• Aucun résultat trouvé

Le progrès graduel ou la peur

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 88-92)

Introduction à la partie

Chapitre 4. Vocation contre Révolution, les élites pendant les troubles politiques (1841-1842)

2. Le progrès graduel ou la peur

En 1841, si le débat s'est très rapidement focalisé sur les modifications à apporter à la Constitution de 1814, c'est suite à l'absence d'initiatives gouvernementales concernant la création d'un pouvoir municipal pour la cité. Aux demandes radicales, le gouvernement répond avec trop de légèreté, en repoussant toute idée de création d'une municipalité indépendante. Au cours des mois de septembre et octobre 1841, la question d'une nouvelle Constitution se repose face à l'intransigeance du Conseil Représentatif, laissant supposer la nomination d'une Constituante. Cette idée ne peut que heurter les conservateurs, qu'ils soient modérés ou non, car elle remet en question la vocation bourgeoise de gestion de l'Etat. L'idée que le Conseil Représentatif représente depuis 1815 "une assemblée constituante permanente",403 conforte les magistrats dans leur ligne politique, n'accordant aucune concession à l'opposition radicale.

Ce comportement passif qui laisse l'initiative aux radicaux ne peut que déboucher sur une confrontation violente, qui doit être située dans un contexte plus large. Le premier syndic, Jean-Jacques Rigaud, est un homme politique partagé entre les traditions de la République, faites d'un esprit de dévouement, et l'impérieuse nécessité de réformer le système. Depuis 1825, soit depuis sa première accession à la fonction suprême de premier syndic, les modifications constitutionnelles ont été nombreuses, si bien qu'avant la chute de la Constitution de 1814, le bilan des réformes entreprises est indéniable. "A ce moment [le 22 novembre 1841], sur 168 articles de la Constitution de 1814, 67 se trouvaient abolis, 13 plus ou moins modifiés; 88 seulement subsistaient intégralement".404 Mais ce rythme de réformes demeure trop lent car l'essentiel n'a pas changé, comme le système censitaire qui, malgré plusieurs abaissements du cens,405 reste en vigueur. De fait, les réformes entreprises ont bien atténué les tendances au pouvoir oligarchique des anciennes familles bourgeoises, mais ces dernières ont gardé la haute main sur les affaires de l'Etat. Jean-Jacques Rigaud n'a fait que mener à leur terme des changements issus de réflexions alimentées par les libéraux.

En 1841, le gouvernement ne fait qu'appliquer la politique qui est la sienne depuis de nombreuses années: laisser venir les débats et ne légiférer que tardivement et sur une partie acceptable des revendications. La différence est venue essentiellement de la composition de l'opposition libérale, soit une aile qu'on pourrait qualifier de "plus dure". Le changement le plus important dans cette opposition s'est déroulé en l'espace de plusieurs années, de manière très discrète. Ceux qui représentent le fer de lance du libéralisme, et qui sont tous d'origine bourgeoise, s'effacent au profit d'autres personnalités, issues d'une autre classe sociale. Le gouvernement n'a pas vu le danger que représente cette évolution, tandis que les conservateurs élus au Conseil Représentatif ont clairement senti le vent tourner, comme le prouve "l'Adresse des 80".406 Face à cette opposition, la peur d'une nouvelle révolution violente, à l'image de

402 HILER, David, LESCAZE, Bernard, op. cit. 403

CRAMER, op. cit., p. 30. 404

Idem. 405

Voir chapitre précédent. 406

Le 4 novembre 1841, une lettre signée par 80 députés, parmi lesquels on trouvait peu de libéraux-modérés du

Trois Mars, dont le colonel Dufour, est adressée aux seigneurs syndics. Elle demande la création d'une

celle de 1792, refait surface. Cette inquiétude affecte le monde des affaires car une part des signataires de l'adresse s'est recrutée parmi les banquiers, pourtant rarement impliqués dans ce type de démarche politique: Bonna, Pictet, Odier, Chaponnière, Hentsch, Galopin, Ferrier, tous les acteurs importants du milieu bancaire libéral genevois qui siègent au Conseil Représentatif figurent parmi les pétitionnaires.407 Pour qu'ils acceptent d'entrer dans cette démarche, il faut que la stabilité économique de l'Etat, et avec elle leurs intérêts, leur semblent sérieusement menacés.

