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Les conservateurs

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 64-67)

Introduction à la partie

Chapitre 3. Les défis politiques de la bourgeoisie après

2. Les conservateurs

2.1 Les conservateurs sans concession

Les membres du gouvernement provisoire de 1813, auxquels se joignent des d'élus au Conseil Représentatif forment les "conservateurs sans concession." Ces magistrats, fortement attachés aux traditions de l'ancienne République, sont incapables de voir la stabilité future de Genève conditionnée à l'élargissement des droits populaires. Leurs objectifs correspondent entièrement aux vœux de la Confédération, ce qui explique le "mariage de raison" de 1815: "La Constitution Genevoise doit être sage et rassurante".288

L'aveuglement de ce groupe, avec la voie politique spécifique qu'il emprunte devient surtout patent dès 1830, lorsque le mouvement de réforme s'accélère sous la pression de la Régénérescence.289

Les débats entre 1830 et 1832 au Conseil Représentatif, donnent un exemple de l'argumentaire de ce groupe. En l'espace de quelques mois, plusieurs lois importantes sont votées, notamment celle sur la publicité des séances, et la loi sur la presse.290

La constitution de 1814 a connu plusieurs modifications, discutées dès son adoption en votation populaire. Abaissement du cens électoral, mode d'élection, publicité des séances, etc. Aucun sujet ne semble tabou, mais ces propositions ne sont jamais émises par les élus conservateurs sans concession. Ces derniers ont conscience dès les premiers mois de fonctionnement du Conseil Représentatif, de l'inévitable mouvement de réformes qui naît sous la pression libérale. Si les conservateurs sans concession sont opposés à la publication d'un mémorial du Conseil Représentatif, c'est parce qu'ils prennent en considération la limite naturelle des compétences qui a toujours été clairement définie par le statut social. La publication des débats est une complication inutile, car elle ouvre l'accès des rouages du pouvoir à tous, même à ceux dont la vocation ne peut pas être la gestion de l'Etat.

Ce groupe de conservateurs n'a pas de limites bien définies. Tourné exclusivement vers le passé, il ne possède pas de leader et se trouve donc bien dépourvu face aux autres tendances du Conseil Représentatif. Il est difficile de savoir précisément comment évolue le nombre d'élus propre à ce

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Le terme de "nouvelles autorités" est à apprécier en regard de la période française. Plus largement, le gouvernement provisoire est composé d'anciens magistrats, en poste avant 1792, notamment Ami Lullin et Joseph Des Arts. STEPCZYNSKI, Marian (dir.), op. cit.

288

Ibidem, p. 75.

289

La Régénération correspond aux mouvements révolutionnaires des années 1830, qui touchent pratiquement l'ensemble des cantons suisses, à l'exception notable de Genève. Voir à ce sujet ARLETTAZ, Gérard, "La démocratie au temps des Républiques. Idéologies et mentalités politiques dans la société suisse, 1815-1848", in

Etudes et Sources, n° 9 (1983), Berne, 1983, p. 5-35.

290

La loi sur la publicité des séances du Conseil Représentatif demandait l'ouverture d'une tribune afin que la population puisse suivre les débats. En décembre 1831, il n'y a que deux orateurs, MM Bridel et De Lor qui expriment un avis contraire. La loi sur la presse date elle de 1827, et n'a été dans un premier temps que prolongée en février 1832, en attendant que la situation des petits journaux d'opposition se calme. AEG, Mémorial du

groupe. La seule certitude concerne sa non-extension au cours de 27 années d'existence du Conseil Représentatif.

2.2 Les conservateurs pragmatiques et Jean-Jacques Rigaud291

Les conservateurs, toutes tendances confondues, ont un leader en la personne de Jean-Jacques Rigaud (1785-1854). Ce dernier personnifie un groupe de bourgeois pragmatiques, conscients des réformes institutionnelles à entreprendre, mais désireux de voir l'Etat effectuer lui-même, sans heurt et sans précipitation, cette mutation.292

L'existence d'une volonté de réforme est la seule différence qui existe entre eux et les autres conservateurs.

