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Le « vivre-ensemble » comme composante novatrice de l'ordre public en droit

2.3. La limitation de la liberté de religion 107

2.3.3. Le « vivre-ensemble » comme composante novatrice de l'ordre public en droit

lorsqu'il est question de limiter la liberté de religion. En 2010, l'Assemblée nationale adopte une loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public, en réaction au port de signes religieux musulmans recouvrant le visage (niqab et burqa)397. Le président de l'Assemblée nationale et celui du Sénat saisissent le Conseil constitutionnel à ce sujet en septembre 2010 afin de s'assurer de sa constitutionnalité. Dans sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil convient que la loi est conforme à la Constitution et motive sa décision en précisant que des « pratiques, jusqu'à alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l'espace public [constituent] un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société » tout en reconnaissant le fait que des « femmes qui dissimulent leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d'exclusion et

396  Christopher   D.   BREDT   et   Heather   K.   PESSIONE,   «  The   Death   of   Oakes:   Time   for   a   Rigths-­‐‑Specific   Approach?  »,  (2013)  63-­‐‑2d  SCLR  485-­‐‑500;  Pour  une  défense  jusnaturaliste  du  modèle  de  la  priorité  des   droits,   on   peut   consulter   Martin   LUTERAN,   «  The   Lost   Meaning   of   Proportionality  »,   dans   Grant  

HUSCROFT,   Bradley   W.   MILLER   et   Grégoire   WEBBER   (dir.),   Proportionality   and   the   Rule   of   Law.   Rights,   Justification,  Reasoning,  Cambridge,  Cambridge  University  Press,  2014,  p.  21-­‐‑42.  

397  Loi  n°2010-­‐‑1192  du  11  octobre  2010  interdisant  la  dissimulation  du  visage  dans  l'ʹespace  public,  JO,  12  octobre   2010,  p.  18344.  Ci-­‐‑après  :  Loi  de  2010;    

- Art.  1  :  Nul  ne  peut,  dans  l'ʹespace  public,  porter  une  tenue  destinée  à  dissimuler  son  visage.  

- Art.   2  :  L'ʹespace   public   est   constitué   des   voies   publiques   ainsi   que   des   lieux   ouverts   ou   affectés   à   un   service  public.  L'ʹinterdiction  ne  s'ʹapplique  pas  si  la  tenue  est  prescrite  par  des  dispositions  législatives  ou   règlementaires,  si  elle  est  justifiée  par  des  raisons  de  santé  ou  des  motifs  professionnels,  ou  si  elle  s'ʹinscrit   dans  le  cadre  de  pratiques  sportives,  de  fêtes  ou  de  manifestations  artistiques  ou  traditionnelles.  

- Art.   3  :  La   méconnaissance   de   l'ʹinterdiction   est   punie   de   l'ʹamende   prévue   pour   les   contraventions   de   deuxième  classe.  L'ʹobligation  d'ʹaccomplir  un  stage  de  citoyenneté  peut  être  prononcée  en  même  temps   ou  à  la  place  de  la  peine  d'ʹamende.    

d'infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d'égalité »398.

La loi est contestée devant la CEDH, qui rend sa décision le 1er juillet 2014399. La requête est dirigée contre la République française par une ressortissante de cet État qui se plaint du fait que l'interdiction la prive de la possibilité de revêtir le voile intégral dans l'espace public, en violation, selon elle, de plusieurs articles de la CvEDH, dont l'art. 9 sur la liberté de religion. La Cour reconnaît d'abord que la loi constitue une limitation à la manifestation de la liberté de religion et que pour être compatible avec la CvEDH, une restriction à une liberté doit être inspirée par un but légitime et nécessaire (§113). Selon l'argumentaire présenté, un des buts poursuivis par la loi est la protection de l'égalité entre les hommes et les femmes (§118). Cet argument ressort d'ailleurs du rapport d'information commandé par l'Assemblée nationale en vue de la préparation de la loi, en soulignant que le port d'un signe religieux couvrant le visage est un « symbole de l'infériorisation des femmes »400. La CEDH reconnaît que la lutte pour la progression de l'égalité des sexes est aujourd'hui un but important pour les États membres. Cependant, on ne peut invoquer, selon la Cour, l'égalité entre les hommes et les femmes pour interdire une pratique que des femmes « revendiquent dans le cadre de l'exercice des droits […] sauf à admettre que l'on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l'exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux » (§119). L'égalité entre les hommes et les femmes ne peut donc servir à parler en lieu et place de certaines femmes qui exercent leurs

398  CC,  Décision  n°2010-­‐‑613,  7  octobre  2010,  Loi  interdisant  la  dissimulation  du  visage  dans  l'ʹespace  public;  JCPG,   2010,  1018,  note  B.  Mathieu;  AJDA,  2010,  p.  2373,  note  M.  Verpeaux.  