3 L'indésirable Révolution du 22 novembre

3.1. Une révolution synonyme de fin du monde

L'appréciation des événements de novembre 1841 par les anciennes familles bourgeoises est apocalyptique. Le témoignage de Paul Elisée Lullin apporte sur toute cette période "révolutionnaire" un éclairage particulièrement intéressant sur l'état d'esprit dans lequel se trouvent les conservateurs pendant le glissement vers la confrontation.408 La démarche même qui a donné naissance à son journal des événements est symptomatique, comme il l'indique sur la première page:

« L’avenir de Genève est sombre ; son ciel est gros de nuages, recelant peut-être des tempêtes analogues à celles qu’ont vues nos pères. L’esprit d’agitation qui a si souvent caractérisé cette ville dans les siècles derniers semble se réveiller. En tout cas, l’époque actuelle, même en la supposant exempte d’épisodes sanguinaires, de vengeances individuelles ou de réactions furieuses, est déjà bien intéressante pour elle-même sous le seul point de vue constitutionnel et moral. Sans nul doute, elle influencera puissamment sur les destinées futures du peuple genevois. Aussi, je pense que mes enfants pour lesquels j’écris liront avec plaisir et avec fruit des notes, récits ou réflexions recueillis au fur et à mesure des événements. Je vais donc entreprendre le narré journalier de ce qui se passera dans Genève régénérée car c’est ainsi qu’on va la nommer depuis la journée du 22 novembre 1841 ».409

Cette introduction montre à quel point les changements en cours sont inévitables, et combien les conservateurs en sont conscients. Les seules incertitudes concernent la forme que vont prendre ces changements. Bien que conservateur, Lullin n'est cependant qu'un témoin des événements; le regard qu'il a pu porter sur les faits est sans doute biaisé, à l'image de toute source de première main. Pourtant, nous avons choisi de nous attarder sur cette source pour deux raisons simples. La première concerne le parti pris par Lullin. Dans l'historiographie actuelle des deux Révolutions radicales,410 les historiens marquent ces événements du sceau confiance dans ses concitoyens pour croire qu'ils veuillent jamais obtenir des changements politiques par des voies de désordre, auxquels il serait de son devoir de répondre par la force". AEG, Registre du Conseil d'Etat , 8 novembre 1841, p 475.

407 Idem. 408

BPU, LULLIN, Paul, Journal des événements de 1841 à 1846 , [document manuscrit]. Paul Elisée Lullin (1800-1872), allié Dunant, ancien syndic et grand promoteur de la restauration de 1814. La famille Lullin est bourgeoise avant la Réforme, et tient un rôle important dans toute l'histoire genevoise. En l'occurrence, Paul- Elisée Lullin n'a qu'un lointain lien de parenté, remontant au XVIe siècle, avec Ami Lullin, grand artisan de la restauration. Voir BUNGENER, op. cit. , p.454.

409

Ibidem, p. 1.

d'une renaissance salvatrice, sans remettre trop en question le pouvoir radical, et James Fazy en particulier. Or, il existe une lecture conservatrice des événements, comme Lullin le démontre. Ce point de vue donne, sans surprise, des résultats différents de ceux qui se trouvent dans l'historiographie, notamment dans l'incontournable Histoire de Genève écrite par Martin.411 La seconde raison est liée à l'avenir des élites. Les Révolutions radicales marquent la fin du pouvoir politique des anciennes familles bourgeoises. La manière dont la chute d'un vieil équilibre a été perçue est capitale pour mieux comprendre les élites de la seconde moitié du XIXe siècle.

