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L'émergence des nouvelles élites

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 118-122)

première moitié du

Chapitre 5. La formation des élites dans la première moitié du XIX e siècle

6. L'émergence des nouvelles élites

Rarement les dépôts d'archives possèdent des documents d'un apprenti qui a laissé des traces de ses études autres q'une correspondance, comme cela peut être le cas pour les fils Prévost. D'un autre côté, bien des trajectoires semblent se placer dans ce mouvement d'émergence, déjà illustré par David Lenoir. Des familles qui ont accédé au statut bourgeois tardivement et qui ne disposent pas d'une assise solide, soit en terme de réseau d'affaires ou familiaux, soit en termes financiers.

6.1. Le témoignage de Jean-Baptiste Stroehlin (1813-1889)

Le témoignage unique de Jean-Baptiste Stroehlin, qui poursuit des études de médecine à Paris, présente de nombreuses similitudes avec les exemples déjà traités.516 Strohlin poursuit de coûteuses études qui pèsent lourdement sur le budget de ses parents.517 Ses études constituent un immense espoir, qui est finalement accompli. De plus, outre ses cours de médecine, Stroehlin s'astreint à apprendre (ou à perfectionner) l'allemand, ce qui ouvre une comparaison intéressante. Bien des jeunes apprentis s'astreignent en effet à compléter leurs champs d'études réguliers par d'autres. Cette pratique est particulièrement présente dans le cas de personnes issues de familles bourgeoises sans grande notoriété ou situation financière. Les champs d'études choisis sont en relation directe avec les formations poursuivies. Si Stroehlin perfectionne son allemand c'est que cette langue lui est utile dans ses études. Une autre illustration est celle d'Antoine Baumgartner, apprenti dans une maison de négoce anglaise entre 1848 et 1854, et qui prend des cours particuliers de mathématiques puis d'algèbre. Or, l'algèbre est, pour le milieu du XIXe siècle, une science extraordinairement nouvelle. L'étudier c'est faire le pari d'un nouveau savoir sur une application encore mal connue de ce savoir. En ce qui concerne Alexandre Prévost, nous avons exactement le même comportement, mais sur une autre discipline, à savoir l'économie politique. Mais il arrive aussi que les champs d'études couvrent également des disciplines plus éloignées des professions ciblées. Latin, mus ique, histoire et géographie sont des disciplines régulièrement citées. Le choix de ce deuxième groupe de champs d'études est révélateur d'un niveau de

514

NAEF, Henri, La famille Naef et le lignage de Gattikon en Suisse Romande, Lausanne, 1932, p. 160. 515

Ibidem, p. 161. 516

Le journal intime de Stroehlin qui se trouve à la BPU ne comporte que quelques pages d'une écriture difficile à déchiffrer. Nous ne disposons d'aucune correspondance. STROEHLIN, Jean-Baptiste (1813-1889), Journal de 1836. [s’étend de janvier à avril et concerne une période d’étude à Paris]. Ms Suppl. 1354.

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formation primaire souvent incomplet. La maîtrise du latin, de la musique voire de la danse pour reprendre la cruelle expérience de Stroehlin, a un rôle social avant tout. Il s'agit d'éléments de la culture générale que tout membre de l'élite se doit de maîtriser. Le nombre de cours pris en dehors des études liées à l'apprentissage poursuivi permet donc de mesurer le degré de "retard" des membres de cette élite émergente sur leurs modèles.

Les décisions relatives aux choix des champs d'études supplémentaires font intervenir la délicate question des relations entre un apprenti et ses parents, c'est-à-dire essentiellement son père, pour tout ce qui touche à une future carrière. En effet, le choix n'est pas forcément du strict ressort du père, mais souvent le fruit de propositions. Proposition de l'apprenti qui demandait à son père l'autorisation de suivre un cours, voire de le financer, mais aussi proposition du père, qui avec toutes les formes de politesse, pesait de tout son poids. L'envoi de livres, notamment en ce qui concerne l'histoire et la géographie, est également une pratique courante que les parents utilisaient pour guider leurs enfants.

