3.1. Les parcours de la laïcité en France et au Québec 131
3.1.4. Le développement d'une laïcité « silencieuse » au Québec et au Canada 145
3.1.4.1. La laïcité sous le prisme d'une éthique du pluralisme 148
Sur les plans théorique et juridique, on peut dire que la laïcité, au Québec, est traversée par une éthique du pluralisme, c'est-à-dire une conception du vivre-ensemble fondée sur la reconnaissance des différences et qui a pour finalité de poursuivre une égalité réelle entre les citoyens. Pour la Cour suprême du Canada, le concept de laïcité va de pair avec la sensibilité croissante à la composition multiculturelle du Canada et la protection des minorités503. La laïcité doit refléter la diversité religieuse et l'attachement aux valeurs d'accommodement, de tolérance et d'égalité 504. En droit québécois et canadien, « l'État laïque soutient le pluralisme »505 : l'interprétation du devoir de neutralité de l'État se fait dans un but de promotion et d'amélioration de la diversité 506.
501 O’Sullivan c. M.R.N., [1992] 1 C.F. 522. ; Baquial c. Canada (Minister of Employment and Immigration), (1995) 28 C.R.R. (2d) D-‐‑4 (C.F.) (résumé). Certains députés conservateurs craignaient qu’avec l’adoption de la Charte, les écoles confessionnelles et les lois sur l’avortement ne soient menacées, ils ont insisté pour inclure une mention à Dieu dans le préambule. Le premier ministre du Canada de l’époque, Pierre Trudeau, s’opposait à cet ajout. Il aurait dit lors d’une des réunions de travail préparant la future Charte: « Je crois que Dieu s’en fout d’être dans la Constitution ou non ». Afin de calmer les tensions et d’obtenir l’accord d’un plus grand nombre de députés, l’ajout de la mention de Dieu a été finalement été consenti. Voir à ce sujet George EGERTON, « Trudeau, God, and the Canadian Constitution: Religion, Human
Rights, and Government Authority in the Making of the 1982 Constitution », dans David A. LYON et
Marguerite VAN DIE (dir.), Rethinking Church, State, and Modernity: Canada Between Europe and the USA,
Toronto, University of Toronto Press, 2000.
502 Mouvement laïque québécois c. Saguenay, préc., note 456, par. 147. 503 S.L. c. commission scolaire des Chênes, préc., note 453, par. 21. 504 Chamberlain c. School District n°36, préc., note 455, par. 21.
505 École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), préc., note 351, par. 47. 506 Mouvement laïque québécois c. Saguenay, préc., note 456, par. 74.
L'éthique du pluralisme est une théorie politique fondée sur la philosophie pluraliste, vision du vivre-ensemble qui considère que toutes les conceptions du bien méritent a priori un traitement égal507. Il s'agit d'une posture théorique qui vise non seulement à valoriser le pluralisme, mais qui exige de l'État qu'il le protège activement508. Le fondement théorique de l'éthique du pluralisme s'appuie sur l'idée selon laquelle une société démocratique doit respecter le pluralisme moral, c'est-à-dire le fait que les idéaux, les objectifs poursuivis, les devoirs et les vertus ne peuvent être ramenés à la seule considération fondationnelle509. Pour Bikhu Parekh, l'éthique du pluralisme repose sur la critique du « monisme », soit la recherche de l'Un, prépondérance accordée aux similarités sur les différences 510. Selon Armatya Sen, la recherche de « l'affiliation identitaire unique » est l’une des sources majeures de conflits et de guerres ; elle est pour lui dangereuse 511. L'éthique du pluralisme postule la pluralité des références normatives dans une société, soit un pluralisme des perspectives 512.
Le contexte historique et politique du Québec et du Canada favorise la présence d'une sensibilité importante pour une composition plurielle des populations sur l'ensemble du territoire. Les multiples relations entre majorités et minorités traversent l'histoire canadienne et
507 Michel ROSENFELD, « Secularism as One Conception of the Good Among Many in a Post-‐‑Secular Constitutional Policy », dans Susanna MANCINI et Michel ROSENFELD (dir.), Constitutional Secularism in an Age of Religious Revival, Oxford, OUP, 2014 à la page 93.
