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La formation des élites à domicile

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 107-109)

première moitié du

Chapitre 5. La formation des élites dans la première moitié du XIX e siècle

2. La formation des élites à domicile

Si la religion calviniste a été attentive au problème scolaire, en liant religion et éducation dans les ordonnances ecclésiastiques de 1541,469 les familles bourgeoises l'ont été tout autant. La brochure d'Horace Bénédict de Saussure en est la première preuve. En l'absence d'enseignement obligatoire, la formation primaire fait néanmoins partie d'une nébuleuse, dont le Collège n'est qu'un élément parmi d'autres. Rôle des parents, de la famille élargie, des domestiques, voire des précepteurs dans le cas de familles fortunées, sont bien délicats à ordonner. En bout de chaîne cependant, la concordance des situations individuelles est une évidence. L'Académie, instituée par Calvin, est un goulot d'étranglement de la formation, qui voit défiler une majeure partie des enfants issus des familles de la bourgeoisie. Mais pour arriver à cette institution, les chemins divergent, même si la famille constitue l'agent de formation primaire le plus important, que ce soit directement ou indirectement.

2.1. Les rôles de la famille

L'intervention directe des parents proches comme agents d'éducation et de socialisation primaire cultive l'esprit de famille, sinon de classe. Les témoignages concernant cette formation vont tous dans le même sens. Dès le premier âge, les membres de l'élite sont soucieux de donner une éducation à leurs enfants.470 Le témoignage de Jean- Louis Prévost471 concernant ses propres souvenirs sur le sujet est intéressant: "Pour me discipliner et se débarrasser de moi pendant quelques heures, on résolut de me mener à l'école. On chargea de cette tâche une grosse servante de ma grand-mère qui me porta au bas de la cité chez Madame Briquet. C'est une bonne vieille qui a une marmaille d'enfants sous ses soins pour leur montrer à lire, aidée d'un jeune homme très borné, mais très bon enfant nommé Crottet."472 L'utilisation du verbe "résolut" indique, ce qui transparaît d'ailleurs dans le récit, que Jean- Louis était un enfant turbulent, et que ses parents auraient désiré faire autrement. Malgré cela cette exp érience est de courte de durée, car les coups de bâton, qui sont part intégrante de l'éducation des jeunes, semblent être trop généreusement distribués. A 5 ou 6 ans, Jean-Louis change d'"école" et se retrouve chez Monsieur Vigue t, qui à l'instar de Madame Briquet utilise le bâton comme moyen d'éducation. Mais dans cet établissement, l'utilisation des coups de bâton est planifiée: 5 coups pour une lettre mal faite, quatre pour une barre trop penchée, trois pour chaque tache d'encre, deux pour un "ver dans le nez", et un pour les causeries. "Toutes les actions sont ainsi tarifiées."473

Si l'éducation reçue à l'extérieur du cadre familial semble rythmée de coup de bâton, sans que cette méthode ne semble trop soulever de critiques parentales, il en va tout autrement au sein du cercle familial. D'ailleurs, la réaction des Prévost au comportement de Madame Briquet, trop généreuse en coups, signifie bien que ces pratiques ne sont que modérément appréciées par les parents. Il est symptomatique de remarquer que jamais dans ses écrits, Jean-Louis ne parle de corrections reçues de ses parents. Pourtant, même lors des récits de ses pires bêtises

469 Ce sont les articles 34 et 35, cités par HEYER, op. cit., p. 22. 470

Même Rousseau dans son Emile donne une place essentielle à la formation parentale, ce qui ajoute à la confusion des Lumières, puisque de Saussure prône plutôt le développement des institutions publiques. Voir ROUSSEAU, op. cit., 1762.

471

Jean-Louis Prévost (1796-1852), autre fils de Pierre Prévost, GALIFFE, James, op. cit.

472 Tiré de BPU, PREVOST, Jean-Louis, Histoire de la famille Prévost, [document manuscrit], [s.d.], cote Ms Fr 4731 B, p.106.