3.2. Les défections libérales

Depuis 1814 et l'adoption d'une nouvelle constitution, certains anciens bourgeois de tendance libérale ont tenu régulièrement un discours très critique envers le pouvoir du Conseil Représentatif. La présence de plusieurs de ces libéraux au sein de l' Association du Trois Mars est le point d'aboutissement de cette démarche de contestation. Pourtant, si ces libéraux ont été critiques pendant les années et les mois précédant la Révolution, lorsque cette dernière devient inéluctable, l'aile modérée du mouvement libéral effectue un changement d'orientation drastique, bien que se réalisant en ordre dispersé. Pendant la séance du Conseil Représentatif du 22 novembre 1841,412 les clivages au sein des anciens bourgeois, entre conservateurs attachés à la constitution de 1814 et libéraux réclamant plus de réformes, prennent une tournure étonnante, et s'apaisent de manière inversement proportionnelle à la montée de la contestation. Le colonel Rilliet-Constant, au patronyme lourd d'histoire pour la République, devenu depuis plusieurs années l'un des piliers de la contestation, parle en premier et plaide en faveur de la Constituante. Mais son discours attendu et redouté par les conservateurs est étonnamment modéré. Son collègue Fazy-Pasteur, critique depuis plusieurs années de la constitution de 1814,413 pourtant membre du Trois Mars, parent de James Fazy qu'il a introduit dans les milieux libéraux, qualifie même la Constituante de "dangereuse".414 Le colonel Dufour fait de même, et parle de "jour des sacrifices".415 L'éclectisme des milieux libéraux apparaît au grand jour, mais un point de ralliement bourgeois se dessine pour empêcher coûte que coûte une révolution violente. De fait, c'est un nouvel équilibre politique qui s'installe.

Le changement de ton, sinon de discours, d'une partie des libéraux le 22 novembre 1841, fait ressortir toute l'importance de la notion de vocation bourgeoise, car elle explique ce relatif retournement de veste. La vocation solidarise les anciens bourgeois contre l'idée d'une révolution brutale et contre le renversement du Conseil Représentatif. Cette attitude condamne le mouvement initié par James Fazy, qui s'est nourri dans les mois qui précèdent novembre 1841 des apports des libéraux d'origine bourgeoise. Aux yeux des radicaux, le retournement le plus spectaculaire est sans doute celui de Sismondi, car c'est lui qui a le

411

Notamment concernant les étiquettes politiques des acteurs de la Révolution de 1842. SHAG, Histoire de

Genève, 2 vol., Genève, 1956. Le témoignage de Lullin est cependant cité dans cet ouvrage, et n'apparaît donc

pas comme nouveau. 412

AEG, Mémorial du Conseil Représentatif, séance du 22 novembre 1841, 14e année, 1841-1842, t. I, p. 202ss 413

En 1834 Fazy -Pasteur publie une brochure très critique envers le texte fondateur du régime de la restauration. FAZY-PASTEUR, Marc -Antoine, La Constitution du Canton de Genève, mise en parallèle avec les

constitutions des Cantons de Zürich, Berne, Fribourg, Soleure, Bâle et Vaud, Genève, 1834.

414

AEG, Mémorial du Conseil Représentatif, séance du 22 novembre 1841, 14e année, 1841-1842, t. I, p. 212. 415 Idem.

premier publié une critique de la Constitution de 1814. Le Trois Mars le sait et cherche auprès de l'économiste un appui qu'il ne trouvera pas.416

En réponse aux radicaux et à leurs revendications, Sismondi réagit même en sens inverse aux attentes de Fazy. Il écrit une brochure entièrement dictée par sa vocation à participer dans la sérénité aux affaires de l'Etat.417 Cette brochure fait plus que désolidariser son auteur avec le mouvement révolutionnaire. En évoquant la pétition des 16 de 1814, un acte de contestation mis en exergue par les événements, Sismondi affirme qu'aucun de ses collègues ne se serait permis de manquer de respect aux magistrats. C'est sans doute ce même sens de l'ordre et de la respectabilité qui pousse Sismondi à accepter son élection à la Constituante en décembre 1842, alors qu'il est âgé et déjà malade. Au sein de cette assemblée, il ne brille guère par son activité, sinon par son ultime discours. Une sorte de testament politique rejetant avec vigueur toute idée de révolution, qu'il décide de publier séparément du Mémorial, tant la retranscription qui en a été faite ne lui plaît pas.418

Le changement de ton de Sismondi n'est pas surprenant, s'il est étudié dans une logique bourgeoise. En 1836, dans son ouvrage sur "l'étude des constitutions des peuples libres",419 les prémisses de son engagement sont nettement visibles. "Il faut qu'il [le peuple] sache se contenter d'une marche lente et graduelle"420. Mais encore: "Nous avons cherché dans cet ouvrage, à combattre le penchant aux révolutions, à en combattre l'aveuglement et les dangers, à engager tous les peuples à rechercher les progrès graduels, à s'efforcer de les obtenir, de concert avec les gouvernements, même les plus mauvais, plutôt que de se lancer dans cette guerre intestine des révolutions".421 La journée du 22 novembre marque une étape d'homogénéisation de l'ancienne bourgeoisie autour d'un but unique: éviter un nouvel épisode révolutionnaire, qui par essence échapperait à tout contrôle.

