1.2. L'attention portée au hijab, une question de contexte 32
1.2.1. Un contexte d'insécurité relié à l'islam 32
1.2.1.2. Le hijab, entre invisibilité et survisibilité 35
Recoupant des questions touchant à l'intégration, à la laïcité et aux rapports entre les hommes et les femmes, plusieurs arguments ont été soulevés publiquement, aussi bien dans le contexte
78 Voir, à ce sujet John RAWLS, Political Liberalism, Columbia University Press, New York, 1993; Jocelyn MACLURE, « La culture publique commune dans les limites de la raison publique », dans Stéphan
GERVAIS, Dimitrios KARMIS et Diane LAMOUREUX (dir.), Du tricoté serré au métissé serré? La culture publique commune au Québec en débats, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 87-‐‑108; Peter LEUPRECHT,
« Le dialogue interculturel, indispensable dans une société pluriculturelle. Regards croisés Canada/Québec-‐‑Europe », Symposium international sur l’interculturalisme (25 mai 2011).
79 Olivier BEAUD, « La multiplication des pouvoirs », Revue française d’études constitutionnelles et politiques 2012.143.47-‐‑49.
80 O. BEAUD, préc., note 76, p. 208.
français que québécois, afin de soutenir une interdiction de porter le hijab dans les établissements publics82. Selon Nilüfer Göle, le voile est devenu, en raison de ces débats publics, à la fois un signe d'invisibilité, puisque les personnes principalement concernées n'ont pas souvent eu la parole lors des débats publics, et un signe de survisibilité, faisant référence à la stigmatisation et aux discriminations vécues par ces mêmes personnes83. Pour certains, le hijab est synonyme de subordination, de soumission et d'inégalité entre les hommes et les femmes84. Selon cette perspective, le hijab posséderait ainsi une signification intrinsèque, indépendamment des raisons pour lesquelles une personne le porte. Lié au Moyen-Orient, le voile serait alors perçu comme le signe par excellence d'une inégalité entre les hommes et les femmes de même que le symbole de la subordination des secondes aux premiers85. Symbole politique davantage que religieux, le voile serait alors lié à l'intégrisme religieux et à l'insécurité publique86.
L'intérêt pour une régulation plus stricte de l'expression religieuse est en lien avec la place qu'occupe l'islam dans l'imaginaire public occidental. On peut dire qu'un imaginaire social fait référence à une utilisation publique d'images, d'histoires ou de légendes pour illustrer la vie
82 Voir à ce sujet : Joan W. SCOTT, Politics of the Veil, Oxford, Princeton University Press, 2007.
83 Nilüfer GÖLE, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015, p. 155-‐‑156.
84 Elisabeth BADINTER, Régis DEBRAY, Alain FINKIELKRAUT et Catherine KINTZLER, « Profs, ne capitulons pas! », Le nouvel observateur 1989.
85 Voir notamment à ce sujet Chahdortt DJAVANN, Bas les voiles!, Paris, Folio essais, 2003; Louise MAILLOUX, La laïcité, ça s’impose, Montréal, Renouveau Québécois, 2011.
86 Cela justifierait ainsi que des agentes publiques fassent preuve de retenue durant leurs heures de travail en le retirant. Alors que des devoirs de neutralité existent pour les agents publics concernant les opinions politiques, ce serait en ce sens un « sacrifice raisonnable » que de faire preuve de neutralité concernant ses opinions religieuses pour une employée durant ses heures de travail, au même titre que ses opinions politiques. Une agente publique qui porte son hijab peut alors continuer à le faire dans sa vie privée sans être inquiétée. Voir à ce sujet Jocelyn MACLURE, « Charte des valeurs et liberté de conscience », Policy Options 2013.Novembre-‐‑Décembre 2013.
sociale87. Il est raisonnable de penser que dans l'imaginaire public occidental, l'islam est associé à des réactions de peur88. Selon certains, l'affaire Rushdie marque un tournant important dans la perception publique de l'islam89. Le 14 février 1989, l’ayatollah iranien Ruhollah Khomeini publie une fatwa90 de mort contre l’auteur du livre Les versets sataniques Salman Rushdie, ce qui a un impact médiatique considérable en Occident et concentre les inquiétudes sur une religion en particulier, l’islam. Durant les années 1990, les conflits internationaux, particulièrement en Iran et en Algérie, favorisent la visibilité de la religion musulmane en donnant l’impression qu’un « problème est relié à cette religion »91. Selon John R. Bowen, une analyse médiatique de cette couverture internationale au cours des années 1990 et au début des années 2000 peut laisser suggérer une association entre intégrisme, ou fondamentalisme religieux, et port d’un signe religieux dans un contexte sécularisé92.