473 Ibidem

d'enfance, son père se contente de le sermonner. Si Jean-Louis a changé une fois d'école dans sa jeunesse, c'est incontestablement à cause des mauvais traitements qu'il y reçoit. Mais force est de constater que partout dans le système éducatif qu'il décrit, les "châtaignes" tiennent une place de cho ix, du primaire au collège. Là, une utilisation raisonnable du bâton semble même être une norme, sinon une obligation. Jean-Louis Prévost décrit avec une certaine admiration un adjoint du régent qui manie le bâton avec une précis ion remarquable, ne châtiant que les réels coupables. Au milieu des dizaines d'élèves qui fréquentent le Collège au début du XIXe siècle, cette précision a de quoi forcer l'admiration!

C'est à l'âge de 8 ans que Jean-Louis Prévost entre en septième année du Collège, après que sa mère lui ait appris les vers, et son père l'arithmétique. La voie scolaire fréquemment utilisée par les élites est invariable: enseignement primaire à domicile puis confié à des tiers (particuliers ou institutions), puis le Collège (enseignement des Belles-Lettres ou des sciences), avant de commencer un apprentissage en adéquation avec la carrière se rapportant à la vocation définie. L'Académie, goulot d'étranglement d'une majorité des futurs citoyens, n'hypothèque en rien une carrière future dans les métiers du commerce ou de la banque. Les disputes entre enseignements des Sciences et des Belles-Lettres, fourniraient à l'historien curieux un sujet de recherche passionnant. Depuis le XVIIIe siècle, l'Académie de Genève s'est orientée vers les disciplines scientifiques, et a parallèlement négligé les disciplines littéraires. Cette tendance se dresse en contradiction avec ce qui se produit au sein du Collège. Certes, de grands noms de la science du début du XIXe siècle ont leurs origines à Genève,474 comme de Saussure, mais la montée en puissance de ces illustres savants et de leurs disciplines est également à rechercher du côté de la crainte que les études littéraires inspirent dans un contexte post-révolutionnaire. "Alors qu'un savant quelconque donnait un travailleur utile, un lettré médiocre se transformait en révolté et en corrupteur du goût".475 Les études littéraires sont ainsi paradoxalement souhaitées, car conformes à une tradition et craintes parce qu'elles éveillent l'esprit critique. Elles ont été très longtemps limitées au Collège, avant d'investir enfin l'Académie comme faculté entièrement indépendante en 1825 seulement,476 soit plus de 20 ans après les études scientifiques, poussées en 1802 par les révolutionnaires français. Depuis les périodes agitées du XVIIIe siècle, les élites genevoises ont considéré avec méfiance le problème de l'éducation. Lorsque le départ de l'occupant a été effectif, l'étude des sciences, un héritage de l'occupant, a dans un premier temps souffert de coupes budgétaires, avant que cette tendance ne s'inverse dès 1817.477 Il est piquant de voir que les familles bourgeoises ont utilisé le même outil que les révolutionnaires mais pour un but inverse. Pour les révolutionnaires, les études scientifiques constituent un progrès démocratique, par augmentation du savoir auprès de la population, tandis que pour les familles bourgeoises, elles représentent une filière plus sûre face aux possibles troubles que les études littéraires peuvent engendrer.

En poursuivant ce raisonnement, il est également possible de dire que la méfiance des disciplines littéraires peut expliquer en grande partie le système d'éducation familial, dans lequel est compris l'intermédiaire d'un précepteur. En abordant les sujets littéraires au sein de la famille, ceux-ci sont suffisamment encadrés pour rendre toute interprétation limitée.

474

Consulter à ce sujet, TREMBLEY, Jacques [édit.], Les savants genevois dans l'Europe intellectuelle, du

milieu du XVIIe au milieu du XIXe siècle, Genève, 1988.

475

MARCACCI, Marco, Histoire de l'Université de Genève, Genève, 1987, p. 124. 476 Ibidem, p. 124.

477 Idem.

Cependant, on est en droit de se demander comment font les bourgeois avant l'existence de ces nombreuses institutions de formation, notamment pour les familles dont la fibre éducative est moins sensible que chez Pierre Prévost, et qui n'ont pas les moyens financiers de faire appel à un précepteur.

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 107-109)