6.2. Le cas de Jean-Pierre Forget

Jean-Pierre Forget est un exemple de jeune apprenti en formation à l'étranger pendant la première période et qui suit complètement le modèle d'élite émergente que nous avons défini. Bien que son père soit bourgeois, sa famille n'est pas fortunée. Il faut dire que la bourgeoisie a été acquise par Isaac Forget en 1790 seulement:518 "Nous sommes persuadés, cher enfant que tu connais notre position de fortune, & que tu exerceras l'économie comme tu nous le dis, mais garde-toi bien de te faire des privations sur le nécessaire. Dis- nous tout bonnement ce qu'il te faudra".519

Poursuivant des études de droit pendant l'Occupation française, Jean-Pierre Forget doit se rendre à Paris, car sa première année d'étude à Genève n'est pas reconnue.520 Du point de vue des ambitions de Forget, on remarque une notable différence, puisqu'il ne semble pas que ce dernier ait connu le moment de crise que nous avons défini ci-dessus. Son père, qui l'a déjà rassuré quant à ses dépenses, tente également de modérer ses forces: "Cependant, modère ton ambition, & ne va pas te faire du mal à force d'étude, remplis ton temps avec intelligence (...) aie confiance de la bonne Providence en qui nous tenons tout".521

La suite du parcours de Jean-Pierre Forget est significative. Après avoir contourné la conscription, non sans mal, il est reçu avocat à Paris quelques mois avant que l'occupation ne prenne fin. Dès lors, Jean-Pierre Forget se retrouve dans une situation délicate. Il désire vivre à Genève, ce qui n'a jamais été remis en question, mais également s'y établir en qualité d'avocat. Il doit donc justifier dans sa Patrie d'origine les motifs qui l'ont conduit à se rendre à Paris. Le brouillon de la lettre qu'il a alors adressée aux autorités, conservée dans les archives de la famille, montre cette situation délicate.

"Magnifiques et très honorés seigneurs,

518

REFERENCE 519

AEG, Archives Privées Forget, Lettre du 25 décembre 1810, p. 2. 520

Idem. Pour d'évidentes raisons politiques, l'occupation française n'a pas permis à l'Académie de renforcer les études de droits. Pourtant, les mutations des législations, entreprises par Napoléon, ont véritablement dopé la demande de juristes. Genève ne comptait que quelques avocats, qui tous devaient aller se former en France. Voir également, MARCACCI, Marco, Op cit., p. 117-122.

521

[Jean] P[ierre]. Forget, citoyen de Genève, avocat à la Cour Royale de Paris, a l’honneur de vous adresser avec le plus profond respect, la requête qui suit.

Pendant le temps que sa patrie a gémi sous le joug de l’étranger, le suppliant a été contraint de faire ses études de droit dans une ville de France. Après le nombre d’années et les examens requis, il a obtenu le 23 août 1813 le grade de licencié à la faculté de Paris, et le 8 novembre suivant, il prêta le serment d’avocat à la Cour d’appel de la même ville. Il désire ardemment, Magnifiques seigneurs, anéantir cet acte, dont la formule, identique pour tous, exigeait la promesse de fidélité et d’obéissance à l’usurpateur. Il attend avec impatience le moment de prêter devant vous un serment solennel de tout faire pour l’indépendance de sa patrie, de ne rien négliger et d’y maintenir le bon ordre et la paix, et de s’acquitter avec fidélité des devoirs sacrés que sa vocation lui impose.

Le suppliant ose espérer, M[agnifiques] S[eigneurs], qu’il vous plaira, après avoir reçu son serment, ordonner son inscription sur le tableau des avocats de Genève, à la date du 17 novembre 1813, jour auquel il a commencé l’exercice de sa profession".522

Les avocats étant peu nombreux à Genève, cette requête aboutit sans problème. Puis Jean- Pierre Forget est nommé premier sous- lieutenant d'artillerie523 en 1818, et entre en 1830 au Conseil Représentatif. Son père était déjà bourgeois de Genève, mais son intégration dans les milieux de la finance n'est achevée qu'avec son mariage avec une fille Melly. La conséquence de cette intégration est visible au travers du mariage de son fils cadet, Ferdinand, qui épouse une fille Cramer, de la branche des banquiers. Enfin, ajoutons que sa petite- fille épouse Arnold Pictet, dont il est question ci-dessus.524

Conclusion

Les élites actives dans le secteur du commerce et de la banque au XIXe siècle sont issues de deux groupes sociaux différents. Aux membres des familles bourgeoises déjà établies dans les métiers du négoce et de la finance viennent s'ajouter de nouveaux acteurs, issus de familles moins fortunées. Cette nouvelle élite est attirée par la fortune, qui ne semble accessible qu'aux travers des affaires de négoce et de banque. Si les origines peuvent varier, la formation bourgeoise suit un schéma relativement homogène, fait d'un unique fil d'Ariane et de deux composantes essentielles.