Jean-Jacques Rigaud est l'incontestable homme d'Etat genevois marquant de la première moitié du XIXe siècle, et voit sa carrière politique correspondre exactement avec la période Représentative. Il est l'exemple même d'une évolution naturelle des anciennes élites bourgeoises vers le libéralisme. Elu au Conseil Représentatif dès la restauration, il quitte toute fonction publique en 1845, empêché par sa santé293

de continuer à siéger au Grand Conseil. Pendant ces trois décennies, son engagement politique, proche d'une véritable dévotion envers l'intérêt de l'Etat, est unique. Il sera présent successivement sur la scène politique cantonale et nationale. Lorsqu'il devient Conseiller d'Etat en 1821, il a tout juste 35 ans, soit l'âge légal minimum pour occuper cette fonction.294 Quatre ans plus

tard, il devient premier syndic, au milieu d'un exécutif composé de personnalités plus âgées que lui. Jean-Jacques Rigaud occupe ce poste à onze reprises entre 1825 et 1843.295

Ce novice de la politique a réussi à s'imposer au milieu de ses collègues grâce à deux atouts majeurs. Son jeune âge et son origine respectable. Issu d'une famille de magistrats, son père est logiquement approché par le groupe des anciens syndics pour participer à la restauration. Sa santé lui fait décliner l'offre, mais sans être candidat, il est élu au premier tour des élections de 1814, de même que son fils qui collabore très tôt avec les nouvelles autorités politiques.296

Entré tardivement dans la magistrature

291

Nous avons rattaché Jean-Jacques Rigaud à la tendance conservatrice, alors que des contemporains le qualifient parfois de "libéral". C'est le cas par exemple du "conservateur sans concession" Paul Elisée Lullin dans son journal. LULLIN, Paul Elisée, Journal de ce qui se passe d’intéressant pour l’histoire de Genève, dès le

premier novembre 1841 à octobre 1846, BPU.

292

CRAMER, op. cit. Frédéric Cramer a siégé en même temps que Rigaud au Conseil d'Etat, et s'en est retiré en même temps. Ecrit quelques temps après la mort de Rigaud intervenue en 1854, l'ouvrage de Cramer est complété de plusieurs fragments de la plume de Rigaud lui-même, narrant différents événements importants sur la période 1814-1842. La publication retardée de cet ouvrage, soit plus de vingt ans après sa rédaction, est sans doute à attribuer à des raisons politiques. En 1855, Fazy reconquiert le Conseil d'Etat, tandis que l'opposition conservatrice est toujours sous le choc de la Révolution de 1846. Cette dernière est par ailleurs totalement absente des témoignages de Rigaud, rédigés en 1845.

293

Jean-Jacques Rigaud souffre de palpitations cardiaques qui se déclarèrent dès le début des années 1840. En juin 1845, soit quelques semaines après son retrait de la politique, il est victime d'une crise de paralysie, de laquelle il ne se remettra jamais complètement. CRAMER, Frédéric, op. cit., p. 295.

294

Dans la Constitution de 1814, les âges minimum légaux sont les suivants: 25 ans pour être électeur (art. 7 Titre I), 30 ans pour entrer au Conseil Représentatif (art. 1 Titre II) et 35 ans pour entre au Conseil d'Etat (art. 1 Titre III). AEG, Constitution de 1814, Genève, 1828, p. 5, 6 et 13.

295

Soit, en 1825, 1827, 1829, 1831, 1833, 1835, 1837, 1839, 1841, 1842 et 1843. Jean-Jacques Rigaud sera encore député à la Diète Fédérale en 1830, 1832, 1833, 1834, 1835, 1837, 1838 et 1841. CRAMER, Op. cit., p. 86 & 96.

296

Rigaud est successivement membre du bureau de bienfaisance (1812), secrétaire du comité de la Classe des Beaux-Arts (1813) et secrétaire du gouvernement provisoire, directeur de l'Hôpital puis auditeur dès 1816. Son rôle

en 1787,297 la famille Rigaud est cependant anciennement bourgeoise.298 Le seul frère de Jean-

Jacques299

fait également partie du Conseil Représentatif.

La notion d'autorité-service, sous-jacente à celle de vocation bourgeoise, est constante dans les témoignages de Cramer ou de Rigaud lui-même. "Rigaud était remarquablement homme de tête. L'imagination n'animait pas sa parole; son savoir était moins le fruit de l'érudition que celui de l'observation. Mais ce qui était éminent chez lui, c'était l'harmonie des facultés, la rectitude du jugement, la sagesse d'esprit, l'abondance et la justesse des vues."300 Portait idéalisé, bien sûr, mais

cette "sagesse d'esprit" n'en constitue pas moins la traduction, en termes nobles du pragmatisme de Rigaud. Il réside dans un subtil mélange de modernité et de tradition. Il ne voit le changement que comme une évolution mue par une dynamique interne à l'Etat. Cela, même s'il sait pertinemment que la Constitution de 1814 comporte plusieurs défauts qu'il est nécessaire d'éliminer. En offrant la possibilité aux parlementaires de modifier la Constitution, les pères de la restauration ont sans le savoir servi la cause des conservateurs pragmatiques. Ces derniers symbolisent cette attitude d'adaptation du texte fondateur du canton de Genève par la formule du "progrès graduel".301

Pour Jean-Jacques Rigaud, c'est cette option qui doit permettre des ajustements dans le calme et dans le respect des règles établies à la restauration par ses pairs.