Aujourd'hui, la perception publique des musulmans semble configurée de manière manichéenne : le musulman modéré s'oppose au le musulman extrémiste, l'islam effacé à l'islam revendicateur, l'homme musulman dangereux à la femme musulmane en danger, le tout face à l'Occidental civilisé93. Cette image publique du musulman ne laisse que peu de place à
87 Charles TAYLOR, L’Âge séculier, Montréal, Boréal, 2011, p. 310.
88 Denise HELLY, « La peur de l’Islam », (2015) [En lignes] SociologieS. Débats, Penser les inégalités; Valérie AMIRAUX, « Après le 7 janvier 2015, quelle place pour le citoyen musulman en contexte libéral
sécularisé? », (2015) 2-‐‑59; N. GÖLE, préc., note 83; Monique BEST, « L’imaginaire et le religieux. La
métaperception des musulmans au Québec », (2008) 46 Cahiers de recherche sociologique 109-‐‑122. 89 Michel REEBER, Petite sociologie de l’islam, Paris, Éditions Milan, 2005, p. 54.
90 Une fatwa est, en droit musulman, une opinion légale ou une interprétation juridique ayant force de loi. Voir François-‐‑Paul BLANC, Le droit musulman, Paris, Dalloz, 2007.
91 John R. BOWEN, Why the French don’t like Headscarves. Islam, the State, and Public Space, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. 90.
92 Id.
93 Voir à ce sujet Valérie AMIRAUX, « Discours voilés sur les musulmanes en Europe: comment les musulmans sont-‐‑ils devenus des musulmanes? », (2003) 50-‐‑1 Social Compass 85-‐‑96; Paul STATHAM et Jean
un portrait nuancé et pluraliste. Alors que l'islam n'est pas abordé comme étant d'abord une religion, mais plutôt comme un problème public, le voile devient le symbole de la femme victime qu'il convient de sauver94. Selon Frank Fregosi, cette image publique influence la gestion publique de l'islam, oscillant entre contrôle, instrumentalisation et coopération95.
Dans ce contexte, certains soulignent la présence d'une image publique désavantageuse pour les musulmans, qui conduit à la propagation de diverses formes d'islamophobie. On conçoit généralement l'islamophobie comme « une hostilité exprimée vis-à-vis de l'islam et des musulmans dans des contextes non musulmans »96. D'abord développé par des ethnologues français au début du XXe siècle, le terme « islamophobie » a été introduit dans le discours public vers la fin des années 199097. Dans ses formes contemporaines, l'islamophobie se
on socio-‐‑cultural integration across countries and groups », (2016) 42-‐‑2 Journal of Ethnic and Migration Studies 177-‐‑196; Sirma BILGE, « Beyond Subordination vs Resistance: An Intersectional Approach to the
Agency of Veiled Muslim Women », (2010) 31 No 1 Journal of Intercultural Studies 9-‐‑28, 16; Lila ABU-‐‑
LUGHOD, Do Muslim Women Need Saving?, Harvard, Harvard University Press, 2013; T.D. KEATON, Muslim girls and the other France: race, identity politics & social exclusion, New Delhi, Bloomington: Indiana University Press, 2006; Arun KUNDNANI, The Muslims are Coming! Islamophibia, Extremism, and the Domestic War on Terror, New York, Verso, 2014.
94 Valerie BEHIERY, « Discours alternatifs du voile dans l’art contemporain », (2009) 41-‐‑2 Sociologie et sociétés 299-‐‑325, 301.
95 Frank FREGOSI, « La régulation étatique du fait islamique dans un régime de laïcité. Constantes, contrastes et limites », dans Pauline COTE et T. Jeremy GUNN (dir.), La nouvelle question religieuse. Régulation ou ingérence de l’État / The New Religious Question. State Regulation or State Interference?, Bruxelles/Brussels, P.I.E. Peter Lang, 2006 à la page 147 et suiv.; Nous avons participé à une analyse semblable. Jean-‐‑ François GAUDREAULT-‐‑DESBIENS et Bertrand LAVOIE, « Control, Instrumentalize, and Cooperate. The
Relation Between Law and Religion in Four National Contexts », dans Solange LEFEBVRE et Patrice
BRODEUR, Public Commissions on Cultural and Religious Diversity: Analysis, Reception, and Challenges,
London, Ashgate, sous presses.
96 Valérie AMIRAUX et Florence DESROCHERS, « Parler d’islamophobie: comment, pourquoi? », (2013) 21-‐‑71 Vivre ensemble, 1.
97 L’utilisation du terme islamophobie a été surtout faite par les médias, notamment au moyen de sondages publics sur l’image des musulmans. Voir à ce sujet Id.; A. KUNDNANI, préc., note 93; Houda ASAL,
« Islamophobie: la fabrique d’un nouveau concept. État des lieux de la recherche », (2014) 5-‐‑1 Sociologie 13-‐‑29; Abdullah A. AL-‐‑ARIAN, « Islam and Politics in North America », dans John L. ESPOSITO et Emad El-‐‑
construit notamment sur une vision où la religion musulmane serait perçue comme barbare et tournée vers le passé98. Comme le mentionne Olivier Roy, l'islamophobie se fonde sur une vision essentialisante et antagoniste des musulmans présents dans des contextes non musulmans99. La thèse du « choc des civilisations » contribue ainsi pour beaucoup à l'émergence et la prégnance de l'islamophobie au sein des sociétés nord-atlantiques100.
1.2.2. Des immigrations musulmanes qui remettent en question les modèles d'intégration