508 Geneviève NOOTENS, « Penser la diversité: entre monisme et dualisme », dans Bernard GAGNON (dir.), La diversité québécoise en débat. Bouchard, Taylor et les autres, Montréal, Québec Amérique, 2010 à la page 57. 509 Daniel WEINSTOCK, « Moral Pluralism », dans Edward CRAIG (dir.), Routledge Encyclopedia of Phylosophy, 6,
London & New York, 1998 à la page 529.
510 Bhiku PAREKH, « Moral Monism », dans Rethinking Multiculturalism. Cultural Diversity and Political Theory, Harvard, Harvard University Press, 2000 à la page 18.
511 Le projet de l’affiliation identitaire unique est pour Sen un projet porté tant par les ultra-‐‑nationalistes occidentaux que par les groupes extrêmistes religieux au Moyen-‐‑Orient. Amartya SEN, Identité et violence. L’illusion du destin, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 27.
configurent, selon certains, l'identité pancanadienne comme une « mosaïque » culturelle513, se distinguant de celle de la France, où la représentation de cette diversité est plutôt imaginée sous l'impératif d'une volonté d'unité du corps social rassemblé derrière des valeurs communes514.
Les mouvements sociaux nord-américains de la seconde moitié du XXe siècle, tels que le mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains, s’appuient notamment sur le développement d'un humanisme au sein de sociétés ayant adopté la social-démocratie dans les années 1960 515. Rejetant fortement un modèle socioculturel d'intégration basé sur l'assimilation, ces luttes pour la reconnaissance des différences se basent sur des principes universels reliés à l'internationalisation des droits de la personne516. Ce « mode de gestion » pluraliste du vivre-ensemble vise à harmoniser les différentes cultures en mettant en œuvre une « politique de la conciliation », la recherche de solutions pragmatiques visant à maintenir un lien de confiance entre les citoyens de même qu’entre ceux-ci et les institutions
513 Peter BEYER, « Religion and Immigration in Changing Canada. The Reasonable Accommodation of “Reasonnable Accommodation”? », dans Lori G. BEAMAN (dir.), Reasonable Accommodation. Managing Religious Diversity, Vancouver, UBC Press, 2012 à la page 14; Will KYMLICKA, La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Montréal, Éditions du Boréal, 2001, p. 89; Richard J F DAY, Multiculturalism and the History of Canadian Diversity, Toronto, University of Toronto Press, 2000, p. 146. 514 Voir à ce sujet Danielle JUTEAU, « Quelques réflexions sur le «Le refus de l’ethnique dans la République
française» », dans L’ethnicité et ses frontières, 2e éd., Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2015, p. 115-‐‑130; Pour un analyse de la place qu’occupe un «éthos différencialiste» en France, on peut consulter. P. PORTIER, préc., note 8, p. 241.
515 La voix des « subalternes » revendiquée durant la période de décolonisation a contribué directement à repenser à nouveaux frais les théories de justice distributive en accordant une attention plus marquée à la reconnaissance des identités fondées sur une distanciation de l’identité commune et nationale. Voir Edward W. SAID, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, [1978] éd., Paris, Seuil, 2005; Concernant la
diffusion des cultures hybrides, voir Néstor Garcia CANCLINI, Hybrid Cultures: Strategies for Entering and Leaving Modernity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995.
516 Young IRIS MARION, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 168; Axel HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.
publiques517. Selon Charles Taylor, la reconnaissance est, dans la construction de l'identité morale d'une personne, un besoin humain vital 518. Cette reconnaissance de la part essentielle de chacune des identités personnelles dans une société peut comprendre la dimension religieuse de celles-ci. La reconnaissance de l’identité se manifeste tant dans la sphère privée – entre le moi519 et les autres qui nous importent – que dans la sphère publique – régulée par une politique de reconnaissance égalitaire 520.
Contrairement au relativisme moral, qui postule l'absence de vérité objective, l'éthique du pluralisme s'appuie sur la défense des conditions sociétales dans lesquelles doit rester possible la pluralité des perspectives et des convictions de conscience. Une conception du bien qui serait totalitaire dans le but d'enfreindre ce « pluralisme moral » ne pourrait être tolérée dans une perspective pluraliste521. L'éthique du pluralisme peut également se fonder sur le principe de non-souffrance, idée selon laquelle une pratique culturelle ou religieuse conduisant à une souffrance psychologique ou physique non désirée ne peut être tolérée522. Il s'agit d'une tolérance positive, qui, au lieu de l'indifférence, vise à défendre les conditions sociales dans lesquelles chaque personne peut choisir elle-même ses pratiques culturelles et ses convictions
517 Daniel WEINSTOCK, « Building Trust in Divided Societies », (1999) 7-‐‑3 The Journal of Political Philosophy 287-‐‑307; G. LAFOREST, préc., note 279, p. 50; Michel SEYMOUR, De la tolérance à la reconnaissance, Montréal,
Boréal, 2008, p. 140.