Jean-Jacques Rigaud n'était pas opposé aux réformes politiques, et cette caractéristique était précieuse, car additionnée à son respect des traditions, elle permettait de fédérer une majorité d'élus. "Pour moi, un système qui n'admet de concessions que dans les cas de nécessité extrême et de danger imminent, ne sera jamais le meilleur… Deux principes politiques peuvent diriger les gouvernements. L'un souvent suivi par nos pères, est celui de la résistance à toute outrance. Ce principe, je le crois mauvais. Je crois que celui que nous avons suivi depuis la restauration a eu de tout autres résultats. J'en appelle à l'histoire. Quand a-t-on vu sous l'ancienne République une longue période de tranquillité?"302

Proche de plusieurs personnalités libérales dont Bellot,303

Jean-Jacques Rigaud introduit plusieurs réformes mais ne cesse de défendre la Constitution. Le résultat de ces réformes est incontestable. "Notre Constitution avait d'ailleurs été considérée jusqu'alors [1830] comme l'une des plus libérales de la Suisse; c'était un motif de calme. Mais les Révolutions qui de secrétaire lui confère la délicate mission d'inscrire les votes de la Constitution de 1814 dans le registre des votations. Ibidem, p. 24, 25, 29.

297

CRAMER, op. cit., p. 14.

298

L'origine de la famille Rigaud est située dans le Chablais. Les persécutions religieuses les poussèrent à rejoindre la cité de Calvin et à acquérir la bourgeoisie en 1595. CRAMER, op. cit. p. 14; COVELLE, Alfred Louis, Le

livre des Bourgeois de l'ancienne République de Genève, Genève, 1897.

299

Le frère de Jean-Jacques Rigaud (1785-1854) est Edouard Rigaud (1790-1861), dit Rigaud-Constant suite à son mariage avec Henriette de Constant de Rebecque (1800-1869). BUNGENER, Eric, Filiations Protestantes, vol. II- Suisse, t. 1, Gaillard, 1998, p. 713.

300

CRAMER, op. cit., p. 49.

301

La formule est de Rigaud lui-même. Il est difficile d'en donner une origine précise. L'idée sous-jacente est de préférer des réformes successives à une révolution violente.

302

Jean-Jacques Rigaud, in Mémorial du Conseil Représentatif, année 1833, t II, p. 579-580.

303

Pierre-François Bellot (1776-1836), juriste de talent, est notamment le "conseiller intime" de Jean-Jacques Rigaud. BORGEAUD, Charles, Histoire de l'Université de Genève, l'Académie et l'Université au XIXe siècle, 1814-1900, Genève, 1934, p. 235; Au sujet de Bellot, voir ZOGMAL, Alain, Pierre-François Bellot (1776-1836) et le code civil, conservatisme et innovation dans la législation genevoise de la Restauration, Thèse de la

s'accomplirent dans les divers cantons changèrent entièrement notre position; nous allions nous trouver dans une situation inverse, soit que nous jetassions les yeux du côté de la France ou que nos yeux se tournassent vers les Confédérés."304 Le conservateur qu'a toujours été Rigaud a bien

conscience des limites de son action et d'un relatif échec, surtout à cause du rythme trop lent des réformes, de son système pragmatique de concessions raisonnées.

Le mouvement de réforme se poursuivit après 1830, mais le rythme, déjà faible, demeure insuffisant. Jamais Jean-Jacques Rigaud ne dévie de sa ligne politique. Sa personnalité prend une telle place qu'il est possible de se demander si on trouve au sein du Conseil Représentatif d'autres leaders qui soient des conservateurs pragmatiques. Nul doute que le premier syndic a entraîné dans son sillage politique des élus conservateurs du parlement comme Ernest Cramer, son collègue du Conseil d'Etat. Leur nombre est à l'image de celui des conservateurs sans concession difficile à évaluer. Rigaud a très bien pu persuader au coup par coup des élus, suivant la question en jeu. Magistrat populaire, les conservateurs ont en lui une grande confiance.

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