L'écho de la Révolution française s'est fait entendre doublement à Genève, les remous politiques étant précédés d'un fort séisme économique. Si les échos politiques, dont le tragique tribunal de 1794 fait partie, ont pris ici une moindre mesure qu'à Paris, ces événements, additionnés aux conséquences économiques de la révolution française sur le monde bourgeois, marquent un point d'inflexion dans l'histoire des élites de Genève. Les conséquences matérielles et psychologiques ont été importantes pour les bourgeois, dont le statut au centre de l'Etat a été sérieusement ébranlé. De plus, cet épisode tragique de l'histoire genevoise permet de poser pour la première fois la question de l'unité bourgeoise. Unité économique perdue suite à des destins divers, et notamment de nombreuses faillites. Unité politique mise à mal par une révolution violente, mais basée sur de légitimes revendications qui ont toujours trouvé un certain écho auprès de quelques bourgeois "éclairés".
Les troubles révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ont eu des conséquences économiques désastreuses pratiquement sur l'ensemble des familles bourgeoises de Genève, grandes utilisatrices des emprunts royaux.131 L'arrivée de Necker à la tête des finances du Royaume de France avait renforcé un lien déjà étroit entre la Rome Protestante, réservoir de capitaux, et son puissant voisin français, grand emprunteur. Nombreuses sont les sources contemporaines de cette période qui parlent de ruines et de faillites après la débâcle de plusieurs établissements genevois installés à Paris. Ces faillites touchent l'ensemble du monde bourgeois. "Suivant l'exemple de beaucoup de ses concitoyens, le pasteur Gédéon Simonde132 avait placé des sommes considérables dans l'emprunt français, émis sous le ministère de Necker. (…) Tous perdirent de l'argent, et pour Gédéon notamment ce fut un véritable désastre."133 Les témoignages de ruines pendant ces années sont innombrables. "Gabriel-Antoine Eynard134 était un commerçant opulent qui allait tout perdre dans la Révolution."135 Bon nombre de familles bourgeoises, plus précisément celles qui avaient placé leur fortune sur les fonds du puissant voisin, se sont retrouvées brutalement ruinées.136
130
Un jubilé de famille 1571-1871, Genève, 1871, p. 54.
131
Certains auteurs discutent de l'existence réelle d'une crise économique à cette période, prenant le contre-pied des affirmations d'Herbert Lüthi. Cette question n'a pas lieu d'être pour ce travail. Notre affirmation de l'existence de ruines en cascade se base sur divers éléments: la présentation de plusieurs faillites de banques genevoises installées à Paris par Herbert Lüthy, ainsi que de nombreux témoignages de ruines personnelles détectés jusqu'à aujourd'hui dans les archives privées. CULLEN, Louis Michael, "La crise économique de la fin de l'Ancien- Régime" in POUSSOU, Jean-Pierre [ed.], L'économie française au XVIIIe et XIXe siècle, perspectives nationale et internationale, mélanges offerts à François Crouzet, Paris, 2000. Voir LUTHI, op. cit., p. 569-570.
132
Père de l'économiste Charles Sismondi.
133
SALIS, Jean (de), Sismondi 1773-1842, la vie et l'œuvre d'un cosmopolite philosophe, Paris, 1932, p. 18-19.
134
Père de Jean-Gabriel Eynard.
135
Ibidem, p. 19.