518 Charles TAYLOR, « La politique de reconnaissance », dans Le multiculturalisme. Différence et démocratie, Champs Flammarion, Paris, 1994 à la page 35.
519 Voir Charles TAYLOR, Sources of The Self. The Making of the Modern Identity, Harvard, Harvard University Press, 1994.
520 C. TAYLOR, préc., note 518 aux pages 55-‐‑56.
521 Joseph RUNZO, « Pluralism and Relativism », dans The Oxford Handbook of Religious Diversity, Oxford, OUP, 2010 à la page 63.
de conscience523.
Selon cette perspective, étant donné que la religion est un aspect fondamental de l'identité morale d'une personne, on ne peut demander à celle-ci d'être totalement neutre, même si cette personne est soumise à la neutralité religieuse de l'État dans l'exercice de ses fonctions524. Pour la Cour suprême du Canada, les changements sociodémographiques amorcés dans la seconde moitié du XXe siècle apportent une « nouvelle philosophie » fondée sur la reconnaissance des différences et sur la protection des minorités525. En ce sens, le droit de chacun de s'intégrer dans la société québécoise et canadienne « avec ses différences – et malgré celles-ci – est devenu un élément déterminant de notre caractère national »526. Un aspect important de la démocratie constitutionnelle au Québec et au Canada est le respect des minorités, particulièrement les minorités religieuses 527. La poursuite de l'idéal d'une société libre et démocratique « requiert de l'État qu'il encourage la libre participation de tous à la vie publique, quelle que soit leur croyance »528. Selon cette perspective, la laïcité signifie l'exigence d'une même reconnaissance pour tous ; elle exige de respecter tous les points de vue
523 Bernard REBER, « Pluralisme moral: les valeurs, les croyances et les théories morales », (2005) 49 Archives de Philosophie du droit 21-‐‑46, 25; Frank FUREDI, On Tolerance. A Defence of Moral Independance, London &
New York, Continuum, 2011, p. 6.
524 Pour Maclure, Bouchard et Taylor, la laïcité, c’est aussi une forme de neutralité sur le plan des conceptions de la vie bonne et des raisons profondes qui fondent ces mêmes conceptions. Voir à ce sujet J. MACLURE, préc., note 316; G. BOUCHARD et C. TAYLOR, préc., note 125, p. 135.
525 S.L. c. commission scolaire des Chênes, préc., note 453, par. 1. 526 Bruker c. Marcovitz, préc., note 348, par. 1. Je souligne.
527 Syndicat Northcrest c. Amselem, préc., note 261; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. No 217 (CSC).
concernant la religion, y compris celui de n’en avoir aucune. L'État laïque doit agir afin de promouvoir le respect et la tolérance529.
La tolérance signifie, pour la Cour suprême du Canada, le fait que tous ont droit au même respect, qu'ils aient des convictions semblables ou non 530. La promotion d'un climat de tolérance et de respect est essentielle pour préserver les conditions du pluralisme religieux, ce qui s'incarne notamment au Québec par le cours obligatoire Éthique et culture religieuse dans le programme scolaire. Pour la Cour, « l'exposition précoce des enfants à des réalités autres que celles qu'ils vivent dans leur environnement familial constitue un fait de société »531. Suggérer que le fait même d'exposer les enfants à différentes réalités religieuses porte atteinte à leur liberté de religion revient à rejeter à la fois la réalité multiculturelle du Québec et à méconnaître les obligations de l'État québécois en matière d'éducation publique532. Il s'agit de respecter les croyances religieuses au même titre que d'autres libertés fondamentales ; en ce sens, la laïcité se conjugue avec une reconnaissance des différences 533. Ainsi, en droit québécois, l'« État laïque respecte les différences religieuses ; il ne cherche pas à les faire disparaître »534.