399  CEDH,   (Grande   chambre),   1er   juillet   2014,   S.A.S.   c./   France,   Req.,   n°43835/11;   RDLF   2014,   note   K.   Blay-­‐‑ Grabarczyk.    

400  Rapport  d’information  fait  en  application  de  l’article  145  du  Règlement  au  nom  de  la  mission  d’information  sur  la   pratique  du  port  du  voile  intégral  sur  le  territoire  national,  Paris,  Assemblée  nationale,  2010,  p.  107.  

droits et libertés, ce que certaines relèvent par la suite401. Comme le souligne un des intervenants dans cette affaire, le débat entourant la loi de 2010 laisse peu de voix aux femmes qui portent ce type de signes religieux, supposant souvent beaucoup en leur nom402. Les études empiriques effectuées sur le sujet en France et en Angleterre démontrent en ce sens que la quasi-unanimité des personnes portant un signe religieux couvrant le visage dit le faire par choix403.

Afin de s'assurer d'identifier les individus pour permettre notamment de prévenir des atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, ou de lutter contre la fraude identitaire, l'interdiction de dissimuler son visage pourrait être nécessaire (§115). La Cour reconnaît dans un premier temps que ce but poursuivi concernant la sécurité publique est légitime pour un État démocratique. Cependant, une mesure d'interdiction simple et uniforme, dans l'ensemble de l'espace public, « ne peut passer pour proportionnée qu'en présence d'un contexte révélant une menace générale contre la sécurité publique » (§139). L'aspect disproportionné d'une mesure d'interdiction a priori et uniforme s'explique d'une part par la faible présence de personnes

401  Valerie   BEHIERY,   «  Bans   on   Muslim   facial   veiling   in   Europe   and   Canada:   a   cultural   history   of   vision   perspective  »,  (2013)  19-­‐‑6  Social  Identities:  Journal  for  the  Study  of  Race,  Nation  and  Culture  775-­‐‑793;  Valérie   AMIRAUX,   «  The   “illegal   covering”   saga:   what’s   next?   Sociological   perspectives  »,   (2013)   19-­‐‑6   Social   Identities:  Journal  for  the  Study  of  Race,  Nation  and  Culture.  

402  Par.  104;  Voir  également  à  ce  sujet  Erica  HOWARD,  «  Islamic  Veil  bans:  the  Gender  Equality  Justification   and   Empirical   Evidence  »,   dans   Eva   BREMS   (dir.),   The   Experiences   of   Face   Veil   Wearers   in   Europe   and   the   Law,  Cambridge,  Cambridge  University  Press,  2014,  p.  206-­‐‑217;  Pascale  FOURNIER,  «  Headscarf  and  burqa  

controversies   at   the   crosscroad   of   politics,   society   and   law  »,   (2013)   19-­‐‑6   Social  Identities:  Journal  for  the   Study  of  Race,  Nation  and  Culture  689-­‐‑704;  Stéphanie  HENNETTE-­‐‑VAUCHEZ,  «  La  burqa,  la  femme  et  l’État  »,  

(2010)   En   ligne   Raison   publique;   Marthe   FATIN-­‐‑ROUGE  STEFANINI   et   Xavier   PHILIPPE,   «  Le   Conseil  

constitutionnel  face  à  la  loi  anti-­‐‑burqa:  entre  garantie  des  droits  fondamentaux,  sauvegarde  de  l’ordre   public  et  stratégie  politique  »,  (2011)  87-­‐‑3  Revue  française  de  droit  constitutionnel  548-­‐‑560.  

403  Naima  BOUTELDJA,  Un  voile  sur  les  Réalités.  32  musulmanes  de  France  expliquent  pourquoi  elles  portent  le  voile   intégral,  New  York,  Open  Society  Foundations,  2011;  Naima  BOUTELDJA,  «  France  vs.  England  »,  dans  Eva  

BREMS  (dir.),  The  Experiences  of  Face  Veil  Wearers  in  Europe  and  the  Law,  Cambridge,  Cambridge  University  

portant ce signe religieux en France404, d'autre part par le fait que la requérante signifie qu'elle est disposée à montrer son visage lorsqu'un risque pour la sécurité des personnes et des biens, ou une fraude, est avéré (§13).

