Notre question de recherche nous conduit à mener une étude qui vise à proposer un double éclairage à la fois sur le plan du droit, mais également du point de vue de la sociologie du droit. Dans la première partie, intitulée La régulation publique de la foi musulmane, nous nous intéresserons à la saisie juridique du port du hijab par des agentes publiques en France et au Québec dans une perspective comparative. Nous examinerons la saisie juridique de l'expression de la foi musulmane que constitue le port du hijab, ce qui nous mènera à une étude comparative du droit à la liberté de croyance religieuse en France et au Québec. Il s'agira plus précisément de comprendre les raisons, sur plan du droit, qui expliquent la présence d'une interdiction ou d'une autorisation du port du hijab pour les agentes publiques. Pour ce faire, nous concentrerons notre comparaison sur le droit public français et québécois. Ainsi, il ne sera pas prioritairement question de droit privé64. Deux éléments seront principalement soumis à la comparaison, à savoir le droit à la liberté de religion et la laïcité ; ceux-ci sont, selon nous, pertinents lorsqu'il est question de comprendre la saisie juridique du port du hijab.
63 Pierre-‐‑Yves CONDE, « Droit et société, ou le pluralisme d’une revue de théorie et sciences sociales du droit », (2015) 91-‐‑3 Droit et société 687-‐‑718.
64 Cependant, comme nous le verrons au chapitre 2 « L'ʹinterface entre le droit et la religion : la protection du droit à la liberté de religion », le droit public québécois, étant donné l'ʹenvironnement juridique de la common law, est plus sensible à la jurisprudence de la liberté de religion en droit privé, du moins, davantage que le droit public français.
La période historique à l'intérieur de laquelle les matériaux de comparaison seront choisis ira de 1982 à 2016, pour l'essentiel. Ce choix s'explique principalement par l'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés65. Puisque notre objet d'étude concerne principalement le droit public, touchant aux questions de liberté de religion et de laïcité, il apparaît logique que nous nous concentrions sur cette périodisation. De plus, en France, on peut dire que les questions touchant le port du hijab ont débuté autour de la fin des années 1980, particulièrement avec l'avis du Conseil d'État de 198966.
Nous savons déjà qu'un aspect fondamental distingue la France et le Québec à ce sujet : le droit français interdit le port du hijab alors que le droit québécois l'autorise. À quel point cet aspect est-il représentatif de l'état du droit au sein de ces deux États ? Lorsqu'il est question de liberté religieuse et de laïcité, le droit français est-il fait uniquement de mesures restrictives et inversement pour le droit québécois ? Quelles sont les tendances actuelles ? Confirment-elles ces portraits apparemment stricts pour la France et permissifs pour le Québec ? À première vue, on pourrait penser qu'une analyse de la saisie juridique du port du hijab en France et au Québec fera ressortir davantage de différences que de similitudes. Cependant, on peut anticiper que le droit public français s'aligne sur le droit européen, lequel est de plus en plus sensible à la promotion et à la défense des droits et libertés fondamentaux, ce qui inclut le droit à la liberté de religion. De l'autre côté de l'Atlantique, le droit québécois est pour sa part parfois intéressé par le droit français, qui est notamment fait de mesures plus restrictives.
65 La Charte canadienne des droits et libertés (Ci-‐‑après: «Charte canadienne») est contenue dans la Partie 1 (articles 1 à 34) de la Loi constitutionnelle de 1982, (1982) R-‐‑U, (annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada), R.-‐‑ U., c.11; L.R.C. (1985), app. II, n°44.
Ainsi, bien que des différences soient manifestes, nous pensons qu'une telle analyse fera également ressortir des points de convergence importants.