3.3. L'habile tentative de James Fazy

La description que fait Lullin des événements du 22 novembre 1841 contient des informations importantes sur la composition de la foule massée autour de l'Hôtel-de-ville et son comportement. Cette foule est selon lui composée en grande partie "d'étrangers", ce qu'on ne retrouve pas dans le récit de François Ruchon.422 Sous ce terme générique "d'étrangers", il suffit d'inclure toute personne n'habitant pas la ville de Genève pour que le raisonnement tienne. Cette insistance de Lullin est à mettre en relation avec la revendication de la création d'un pouvoir municipal autonome, terreau du mécontentement populaire. Partant de là, bien

416 Les Intérêts Genevois, journal de l'Association, publie en novembre 1841 "l'adresse des 16" de 1814, à la tête desquels se trouve Sismondi. Le but est de montrer que la contestation de 1841 n'est que le prolongement de cette adresse sur laquelle "s'appuient les citoyens qui composent l'Association du Trois-Mars". Voir AEG,

Intérêts genevois, n°24, [20 novembre 1841], p. 309, cote Rigaud 101.

417

Voir SISMONDI, Charles, A l'Association du Trois Mars, Genève, 1841. 418

De plus, malade et très diminué physiquement, Sismondi n'avait pu achever son ultime discours et dut être raccompagné chez lui (à Chêne) avant la fin de la séance. Voir SISMONDI, Charles (de), Discours de M. de

Sismondi à l'Assemblée constituante: le 30 mars 1842, Genève, 1842.

419

Publié à trois reprise entre 1836 et 1843. SISMONDI, Charle s, Etudes sur les constitutions des peuples libres, Bruxelles, 1843.

420

Ibidem, p. 219. 421

Ibidem, p. 237.

422 Ce dernier ne s'attarde pas sur la composition de la foule, qu'il se borne à estimer à environ 4'000 personnes en début d'après -midi. RUCHON, op. cit., p. 279.

des questions se posent: pourquoi donc une foule composée en grande partie de personnes en rien concernées par la revendication principale, vient-elle faire pression sur le gouvernement? De plus, alors que le Conseil Représentatif débat, quelle raison a cette foule d'étrangers de devenir "houleuse et menaçante", comme le rapportent François Ruchon et Henri Fazy?423 Dans son journal, Lullin indique que pendant cette journée, les conseillers sont sortis à deux reprises de l'Hôtel de ville, notamment le premier syndic Rigaud.424 Comment expliquer cela face à une foule menaçante? Ruchon pourtant, met la Révolution entre les mains de la foule, en disant: "La foule menée par James Fazy et ses amis voulait une Constituante, elle n'eût admis aucune autre mesure".425 Ils l'obtiennent en fin de compte dans l'après- midi. La Constitution de 1814 a vécu.

De ce qui précède, tout concourt à dire que ce sont plutôt les radicaux, James Fazy en tête, qui provoquent et entretiennent une agitation populaire, en la faisant croître au cours de la journée. Au matin du 22 novembre, il était clair pour Fazy que le gouvernement devait proclamer une Constituante, comme il l'a écrit à un journal du canton de Vaud.426 L'idée de Fazy est de faire appel, en ultime recours face à l'entêtement prévisible du parlement, au

Conseil Général. Ce discours est habile; il serait possible de le qualifier aujourd'hui de

"populiste". En effet, le Conseil Général n'avait pas été autre chose qu'une assemblée de bourgeois et citoyens, et n'avait de fait jamais été constitué de l'ensemble de la population genevoise, ce qu'il est piquant de constater en pareille circonstance. La finalité demeure: pour Fazy, et cela dès le 20 novembre, il doit y avoir une révolution le 22, mais il est certain que lui- même et les leaders radicaux sont bien plus déterminés que la population de la ville à ce sujet. Cette dernière, majoritairement protestante, a réagi aux agitations politiques croissantes tout en modération. La foule houleuse et menaçante ne va pas jusqu'à s'en prendre physiquement aux conseillers qui sortent en milieu de journée du Grand-Conseil. Quant à la présence d'étrangers, le doute demeure, mais n'a pas grande importance puisque la sanction des urnes est sans appel.427

Dans le document Tradition, vocation et progrès - RERO DOC (Page 88-92)