136
Forme et reproduction d'une élite urbaine
A la situation de ruine économique, est rapidement venue s'ajouter une crise politique sans précédent. Les troubles révolutionnaires font apparaître un sentiment ambigu à l'égard de la bourgeoisie. Par manque d'ouverture envers les autres classes sociales, la bourgeoisie, sinon les familles dirigeantes, est directement tenue pour responsable des troubles. Cependant, l'issue des procès instruits par le tribunal révolutionnaire de 1792, démontre que, malgré une farouche opposition à leur pouvoir, ces familles conservent une aura qui ne peut s'expliquer que par une adhésion généralisée à la vocation bourgeoise.137
En juillet 1792, près de 400 personnes, en majorité des bourgeois, sont arrêtées et maintenues en détention, le temps d'organiser un tribunal révolutionnaire.138 Si la majeure partie des personnes arrêtées est finalement libérée, plusieurs inculpés sont fusillés. L'exécution la plus importante, la première, a lieu le vendredi 25 juillet 1792. Mais sur les sept inculpés, se trouvent seulement trois membres de familles bourgeoises: Guillaume Fuzier-Cayla, ancien syndic, Jean-François Prévost- Cabanis, ancien procureur-général et Jean-François De Rochemont, un jeune avocat, beau-frère de Charles Pictet de Rochemont. Lors d'un vote populaire, réclamé par le tribunal pour confirmer la sentence, seuls les quatre inculpés non-bourgeois sont condamnés. Les votants, pourtant "épurés"139 par les révolutionnaires et solidement encadrés, ont épargné les bourgeois. Le respect envers ceux qui avaient pour vocation la gestion de l'Etat ressort de manière flagrante dans cette clémence. Face au désastre révolutionnaire, qu'il soit économique ou politique, les réactions des bourgeois diffèrent. Certains font le choix d'émigrer vers des terres plus hospitalières, notamment dans des pays religieusement proches de Genève, comme la Grande-Bretagne ou les Etat-Unis. Il est à ce sujet amusant de constater que ce dernier pays n'a pas seulement constitué une terre providentielle d'émigration pour les couches sociales défavorisées, mais également pour certaines élites bousculées par la Révolution. Aux Etats-Unis, plusieurs anciens bourgeois fondent des villes et imaginent même créer une société d'émigration pour les Genevois.140 Olden Barnevelt et Cazenovia sont créées par Théophile Cazenove.141 Ses cousins Charles-Antoine et Jean-Antoine Cazenove fondent avec Albert Gallatin New Geneva en Pennsylvanie.142
D'autres bourgeois fuient simplement la cité et se réfugient dans un domaine de la campagne alentour, propriété de leur famille. Ces domaines se trouvent soit sur territoire genevois, soit sur la terre sarde, ou bien sur la côte vaudoise. Le château de Coppet, où se réfugie Madame de Staël, est l'exemple le plus célèbre de ces propriétés refuges. Est-ce à cette période et sur ces terres vaudoises que se sont liés d'amitié quelques bourgeois des deux Etats? Difficile à dire. Il est toutefois certain que la
137
Voir notamment BURNET, Edouard-Louis, Le premier tribunal révolutionnaire genevois, juillet-août 1794 :
études critiques, Genève, 1925. Une bonne illustration de cette période se trouve dans une récente biographie de
Sismondi, au chapitre 5 intitulé: "La terreur genevoise (1794)", WAEBER, Paul, Sismondi, une biographie: les
devanciers et la traversée de la Révolution. Chroniques familiales, tome I, Genève, 1991.127-161.
138
Ibidem.
139
Ce terme est utilisé par Paul-Emile Martin dans son histoire de Genève. SHAG, Histoire de Genève des origines
à 1798, Genève, 1951, p. 518.
140
Notes sur la famille Aubert de Genève, originaire de Crest en Dauphiné : 1530-1908, Genève, 1908, p. 92.
141
Ibidem. La famille Cazenove, originaire d'Anduze (Cévennes), a reçu la Bourgeoisie de Genève en 1703, et faisait partie des autorités politiques de la République. GALIFFE, James, Notices généalogiques sur les familles
genevoises depuis les premiers temps jusqu'à nos jours, tome 6, Genève, 1908, p. 62-80.
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Forme et reproduction d'une élite urbaine
présence genevoise sur la côte vaudoise du lac n'a pas été marginale. Et les liens entre Vaudois et Genevois sont certains, comme en témoignera la fondation de la bourse de Genève, quelques années plus tard, qui mettra en lumière plusieurs négociants vaudois.
Les bourgeois ne désertent cependant pas tous la cité, et certains font le choix de rester à Genève. Ces derniers sont certes les bourgeois les moins impliqués dans les anciennes autorités politiques, mais il y a plus. L'issue tragique du Tribunal révolutionnaire de 1794 a eu pour effet de retourner également une partie de la population, plus désireuse de recouvrer le calme que de se venger de manière hasardeuse sur l'élite de l'Etat.