La loi peut finalement poursuivre un but relatif aux exigences minimales de la vie en société, à titre de composante de l'ordre public en droit français (§117). Cet argument ressort du rapport d'information produit par l'Assemblée nationale dans lequel on défend la nécessité de préserver le vivre-ensemble, élément d'un ordre public sociétal405. La Cour reconnaît d'abord que ce but peut être considéré comme légitime et qu'« il entre assurément dans les fonctions de l'État de garantir les conditions permettant aux individus de vivre ensemble dans leur diversité » (§141). Elle accepte dès lors qu'un État juge essentiel d'accorder une importance manifeste à l'interaction entre les individus et que, en conséquence, celle-ci se trouve aussitôt altérée par la dissimulation du visage. Cependant, elle reconnaît aussi que l'on peut se questionner pour savoir si cette interdiction est proportionnée par rapport à ce but. La Cour souligne qu'elle est préoccupée par la montée des propos islamophobes qui marquent le débat précédant l'adoption de la loi de 2010 (§149), qu'elle reconnaît que plusieurs États jugent disproportionnée une telle interdiction (§147) et que cette interdiction pèse lourdement sur une infime partie de la population placée devant un dilemme complexe qui peut avoir pour effet d'isoler certaines femmes et de nuire davantage à leur autonomie (§146).

404  Selon  un  rapport  commandé  par  le  Ministère  français  de  l'ʹIntérieur,  environ  1900  personnes  portaient  en   2010  un  signe  religieux  couvrant  le  visage  :  Rapport  d'ʹinformation  n°2262  de  l'ʹAssemblée  nationale  du  26   janvier  2010,  p.  612.    

405  Rapport   d’information...   note   400,   p.  120   «  Les   membres   de   la   mission   ont   été   frappés   par   une   grande   convergence  des  personnes  auditionnées  sur  l’idée  que  le  port  du  voile  intégral  constituait  une  atteinte  à   notre  ordre  public  social  ».  

Malgré ces inquiétudes, la Cour reconnaît toutefois que l'État défendeur veut promouvoir « une modalité d'interaction entre les individus, essentielle à ses yeux » (§154). Elle conclut en mentionnant que cette question de l'interdiction du port du voile intégral dans l'espace public constitue « un choix de société » et qu'elle se doit de faire preuve de réserve dans l'exercice de son contrôle de conventionnalité, au nom de la marge nationale d'appréciation (§154-155). La conventionnalité de la loi est donc reconnue dans cet argument de la nécessité de respecter les exigences minimales de la vie en société.

Cette possibilité d'inclure la composante du vivre-ensemble dans de l'ordre public confirme, selon certains, l'ascension d'un ordre public « sociétal »406. D'autres soulignent la polysémie de la notion « d'espace public » en mentionnant la contradiction entre le fait de considérer comme inacceptable le port d'un signe religieux couvrant le visage dans l'espace public, mais le permettant dans l'espace privé407. Ce déplacement de la justification à la limitation de la liberté de religion, partant de considérations matérielles et pragmatiques et allant vers des questions de principe ne nécessitant pas de vérifications empiriques, soulève des doutes, selon Patrick Weil, au regard de l'aspect potentiellement « illibéral » de la loi de 2010408. Pour Guy

406  Frédéric  DIEU,  «  L’ordre  public  et  les  religions:  ordre  public,  ordre  laïc  ?  »,  dans  Charles-­‐‑André  DUBREUIL   (dir.),   L’ordre   public,   coll.   Actes   &   Études,   Paris,   Cujas,   2013;   Rim-­‐‑Sarah   ALOUANE,   «  Bas   les   masques!  

Unveiling   Muslim   Women   on   Behalf   of   the   Protection   of   Public   Order:   Reflections   on   the   Legal   Controversies  Around  A  Novel  Definition  of  “Public  Order”  Used  to  Ban  Full-­‐‑Face  Covering  in  France  »,   dans  Eva  BREMS  (dir.),  The  Experiences  of  Face  Veil  Wearers  in  Europe  and  the  Law,  Cambridge,  Cambridge  

University  Press,  2014,  p.  194-­‐‑205;  Sara  BENHAMOUCHE,  Voile  intégral  et  ordre  public:  réflexions  autour  de  la   constitutionnalité  et  de  la  conventionnalité  de  la  loi  du  11  octobre  2010  interdisant  la  dissimulation  du  visage  dans   l’espace  public,  Thèse,  Paris,  École  de  droit  de  la  Sorbonne,  2014.  

407  Olivia  BUI-­‐‑XUAN,  «  L’espace  public:  l’émergence  d’une  nouvelle  catégorie  juridique?  Réflexions  sur  la  loi   interdisant  la  dissimulation  du  visage  dans  l’espace  public  »,  RFDA  2011.551  et  suiv.  

408  P.  WEIL,  préc.,  note  203;  Sur  le  sujet,  on  peut  consulter  l’ouvrage  David  KOUSSENS  et  Olivier  ROY  (dir.),   Quand   la   burqa   passe   à   l’ouest.   Enjeux   éthiques,   politiques   et   juridiques,   Rennes,   Presses   universitaires   de   Rennes,  2014.  

Carcassonne, il s'agit là de l'émergence d'un tout nouvel ordre public, nettement plus limitatif au regard de la liberté de religion409.

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