Dans la deuxième partie, intitulée La négociation quotidienne de la foi musulmane avec la
laïcité, nous nous intéresserons à la motivation des acteurs qui sont principalement concernés
par notre objet d'étude, à savoir les femmes musulmanes portant le hijab. Il s'agira de comprendre les raisons, tant personnelles, professionnelles que religieuses, qui fondent le positionnement vis-à-vis de la laïcité. Nous pensons ainsi qu'il peut être pertinent de s'intéresser à la motivation d'acteurs sociaux qui envisagent ou qui ont décidé d'occuper un emploi qui est justement soumis aux exigences de la laïcité présentées ci-dessus, à savoir un emploi pour l'État67. Comment ces femmes qui travaillent pour l'État envisagent-elles leur situation professionnelle et sociale en fonction de la laïcité ? Comme un combat ? Comme une réalité juridique « inchangeable » qu'il suffit de respecter ? Comment leurs croyances religieuses contribuent-elles à leur positionnement vis-à-vis de la laïcité ? Font-elles confiance au droit de l'État lorsqu'il est question de laïcité ? Afin de répondre à ces questions, nous avons mené 58 entretiens semi-directifs avec des agentes publiques (actuelles ou futures) en France et au Québec68. Suivant la perspective comparative adoptée dans la présente thèse, nous avons
67 Pour les fins de l'ʹanalyse, nous utilisons le terme « agent public » et « emploi pour l'ʹÉtat » dans le sens de « secteur public », à savoir ce que l'ʹon entend généralement par la fonction publique et les milieux de l'ʹéducation et de la santé. Cependant, il convient de dire que si les mesures applicables au port de signes religieux et découlant de la laïcité s'ʹadressent plus clairement à l'ʹensemble des fonctions reliées à ces emplois en France, il est moins évident que ce soit le cas au Québec. Cependant, on peut noter que le projet de loi n° 60, comme nous allons le voir au chapitre 3, « L'ʹinterface entre le droit et la religion : l'ʹencadrement de la laïcité », contenait des indications qui laissaient penser que l'ʹéventuelle interdiction du port de signes religieux s'ʹadresserait à l'ʹensemble des emplois reliés au secteur public. 68 Nous détaillerons notre méthodologie empirique au chapitre 4 « Étudier la conscience du droit, écouter les
subdivisé notre échantillon en constituant un sous-échantillon de 28 entretiens menés en France et un autre de 30 entretiens effectués au Québec.
Nous pensons pouvoir confirmer l'hypothèse de travail que nous avons posée. En effet, il semble raisonnable de penser qu'une femme qui porte le hijab n'adoptera pas un positionnement favorable vis-à-vis de la laïcité si on lui interdit de porter son hijab au travail. En France, les agentes publiques doivent retirer leur hijab pour aller travailler, ce qui peut représenter un écueil important sur le plan de la croyance religieuse. À l'opposé, au Québec, les agentes publiques peuvent conserver leur hijab au travail. On peut alors supposer que ces employées se positionneront de manière plus positive vis-à-vis de la laïcité. Cependant, la mauvaise image de l'islam dans la sphère publique combinée à une utilisation parfois brouillonne de la laïcité dans les médias peut contribuer à la propagation d'actes de discrimination à l'endroit de ces femmes, ce qui pourrait accentuer l'élaboration d'interrogations sur la laïcité, laisser présager des incertitudes concernant le positionnement vis-à-vis de la laïcité, tant en France qu'au Québec.
PREMIÈRE PARTIE
LA RÉGULATION PUBLIQUE DE LA FOI MUSULMANE
Dans cette première partie, nous examinerons la saisie juridique du port du hijab par des agentes publiques dans une perspective comparative entre la France et le Québec. Nous pensons que pour bien répondre à notre question de recherche sur le lien présumé entre l'interdiction ou l'autorisation du port du hijab par des agentes publiques et le positionnement personnel de femmes musulmanes portant le hijab, nous devons commencer par une analyse de cette problématique sur le plan juridique. La compréhension des dynamiques internes en droit français et québécois concernant la liberté de religion et la laïcité nous permettra alors de mieux aborder ces questions dans une perspective sociologique en deuxième partie.
Il sera plus précisément question de la régulation publique de la foi musulmane. Par régulation publique, nous entendons l'ensemble des décisions institutionnelles, particulièrement celles qui occupent une place importante dans le débat public, de même que celles qui ont été mises en œuvre dans le but de poser les conditions selon lesquelles le port du hijab par des agentes publiques est autorisé ou interdit. En ce sens, ce qui nous intéresse dans cette première partie est non seulement l'état du droit positif actuel concernant la liberté de religion et la laïcité, mais également la mobilisation publique du droit de l'État afin d'encadrer cette pratique.
Le premier chapitre aura pour but de s'intéresser au développement de la problématique du port du hijab par des agentes publiques à titre de « controverse publique ». Nous nous
pencherons sur l'accélération de l'attention publique accordée au hijab depuis les années 1990 dans les des deux contextes, ce qui nous permettra également de nous intéresser aux politiques migratoires des sociétés française et québécoise, ainsi qu'au contexte séculier relié à un « retour du religieux » dans la sphère publique.
Dans les deuxième et troisième chapitres, nous examinerons l'interface entre le droit de l'État et la religion en étudiant l'état actuel du droit à la liberté de religion et de la laïcité en droit positif français et québécois. Dans le deuxième chapitre, nous verrons qu'il semble exister une certaine tension constitutive au sein de cette interface entre une orientation plus permissive et protectrice de la liberté de religion et une orientation plus stricte et encadrante de cette même liberté, et ce, tant en France qu'au Québec. Dans le troisième chapitre, nous nous intéresserons plus en détail à la laïcité et aux exigences juridiques découlant de celle-ci pour les agents publics. Nous nous permettrons également de réfléchir de manière plus souple aux entrecroisements possibles entre la laïcité en France et au Québec en posant un regard sur les deux grandes traditions juridiques que sont le droit civil et la common law.