2.1. La liberté de religion en droit public français et québécois 80
2.1.2. Une interprétation large et libérale en droit québécois 88
Se distinguant du droit français, la liberté de religion en droit public278 québécois est un droit explicitement reconnu et bénéficiant d'une forte protection juridique. L'adoption des deux chartes, québécoise et canadienne, confirme un contrôle de constitutionnalité important et structurant pour le cadre juridique canadien279. Ce fort contrôle judiciaire des lois permet aux tribunaux de contrôler l'action du pouvoir politique en ayant la possibilité de sanctionner une action législative, ce qui a été interprété, selon certains, comme un dialogue institutionnel entre les cours et les législatures280. Ce dialogue présente toutefois des limites au regard de sa légitimité et de sa réception sociale, particulièrement lorsque les tribunaux « réécrivent » certaines lois ou procèdent à l'invalidation de dispositions législatives pourtant largement soutenues publiquement281. En droit constitutionnel, ce contrôle judiciaire se fait notamment
278 À des fins de comparaison, nous nous concentrons sur le droit public. Il convient toutefois de mentionner qu’en raison de l’environnement « common law » du droit public au Canada, la distinction entre celui-‐‑ci et le droit privé est moins étanche qu’en contexte civiliste. Une analyse de la liberté de religion en droit public québécois est alors plus attentive à certaines décisions prises en droit privé. Pour une synthèse des différences entre les deux traditions juridiques, on peut consulter Duncan FAIRGRIEVE et Horatia MUIR
WATT, Common law et tradition civiliste: convergence ou concurrence?, Paris, Presses Universitaires de
France, 2006.
279 À l’occasion du 30e anniversaire du rapatriement de la constitution en 1982, la maison de sondage CROP a effectué un sondage sur l’opinion des Québécois concernant la Charte canadienne. Selon les résultats, 88% des Québécois considèrent que l’ajout de la Charte canadienne à la constitution canadienne est une « très ou assez » bonne chose. Par contre, seulement 32% considèrent que le gouvernement fédéral a eu raison de se passer de l’accord du Québec pour rapatrier la constitution. Voir Guy LAFOREST, « L’exil
intérieur des Québécois dans le Canada de la Charte », (2007) 16-‐‑2 Constitutional Forum Constitutionnel 63-‐‑70; CROP, Étude à l’occasion du 30e anniversaire du rapatriement de la constitution, Montréal, CROP, 2011; G. LAFOREST, préc., ; Pour une réflexion politique sur les Québécois et la Charte, on peut consulter Guy
LAFOREST, Un Québec exilé dans la fédération. Essai d’histoire intellectuelle et de pensée politique, Montréal,
Québec Amérique, 2014.
280 Voir à ce sujet, pour une revue des théories sur le dialogue entre les cours et les législatures: K. ROACH, « Constitutionnal and Common Law Dialogues Between the Supreme Court and Canadian Legislature », (2001) 80 Canadian Bar Review 481-‐‑533.
281 Sur la question de la légitimité de ce dialogue, on peut consulter Luc B. TREMBLAY, « The Legitimacy of Judicial Review: The Limits of Dialogue Between Courts and Legislatures », (2005) 3-‐‑4 International Journal of Constitutional Law 617-‐‑648; Jean LECLAIR, « Réflexions critiques au sujet de la métaphore du
au moyen de l'application de l'art. 1 de la Charte canadienne282 et doit répondre aux exigences d'un contrôle de proportionnalité, ce qui diffère d'ailleurs d'un contrôle effectué en vertu du droit administratif283. Lorsqu'il est question de liberté de religion et d'expression religieuse au sein d'établissements publics, l'analyse s'effectue alors en droit constitutionnel au moyen de l'art. 1284.
Le concept de liberté de religion est très tôt interprété de manière large et libérale en droit constitutionnel canadien285. La liberté de religion a un aspect dit positif, c'est-à-dire qu'il comporte le droit de croire ou de ne pas croire ce que l'on veut en matière religieuse, incluant le droit de professer sa religion ou de la manifester286. Il comporte également un aspect négatif qui se caractérise essentiellement par l'absence de coercition ou de contrainte par l'État ou par la volonté d'autrui287. Dans l'arrêt Big M de 1985, la Cour suprême du Canada a pour la première fois interprété une liberté fondamentale au regard de la Charte canadienne, en l'occurrence la liberté de religion288. Dans cette affaire, un commerce de la ville de Calgary, en
canadienne des droits et libertés.377-‐‑420; Mary T. MOREAU, « La Charte canadienne des droits et libertés
comme instrument de dialogue entre le tribunal et le législateur », International Journal of Canadian Studies / Revue internationale d’études canadiennes 2007.36.319-‐‑326.
282 Art. 1 de la Charte canadienne :
- « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Il ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans les limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'ʹune société libre et démocratique ».
283 Lorsqu’il s’agit d’évaluer une décision rendue par un organisme administratif, et non un contrôle de validité d’une loi ou d’un règlement où s’applique alors la grille constitutionnelle, est plutôt utilisée la grille de contrôle du droit administratif, c’est-‐‑à-‐‑dire la norme de contrôle appropriée. Voir Ross c. Conseil scolaire du district n°15, [1996] 1 R.C.S. 825 (CSC).
