 1553, p. 197. Ce qui signifie qu'un bien immobilier acheté par l'époux à l'aide de la fortune de sa femme, dont il a la gestion, ne sort pas de son contrôle. Un tel bien immobilier n'obtient donc pas la même protection qu'un immeuble dotal.

fréquemment que ces biens paraphernaux soient laissés à la gestion du mari, auquel cas ce dernier en devient mandataire. On retrouve alors la trace de ces biens dans les déclarations de succession.

Les contrats de mariage sont une pièce essentielle de l'histoire sociale de la cité de Calvin. Ils permettent notamment de connaître le régime matrimonial choisi par les familles. En recoupant ces contrats avec les déclarations de succession, il est possible de connaître les choix précis quant à la valeur des biens dotaux et paraphernaux, et la présence éventuelle d’immeubles qui pourraient agir comme garantie économique pour les épouses. C’est en compilant les situations individuelles qu’il est possible de tracer un tableau général des stratégies matrimoniales. La diversité de régimes matrimoniaux offerte à la population genevoise rend ce canton tout à fait particulier et intéressant à étudier.

1.6. La question catholique et le mariage

Le modèle qui précède est celui en vigueur à Genève durant la restauration, mais il est issu de la coutume de l'ancienne République, par conséquent de la tradition protestante. En particulier, Calvin, dans les ordonnances de 1561, "refuse au mariage le caractère d’un sacrement".547 Etant donné que le statut de bourgeois a toujours été rattaché à la Foi protestante, les différences entre les mariages réformés et catholiques ne posaient aucun problème, la confrontation des deux approches ne se réalisant simplement jamais. Or, la création du canton en 1815 change cette situation, puisqu'une forte minorité catholique y est intégrée, sous la condition émise par la Sardaigne de respecter les droits et la religion de ses anciens sujets.548 L'attitude des élites protestantes a été ambiguë dans le conflit politique et religieux induit par l'arrivée de cette forte minorité catholique, considérant le mariage comme un sacrement. Elle est profondément révélatrice de leurs mentalités, de leur vision complètement sécularisée, rationalisée de l'union entre deux êtres.

Dans l'urgence de la restauration, le législateur genevois n'a adopté en 1816 qu'une loi provisoire sur le mariage, calquée sur la coutume de la cité. Lorsqu'en 1822, le débat reprend pour promulguer un texte définitif, la majorité protestante pèse de tout son poids. Le rapporteur de la commission parlementaire parle de "l’absurde système de la métamorphose du contrat en sacrement, système qui ne mérite pas d’arrêter un instant les regards, conception bizarre que la raison repousse et que la tradition condamne".549 La loi adoptée, malgré les avis contraires issus de l'opposition libérale,550 ignore superbement la minorité catholique, en contradiction avec les dispositions du Traité de Turin. Le Roi de Sardaigne intervient dès lors et évoque une possible récupération par son royaume de ces anciennes communes devenues genevoises.551 Cette menace agit pleinement et la loi est finalement amendée… pour les

547

BIELER, op. cit., p. 134. 548

La Constitution de 1814 est votée avec une partie additionnelle assez importante, dite des "lois éventuelles", destinée à la future population des campagnes. Cette procédure a été décidée en absence d'un accord sur le territoire, et considérant que ce dernier donnera forcément naissance à une minorité catholique. AEG,

Constitution de 1814, Genève, 1828.

549

Citation reprise de GANTER, Edmond, L'église catholique de Genève : seize siècles d'histoire, Genève, 1986, p. 395.

550

Voir en particulier la brochure qu'a écrite Bellot sur le sujet; BELLOT, Pierre-François, La législation du

mariage considérée sous le rapport du pouvoir auquel il appartient d'en régler les formes et conditions, Genève,

1822. 551

seules communes anciennement sardes. Cet épisode, au delà de l'anecdote, démontre le profond enracinement de la coutume genevoise dans le système de valeurs issu de la Réforme.

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