Le fil conducteur de la formation bourgeoise se compose d'un encadrement attentif du père (voire aussi d'un percepteur), suivi d'une formation de base à l'Académie, que nous avons définie dans un chapitre précédent comme l'un des pilier de la République, et enfin d'une période d'apprentissage à l'étranger. Chacune de ces étapes de formation correspond à des objectifs bien précis. Les parents ou le précepteur s'occupent d'une éducation de base, l'Académie offre un cursus de culture générale, tandis que l'apprentissage permet de se former directement à sa vocation professionne lle. Cette dernière est l'une des deux composantes essentielles qui entourent la formation, l'autre étant l'existence de réseaux familiaux. La vocation est révélée à la fin du temps passé sur les bancs de l'Académie, tandis que les réseaux d'affaires sont déjà présents. Ces derniers peuvent être employés de deux manières

522

AEG, Archives Privées Forget, portefeuille 1, document 14. 523 Idem.

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différentes, en permettant une formation pratique hors du cadre familial restreint ou en aidant à la nomination à un poste.

Ce schéma de la formation bourgeoise, qui plonge certainement ses racines bien avant le XIXe siècle, s'est modifié quelque peu pendant la restauration. Aux simples précepteurs que la plupart des familles bourgeoises pouvaient s'offrir se sont ajoutées dès 1815 des écoles privées, destinées aux enfants en âge primaire, qui complètent la formation parentale. De plus, les événements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle ont joué un rôle perturbateur qui a eu des conséquences singulières. La motivation qui peut pousser un fils de bourgeois à se tourner subitement vers les métiers du négoce ou de la banque est certes variable, mais plusieurs trajectoires individuelles de la première moitié du XIXe siècle mettent en évidence un moment de crise, intervenu pendant les années de formation. Invariablement, ce moment de crise se caractérise par une situation qui met en péril, ou a ruiné, la situation financière de la famille. Loin de créer un sentiment de découragement, les jeunes concernés retirent de ce choc une formidable volonté de réussite. Sans constituer une étape sine qua non de l'accession à la fortune, ce sont tout de même de tels passages difficiles qui amènent plusieurs jeunes à se tourner vers les métiers les plus rémunérateurs du commerce et de la banque. Les nombreuses ruines qui ont suivi la révolution française ont donc donné naissance à plusieurs "vocations" financières qui sont actives au XIXe siècle, comme celle d'Alexandre Prévost.

La dimension familiale est une seconde caractéristique essentielle. Elle fonctionne dans le cas de la formation comme une pierre angulaire indispensable pour parvenir à entrer en activité. Si la famille est établie dans les milieux du négoce et de la banque, l'aboutissement du parcours de formation est connu dès son commencement. Par contre lorsque la famille ne dispose pas d'une assise, le parcours de formation est un long louvoiement jusqu'à ce que le jeune apprenti puisse se raccrocher à une vocation. Réseaux familiaux et périodes d'apprentissage sont intimement liés. Même si les jeunes apprentis suivent une vocation, ils ne sont jamais livrés à eux- mêmes par leurs proches. La phase d'apprentissage apparaît dès lors comme particulièrement délicate, car elle doit répondre simultanément à une nécessité d'ouverture sur le monde des affaires et de protection familiale. Dans ce cadre, le réseau familial fonctionne comme un cordon de sécurité très efficace qui se substitue à la surveillance paternelle. Cette dernière, si elle est déléguée à des parents, continue tout de même de s'effectuer à distance, par personnes interposées.

L'avantage sécuritaire qu'offre un établissement de formation relié directement à la famille d'origine de l'apprenti, se double d'un avantage professionnel. En effet, le jeune apprenti se lie avec d'éventuels futurs associés. Cette dimension est plus ténue dans le cas des nouvelles élites qui ne disposent pas de nombreux parents actifs dans les milieux d'affaires. Cela implique que les apprentis sont plus mobiles, et changent relativement souvent d'établissement.

La puissance du monde bourgeois au XIXe siècle, dans un siècle où officiellement tous les citoyens sont égaux, s'explique en premier lieu par cette force de l'éducation. Les familles bourgeoises contrôlent les affaires, parce qu'elles en contrôlent les acteurs. L'Académie peut bien être réformée, aucune modification institutionnelle, même approfondie, ne peut mettre à bas un système corporatiste basé sur des apprentissages effectués au sein d'établissements privés.

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 118-122)