284 Multani c. Commission scolaire Marguerite-‐‑Bourgeoys, préc., note 11, par. 18.
285 R. c. Big M. Drug Mart Ltd., préc., note 10. Avant l’adoption de la Charte canadienne, la Déclaration canadienne des droits adoptée en 1960 prévoyait aux art. 1 b) et c) une garantie relative à l’égalité devant la loi et une protection du droit à la liberté de religion.
286 Id., 336. 287 Id.
Alberta, conteste certaines dispositions de la Loi sur le Dimanche, loi fédérale qui interdit notamment d’ouvrir son commerce le dimanche. La Cour déclare inconstitutionnel l’ensemble de la loi parce qu’elle poursuit un objet religieux chrétien prescrivant l’obligation morale à tous les Canadiens de respecter un jour de congé.
Le juge Dickson y définit alors la liberté de religion de manière « large », c'est-à-dire de la façon la moins restrictive possible, et « libérale », fondée sur la forte protection des libertés fondamentales prévues à la Charte canadienne. Selon la Cour, « une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduites »289. Dans le cas de la Loi sur le Dimanche, en cause dans l'arrêt Big M, la Cour reconnaît qu'un État ne peut, pour des motifs religieux, « imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue ». La Charte
canadienne protège de cette manière les minorités religieuses contre la menace de la
« tyrannie de la majorité »290. On reconnaît alors en droit constitutionnel canadien la protection offerte aux citoyens vis-à-vis de la contrainte ou de la coercition que peut exercer sur eux une action de l'État. Pour certains, l'arrêt Big M constitue un arrêt phare du droit constitutionnel parce qu'il confirme la mise en œuvre effective de la philosophie libérale sous-
289 Id., 336.
290 Id., 337; La protection du religieux minoritaire devant la majorité avait déjà été annoncée avant l’adoption de la Charte canadienne. Dans l’arrêt Saumur en 1964, le juge Taschereau avait mentionné qu’« il serait désolant de penser qu’une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité. Ce serait une erreur fâcheuse de croire qu’on sert son pays ou sa religion, en refusant dans une province, à une minorité, les mêmes droits que l’on revendique soi-‐‑même avec raison, dans une autre province ». Saumur et al. c. Procureur général du Québec, [1964] R.C.S. 252; Voir aussi Chaput c. Romain, [1955] 1 R.C.S. No 834 (CSC).
jacente à l'adoption de la Charte canadienne291. On y consacre l'importance d'une interprétation « dynamique » et non formaliste de la liberté de religion. Cette liberté y est considérée comme fondamentale parce qu'elle est au fondement même de la tradition politique au sein de laquelle s'insère la Charte canadienne.
Pour Lori G. Beaman, ce premier arrêt sur la liberté de religion peut constituer une « promesse » de ne pas seulement protéger la religion de la majorité religieuse dans la société canadienne292. La protection forte offerte concernant la liberté de religion prescrit dès lors des exigences importantes en matière de neutralité religieuse de l'État293. Cette protection doit s'inscrire en droit constitutionnel canadien dans le cadre d'une interprétation dite « dynamique » et « vivante ». Comme le mentionne lord Sankey au nom du Conseil privé de Londres dans Edwards c. Canada (procureur général) en 1927 : « L'Acte de l'Amérique du
Nord britannique a planté au Canada un arbre capable de grandir et de grossir dans ses limites
naturelles. »294 Cette théorie de la Constitution canadienne devant être interprétée à la lumière d'un « arbre vivant » a été reprise par les tribunaux afin de soutenir l'interprétation progressiste
291 Benjamin L. BERGER, « The Limits of Belief Freedom of Religion, Secularism, and The Liberal State », (2002) 17 Canadian Journal of Law and Society / Revue canadienne de droit et société 39-‐‑52.
292 Lori G. BEAMAN, « Canada. Religious Freedom Written and Lived », dans Pauline COTE et T. Jeremy GUNN (dir.), La nouvelle question religieuse. Régulation ou ingérence de l’État / The New Religious Question. State Regulation or State Interference?, Bruxelles/Brussels, P.I.E. Peter Lang, 2006 à la page 119.
293 Henri BRUN, Pierre BRUN et Fannie LAFONTAINE, Chartes des droits de la personne. Législation. Jurisprudence, Doctrine, Wilson & Lafleur, 2012, p. 85.
294 Edwards c. Attorney-‐‑General for Canada, 1927 A.C. 124 (CP). Des appels de la Cour suprême du Canada, créée en 1875, sont possibles en matière pénale jusqu’en 1933 et en matière civile jusqu’en 1949, devant le Conseil privé de Londres. Ce n’est qu’après cette date que la Cour suprême devient le tribunal de dernière instance au Canada.
à laquelle elle renvoie295. Cette métaphore a fait d'ailleurs l'objet de discussion durant les procédures judiciaires précédant l'arrêt Big M296.